Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Juin-Juillet 2022 (volume 23, numéro 6)
titre article
Laetitia Saintes

« Le rire, quelle puissance ! » Heurs & malheurs de la satire

"Laughter, what a power!" Fortunes and misfortunes of satire
Cédric Passard et Denis Ramond (dir.), De quoi se moque‑t‑on ? Satire et liberté d’expression, Paris : CNRS Éditions, 2021, 400 p., EAN 9782271136565.

1On connaît le mot de Victor Hugo : « Le rire, quelle puissance ! »1, mais en fait-on encore usage ? Dans un contexte où, comme le remarquent avec justesse Cédric Passard et Denis Ramond en préambule, l’espace de la satire semble se réduire à peau de chagrin, au gré d’une « judiciarisation croissante des rapports sociaux et de "sensibilités" de plus en plus chatouilleuses à l’égard des représentations jugées offensantes ou porteuses de stéréotypes » (p. 19), il faut décidément saluer la parution d’un ouvrage tel que De quoi se moque‑t‑on ? Satire et liberté d’expression. Résolument pluridisciplinaire, cet ouvrage collectif mobilise historiens, philosophes, juristes, politistes, sociologues, spécialistes des études culturelles et linguistes afin d’explorer la pratique satirique, les contraintes (juridiques, sociales, politiques, éthiques) qui la régissent et les conditions de son exercice. Il s’agit d’interroger, à l’aide d’un appareil méthodologique riche et varié, les pratiques satiriques en France (mais aussi, dans une moindre mesure, en Belgique, en Suisse, en Allemagne et en Autriche) depuis le xixe siècle — moment de « l’invention du médiatique », selon la formule de Dominique Kalifa — jusqu’à nos jours.

2Si l’actualité éditoriale regorge de publications portant sur le rire et l’humour, De quoi se moque‑t‑on ? entend interroger la satire dans sa spécificité. L’humour n’est en effet pour ce genre qu’un moyen pour parvenir à une fin résolument morale et/ou politique — la satire, mue par une ambition performative, étant un acte de dénonciation mobilisant tour à tour la fantaisie, le grotesque et la démesure (p. 22). L’ouvrage, qui délaisse le thème de la satire, déjà abondamment commenté par les historiens de la littérature, au profit de sa dimension éthique et politique, envisage la satire comme un genre « évolutif dans ses contenus, ses formes et ses supports » (Ibid.).

3Cela posé, les nombreuses contributions contenues dans ce volume entendent étudier la façon dont les normes esthétiques et les différents types de contraintes (juridiques, esthétiques, sociales, politiques, morales) régissent l’espace de la satire, déterminant à la fois les formes qu’elle peut revêtir, les stratégies qu’elle mobilise, les réceptions et les usages auxquels elle donne lieu non sans susciter tensions, polémiques et tentatives variées de subversion.

Éclairages juridiques

4C’est sans nul doute dans les contributions consacrées aux contraintes juridiques régissant l’exercice de la satire que De quoi se moque‑t‑on ? trouve l’un de ses apports les plus stimulants, donnant à voir la portée d’un discours articulant de façon équilibrée le droit, la linguistique et la littérature.

5Partant du constat d’une « judiciarisation croissante des rapports sociaux » (p. 95) depuis les années 1960 et de la mise en avant subséquente sur la scène médiatique de controverses qui ont pour objet le rapport qu’entretient la société à la liberté d’expression, de création et de conscience, la contribution de Dominique Lagorgette envisage les enjeux de l’analyse linguistique des propos satiriques requise par les tribunaux lors de poursuites intentées pour des délits ayant trait à la loi sur la liberté de la presse. Elle a elle‑même pris part en tant qu’experte à des procès récents, dont ceux du dessinateur Siné, poursuivi pour deux chroniques parues dans Charlie Hebdo. Comme l’expose D. Lagorgette, le linguiste qui entreprend une telle analyse n’a pas pour objectif de juger de la valeur du texte incriminé, mais bien d’en déconstruire les structures au niveau intratextuel, extratextuel et intertextuel (p. 101) ; bien plus, il ne peut s’engager « à ce que l’avocat mandataire y trouve de quoi étayer son argumentaire » (p. 12). Exercice délicat dont cette contribution rend bien compte, d’autant plus lorsqu’on la rapproche de celle de Dominique Tricaud.

6Avocat de Siné lors de ces deux mêmes procès, ce dernier apporte avec Samuel Villalba un précieux éclairage juridique à la problématique explorée par D. Lagorgette. Faisant un tour d’horizon des textes de loi les plus fréquemment invoqués dans ce genre de procès, Me Tricaud détaille, textes incriminés à l’appui, sa stratégie de défense. Elle consiste à faire un rappel sur la répression des œuvres littéraires, lesquelles, pour échapper aux poursuites judiciaires, doivent pouvoir donner lieu à une interprétation symbolique, être ratifiées en tant que telles par l’opinion et les lettrés, et enfin ne pas dépasser dans leur expression les limites permises à l’artiste (p. 110). Me Tricaud évoque ensuite d’autres procès ayant trait à la liberté d’expression, avant de rappeler la jurisprudence en matière de presse satirique, et de conclure avec justesse que la protection par la Cour européenne des droits de l’homme de la création satirique est de loin supérieure à ce que prévoit la jurisprudence française — sur laquelle elle prime de toute façon.

7Cette expérience de première main, qui offre un aperçu concret et contemporain des contraintes juridiques qui pèsent sur l’exercice de la satire trouve un complément passionnant dans la contribution de Guy Haarscher. Celui‑ci analyse, au prisme de plusieurs décisions de justice ayant trait à la satire et à la caricature, les limites juridiques aujourd’hui imposées à la forme satirique, particulièrement dans le cas d’accusations de racisme susceptibles d’être instrumentalisées afin de réintroduire l’interdiction du blasphème, disparue du droit français depuis plus d’un siècle. L’analyse met en exergue la différence fondamentale qui sépare dans différentes affaires les verdicts rendus par la Cour suprême des États‑Unis et ceux de la Cour européenne des droits de l’homme. Si la première privilégie sur tout autre considération la liberté d’expression garantie par la Constitution américaine, la seconde tend à opposer à la liberté d’expression la liberté religieuse — protégée par la Convention européenne des droits de l’homme — et à favoriser cette dernière. Cela implique, pointe G. Haarscher, une certaine stratégie rhétorique visant à condamner les satires jugées blasphématoires et se déroulant en trois temps : il s’agit d’abord de reconnaître le blasphème comme tel, ensuite d’opposer à la liberté d’expression la liberté religieuse — soit deux droits humains de valeur égale —, enfin de faire d’une critique d’une religion dogmatique et prompte à la censure une attaque contre les croyants de cette religion, et plus avant une entreprise raciste (p. 87). Cette stratégie, de plus en plus couramment utilisée, semble de bien mauvais augure, conclut l’auteur, pour la liberté d’expression.

Métamorphoses contemporaines de la satire

8Une part des contributions prend logiquement pour objet les formes et métamorphoses contemporaines de la satire et plus largement du satirique. Pour Carole Talon‑Hugon, qui se penche sur les conditions de l’efficacité pragmatique de la satire littéraire, le principe moderne d’autonomie de l’art, qui implique notamment la séparation entre art et morale et la primauté de la littérarité sur toute fonctionnalité (p. 50), empêche la satire contemporaine de répondre pleinement à son ambition moralisante. Fruit de temps « d’anti‑réalisme, de scepticisme moral et d’autotélie de l’art », la satire ne peut aujourd’hui demeurer le genre littéraire noble qu’elle a pu être à l’âge classique ; « restent », conclut C. Talon‑Hugon, « le sarcasme et l’invective » (p. 55).

9Denis Saint‑Amand, Léa Tilkens et David Vrydaghs consacrent leur contribution aux métamorphoses de la satire littéraire dans une époque contemporaine marquée par une « extension du domaine satirique » qui permet à ce registre de contaminer des scènes d’énonciation « réputées sérieuses ou s’étant longtemps tenues à distance des procédés et mécanismes du discours comique » (p. 57). Alors que l’expression satirique (plutôt qu’une satire revendiquée explicitement comme telle) s’impose dans chaque champ culturel, la tolérance à son égard dans l’espace public varie en fonction notamment des positions qu’occupent l’énonciateur du discours satirique et sa cible ; ainsi des tags des Gilets jaunes à l’égard d’Emmanuel Macron, le plus souvent occultés par la presse visuelle et écrite. Si les cibles de la satire littéraire se révèlent innombrables, des constantes s’observent néanmoins : le satirique tend à s’en prendre aux « ambitions démesurées » et aux « manœuvres opaques » du monde politique, à travers des formes à la variabilité digne de remarque ; il est également propice à la réflexivité (p. 63).

10Plus novatrice dans son objet, la contribution de Guillaume Grignard prend pour objet les billets humoristiques diffusés en radio lors des élections présidentielles de 2017, les élections étant des moments privilégiés pour envisager la satire politique en tant qu’ils « exemplifient au mieux le rapport entre l’humoriste et la vie politique » (p. 341). Tirant pleinement parti des théories freudiennes de l’humour, mais aussi des théories de la supériorité mises au jour par Hobbes, puis Bergson, et aujourd’hui objet de développements nouveaux, l’analyse de G. Grignard démontre que les cibles politiques des humoristes sont les « victimes d’un rire de sanction » (p. 342). Si ces humoristes paraissent contester l’ordre établi, ils contribuent en réalité à renforcer le rapport de force politique existant en prenant pour cible privilégiée des personnalités politiques masculines en vue et des partis politiques dominants — contribuant par là à les rendre plus visibles encore —, en sanctionnant les comportements jugés inappropriés et en délaissant les figures politiques plus effacées, dont les femmes politiques, ce qui renforce leur invisibilité. L’analyse s’emploie également à établir une typologie du discours satirique des humoristes (qui pourra sans conteste être mobilisée et interrogée pour d’autres objets d’étude), déterminant quatre catégories : le discours militant ; le discours de dédramatisation ; le discours obscène ; le discours injurieux. Les ambivalences de ce discours satirique telles que mises au jour par l’analyse du discours, conclut G. Grignard, amènent à penser à nouveaux frais le rôle de la satire dans les démocraties contemporaines.

Satires du monde littéraire

11Une part des contributions contenues dans De quoi se moque‑t‑on ? interrogent les satires du monde littéraire. D. Saint‑Amand, L. Tilkens et D. Vrydaghs, concluant leur contribution sur un tour d’horizon des occurrences du satirique dans la production littéraire contemporaine, de Jean Echenoz à Nathalie Quintane, en passant par Antoine Volodine, évoquent la satire du monde littéraire à laquelle s’adonnent Pierre Jourde et Éric Chevillard, laquelle, comme les billets d’humoristes analysés par G. Grignard, semblent avoir pour effet de renforcer les rapports de force établis. Jacques Le Rider se penche quant à lui sur le cas de Karl Kraus dans une contribution riche à plus d’un égard. Promis à une belle carrière littéraire et journalistique, le polémiste viennois surprend ses contemporains en optant pour une « stratégie de provocation et de rupture » (p. 247) consistant à rompre publiquement avec le milieu littéraire de son temps, mais aussi avec le mouvement sioniste, pour lancer la revue Die Fackel (1899‑1936). Cherchant à renouer avec « la plus vénérable tradition classique du genre satirique » (p. 248), Kraus met au point dans cette revue un « nouveau style satirique » qui se veut « aussi "antijournalistique" que possible » (p. 255). Ce langage nouveau que déploie Kraus, en véritable « satiriste du mésusage de la langue » (p. 255) est aussi unique que redoutable pour ses cibles — essentiellement des personnalités du monde littéraire viennois, mais également les journalistes, coupables selon lui de formater les esprits de ses contemporains. La Première Guerre mondiale voit Kraus repousser les limites de la satire avec Les Derniers Jours de l’humanité, œuvre d’un « genre dramatique nouveau et inclassable » (p. 255) qui le consacre comme un « satiriste prophétique » (p. 258). La montée du nazisme, face auquel il pressent l’insuffisance de ses armes satiriques habituelles, le convainc toutefois de renoncer à la publication de sa Troisième Nuit de Walpurgis puisque, écrit‑il, « la violence n’est pas un objet de polémique et que la folie n’est pas un sujet de satire » (p. 263).

Satiriser le politique

12La politique comme objet satirique est nécessairement au cœur d’une large partie de contributions investiguant tour à tour la chanson, le pamphlet, la lithographie, les gravures et les caricatures, et cela du xixe siècle au début du xxe siècle. Philippe Darriulat explore la façon dont la chanson de la première moitié du xixe siècle mobilise la satire, alors en proie à une vitalité remarquable, afin de jeter le discrédit sur des cibles données, parmi lesquelles les pouvoirs en place. Fruit de la réappropriation par la gauche libérale et républicaine du langage de la culture populaire, cette production entend bien discréditer les élites sociales et politiques de la Restauration et de la monarchie de Juillet. Analysant les ressources des chansons satiriques envisagées, les conditions de leur réception et leurs rapports avec des autorités cherchant à contrôler, sinon à censurer une parole dangereuse par sa diffusion massive à l’échelle nationale, P. Darriulat met en évidence le rôle crucial de l’interaction entre les idées de la gauche et les formes classiques de la protestation populaire pour la construction d’une identité républicaine et révolutionnaire. Cette chanson qui ne peut « dissocier ses fonctions culturelles de ses fonctions sociales et politiques » permet, comme le montre bien l’analyse, de « faire entendre les aspirations de catégories dont la voix ne sort habituellement pas du cadre restreint de leurs communautés d’existence » (p. 143).

13Olivier Ihl se penche quant à lui sur l’« insurrection graphique » (p. 146) des graveurs et lithographes socialistes qui, au printemps 1848, se lancent au nom de la république démocratique et sociale à l’assaut du suffrage universel, objet d’une « forme de sacralisation dont il était tentant de se gausser » (p. 145). Son analyse sociohistorique d’un corpus méconnu met en avant la fougue d’une production délivrée de toute censure et libre, dès lors, d’investir le terrain politique par le biais d’une iconographie promouvant une représentation nouvelle du peuple. Il s’agit en effet, au printemps 1848, de « déterminer comment visualiser un peuple désormais souverain » (p. 146) : l’ouvrier sera dorénavant dessiné « de plain‑pied et sous un jour positif » (p. 158). Comme le pointe O. Ihl, les caricatures analysées s’en prennent invariablement à « l’électoralisation du politique » (p. 147). Refusant que le suffrage universel devienne une « simple extension du gouvernement représentatif » (p. 165), les caricaturistes socialistes permettent, comme le montre la contribution, de penser à nouveaux frais les formes de la représentation.

14Confrontant pamphlet et caricature pour tenter de déterminer si la caricature peut être envisagée comme une forme de pamphlet iconographique, Laurent Bihl analyse la production satirique des débuts de la Troisième République et démontre qu’une part importante de la production satirique entre 1881 et 1914 cherche, au‑delà du seul effet comique, à devenir le lieu d’une « lecture alternative ou même monopolistique du réel » (p. 186). Or, si la violence du pamphlétaire et celle du satiriste sont proches, de même que leur public, texte pamphlétaire et dessin satirique diffèrent dans leur façon de mener à bien cette entreprise, la forme argumentative du premier tranchant résolument avec « l’instantanéité souhaitée "fulgurante" » (p. 175) du second. Pamphlet et caricature n’en détiennent pas moins une « force identique de contamination et d’imprégnation culturelle du débat politique » (p. 187).

15Laurence Danguy examine la dérision du sacré, « notion labile » (p. 196) relevant autant du religieux que de la religion, ainsi que les stratégies rhétoriques, formelles et visuelles qu’elle mobilise autour du moment 1900 en France, en Allemagne et en Suisse. Cela implique, comme le montre sa contribution, de prendre en compte non seulement les différents régimes de censure à l’œuvre (ainsi de l’« arsenal répressif musclé » qui a cours en Allemagne, p. 193, ou de la censure plus douce qui sévit en Suisse) mais également l’arrière‑plan culturel propre à chacun de ces pays ; L. Danguy pointe l’importance à cet égard des références mobilisables et de la nature du lectorat. Si la France voit les catholiques contrattaquer leurs détracteurs en usant des mêmes armes visuelles (le pamphlet et la caricature), l’Allemagne et la Suisse alémanique, où la culture protestante, peu encline à l’image, domine, donnent à voir une situation tout autre. Il ressort de l’analyse de L. Danguy que le sacré au tournant du xxe siècle est encore, dans l’espace franco‑germanique, très lié à la religion ; à cet égard, le catholicisme, « moins restrictif et moins normatif » que le protestantisme et le judaïsme est plus souvent moqué (p. 209). Le déclin de la religion voit d’autres valeurs être profanisées à leur tour, incorporant dès lors cette part d’un sacré devenu désuet. Le rire ne survient toutefois qu’à propos d’objets dont on perçoit intuitivement le caractère désacralisé ; et l’autrice de conclure : « on rit du sacré des autres » (p. 210).

16Examinant la presse satirique des années 1930, Paul Aron interroge la possibilité d’identifier des lignes de fracture susceptibles d’étayer une distinction entre des éthiques politiques de gauche et de droite. La période de l’entre‑deux‑guerres, caractérisée par un durcissement inédit des conflits politiques, oppose à la « continuité de la poétique journalistique » (p. 225) des tensions qui vont permettre au discours satirique d’évoluer. Faisant l’hypothèse que les années trente voient coexister « deux régimes de la satire, l’un, radical, de la droite nationaliste, l’autre, progressiste, qui caractériserait la presse de gauche » (p. 229), P. Aron montre qu’il existe une « ligne de fracture nette » (p. 242) entre satire de gauche et satire de droite qui tient « à la nature et aux implicites de l’argumentation mobilisée » (p. 242). Alors que la presse de droite s’adonne à un cumul des assignations identitaires qui vise à interdire tout dialogue avec l’adversaire politique en le renvoyant à sa nature, la presse de gauche n’a qu’un usage limité de l’assignation identitaire qui, chez elle, « ne soutient pas de véritables campagnes » (p. 243).

La satire face à l’opinion

17Les articles consacrés aux rapports complexes de la satire à l’opinion constituent sans nul doute l’apport le plus original de ce passionnant volume, renouvelant et étendant résolument l’étude du satirique au gré d’objets dont on saluera la variété et l’intérêt. La contribution de Marie Duret‑Pujol revient sur la candidature pour le moins controversée de Coluche à l’élection présidentielle de 1981. Prenant appui sur les prises de parole publiques de ce dernier lors de ses spectacles ou dans les médias, elle interroge les représentations du monde social qu’engage ce candidat d’un genre nouveau et cherche à comprendre la manière dont il devient un porte‑parole du peuple susceptible de fédérer les Français autour de sa candidature. M. Duret‑Pujol montre bien la façon dont Coluche utilise la satire et la charge pour discréditer ses adversaires et mener sa campagne dont est mise en exergue la portée résolument provocatrice. Son discours repose ainsi sur un « rejet des pratiques politiques traditionnelles » (p. 274), qui passe par l’adoption d’un « langage vulgaire, qu’il prend pour synonyme d’"ordinaire" et de "populaire", celui parlé "dans la rue" » (p. 275). Refusant la soumission au « parler légitime et aux normes langagières du champ » (Ibid.), Coluche revendique un langage grossier propice à la scatologie et aux grivoiseries, manière de « désacraliser les pratiques traditionnelles » et « les institutions de la République » (p. 277). Il prouve, ce faisant, que l’on peut parler de politique « hors des cadres dominants » (Ibid.) ; par ce seul aspect, sa candidature a résolument une portée révolutionnaire. Le « profond dégoût » (Ibid.) que suscite sa campagne dans le chef de nombre de journalistes et politiciens et leurs tentatives, couronnées de succès, pour le décrédibiliser, traduisent néanmoins, conclut M. Duret‑Pujol, l’impossibilité « pour certains de proférer des vérités du monde social non‑admises au sein du champ du pouvoir et de prétendre les imposer dans l’agenda politique » (p. 283).

18Nelly Quemener se penche de son côté sur les « réactions, parfois virulentes, d’effroi, de méfiance, de colère et de rejet » (p. 286) que suscite l’évocation publique de Dieudonné. Sa contribution, prônant une « approche par les affects » (p. 287), s’attache à constituer ces « réactions en chaîne » (p. 286) en objet de recherche, en plus d’examiner les « intensités affectives » (Ibid.) qui y président. Comme elle le démontre, une telle approche de ce cas particulier que sont les réactions à l’évocation de l’humoriste permet de prendre la mesure de la « conception laudative du rôle de l’humour en démocratie » (p. 286) qui sous‑tend les travaux actuels sur l’humour. Nombre d’entre eux renvoient ainsi le plus souvent les usages racistes ou antisémites de l’humour à une intentionnalité malheureuse, au risque « d’ériger le potentiel subversif de l’humour en présupposé plutôt qu’en finalité de l’analyse » (p. 290). Or, rappelle N. Quemener, « le pouvoir de l’humour est contingent » et « dépend d’un ensemble de facteurs sociaux, politiques et affectifs » conditionnant à la fois « ses thématiques, ses ressorts et les modalités de sa réception » (p. 290). Aussi faut‑il penser les polémiques et controverses comme des moments de « cristallisation d’enjeux politiques » révélateurs quant à « l’identité, les positions sociales et politiques et les conceptions de l’humour » (p. 298) des intervenants ; polémiques et controverses en disent ainsi plus long « des rapports de force et des idéologies » (p. 299) à l’œuvre que de l’humour en lui‑même.

19Comparant les caricatures d’Édith Cresson, première femme Premier ministre en France, faites dans Le Bébête Show et dans Les Guignols de l’Info, Pierre‑Emmanuel Guigo met en exergue que ces deux émissions — qu’il prend soin de replacer dans le paysage audiovisuel de l’époque —, renvoient chacune à leur manière Édith Cresson à un « genre non conforme aux fonctions occupées » (p. 304). Or, comme le montre l’analyse par P.‑E. Guigo de la réception des deux émissions, si le sexisme outrancier de l’émission de TF1, qui fait d’Édith Cresson un objet sexuel, a volontiers été dénoncé publiquement à l’époque, celui, certes plus insidieux, de l’émission de Canal Plus, qui la dépeint comme une femme autoritaire et vulgaire — qualités incompatibles avec ce que devrait être selon les Guignols une femme en politique, à savoir « douceur, sensibilité, sens de l’écoute » (p. 313) —, n’a pas suscité de commentaires. Les deux émissions renvoient ainsi, à une époque où la caricature sexiste est encore « largement admise », à des stéréotypes de genre, représentatifs des « attaques d’une grande violence » (p. 318) subies par la Première ministre — attaques dont le souvenir, conclut P.‑E. Guigo, « continue à peser lourdement sur la vie politique française » (p. 319).

20Prenant pour objet le traitement réservé à Pénélope Fillon par Le Canard Enchaîné lors des élections présidentielles de 2017, la contribution de Marlène Coulomb‑Gully se livre à une « lecture genrée » (p. 323) de l’histoire du journal satirique pour mieux saisir les rapports qu’y entretiennent genre et satire, rapports que « Le Journal de Pénélope F. » illustre parfaitement. Son analyse constate la persistance dans ce journal créé en 1915 d’un « ethos masculin » (p. 324) qui se reflète à la fois dans le récit des origines du périodique (lequel lui « tient lieu d’acte de naissance », p. 324) prétendument né dans les tranchées, mais aussi dans l’homosocialité masculine qui caractérise sa rédaction, dont la féminisation a été aussi lente que tardive. Ces éléments posés, M. Coulomb‑Gully se penche sur la présence dans le journal, dès les années trente, de rubriques « pastichant des genres réputés féminins » (p. 332), lesquelles sont signées de noms féminins, mais réellement dues à des hommes. C’est dans ce cadre que s’inscrit « Le Journal de Pénélope F. », émanation d’une « tradition littéraire profondément sexiste » (p. 340) dont le journal ne peut s’exonérer, quoi qu’on en ait, en invoquant l’ironie. Le recours de ce récit, et plus avant du Canard Enchaîné, au burlesque, à la caricature et aux stéréotypes de genre lui permet d’imposer une « vision du monde révélatrice des associations qui sous‑tendent un imaginaire sexué bien spécifique » (p. 340), en phase avec l’ethos masculin du périodique.

21Le volume se referme sur une postface de Marc Angenot au ton nettement polémique. Celui‑ci envisage les évolutions contemporaines de la satire vis‑à‑vis de la liberté d’expression et met en relief dans ce cadre ce nouvel « esprit de censure » consistant en la « justification morale et civique […] de l’interdit porté sur certaines idées, sur certaines formes d’expression » (p. 363) qui aurait pris la relève des anciennes censures — celles des « appareils d’État et des églises » (p. 369). Un paradoxe propre à notre temps voudrait que cette « passion de la censure » (p. 363) adoptant des formes variables s’exercerait le plus souvent au nom de la tolérance. Entamant sa postface par un historique de la censure à l’époque moderne, M. Angenot dépeint ensuite les progrès contemporains de cet esprit de censure, fruit « du recul des "autorités" traditionnelles » et d’une « nostalgie du contrôle sociétal » qui « s’exprimerait dans les retours en force de volontés dogmatiques et répressives » (p. 367). L’époque moderne se trouverait ainsi en proie à une « privatisation de la censure », la censure n’étant plus le fait de l’État ou de l’Église, mais bien des « stratégies d’intimidation ourdies par des lobbies identitaires » (p. 369) ; d’où le paradoxe d’une censure perpétrée au nom de la tolérance. La postface aborde également, dans la même perspective, les lois mémorielles promulguées en France, envisagées par M. Angenot comme des censures d’État nouvelles, avant de se pencher plus avant sur le « politiquement correct », émanation non de l’opinion, mais de la « tyrannie de minorités ou plutôt des groupes d’influence qui s’en instituent les porte‑parole » (p. 373). Celui‑ci viserait une « mise au pas langagière » consistant à « interdire des mots et des formulations dont on assure qu’elles pourraient vexer ou heurter » pour les remplacer par « de lourdes périphrases » qui à n’en pas douter, se désole M. Angenot, « désolent les gens de goût » (p. 373) et s’assimilent peu ou prou au « Newspeak » orwellien. La postface épingle ensuite la concomitance fâcheuse des « dynamiques mentalitaires » et des avancées technologiques, le web privilégiant au débat « l’étiquetage hargneux » (p. 377), non sans faciliter la propagation de fake news et la prolifération de polémiques creuses.

22Épinglant la pusillanimité, face à ce phénomène, des médias et de la gauche, M. Angenot pointe également l’autocensure qui toucherait journalistes et politiques, lesquels, « surveillés par les lobbies, s’autocensurent en permanence » (p. 380). Il en veut pour preuve la « passion dénonciatrice anonyme » qu’illustre à ses yeux le mouvement #MeToo, dont l’ambition et la portée se voient univoquement et irrévocablement réduites à celle d’une « masse » (p. 380) de témoignages pouvant receler leur lot de vengeances personnelles et de mensonges, ainsi que le revirement de la « gauche communautariste » (Ibid.). S’en prenant ensuite au « victimalisme », M. Angenot ironise sur ce « culte sentimental de la victime » qui procède selon lui soit d’une « hystérie d’hypersensibilité », soit d’une « technique » visant à s’attirer l’adhésion d’un public « compatissant et/ou intimidé » ; les micro‑agressions se voient également tournées en dérision : « Regarder avec insistance est une micro‑agression. Mais éviter de regarder certains peut être "raciste". Encore un effort alors pour éradiquer les micro‑scélérats qui pullulent » (p. 381). Épinglant la censure menaçant sur les campus la liberté académique, ainsi que le retour de l’accusation de blasphème concomitant à cet esprit de censure, M. Angenot aborde « l’idéologie » (p. 384) que constituerait l’appropriation culturelle. Parmi les « menaces » (p. 385) pesant sur la liberté d’expression semble se trouver, pour M. Angenot, le « néo‑féminisme mué en parti unique ». Et l’auteur de conclure ce tour d’horizon saisissant en soutenant les « réactions savantes et informées », lesquelles sont de facto, apprend‑on, « incompréhensibles à la masse et du reste dénoncées à hauts cris par les indigné.e.s de profession » (p. 386). Malgré un pessimisme ontologique qui n’est pas sans évoquer celui des pamphlétaires décrits par lui dans La Parole pamphlétaire, M. Angenot prône la résistance face à cet esprit de censure, laquelle ne peut s’effectuer qu’au gré d’un « raisonnement complexe » selon lequel mieux vaut « laisser circuler des formes d’expression qui peuvent être blessantes ou odieuses » que laisser à des « lobbies auto‑désignés comme gardiens de la vertu » le pouvoir de « dire le bien, le beau et le vrai » (p. 387). Mais sans doute, postule‑t‑il, la moquerie est‑elle plus efficace pour faire passer ce message — proposition qui invite au débat, répondant par là à l’une des ambitions de ce volume qui fera décidément date dans son exploration résolument multidisciplinaire de la satire et de ses ambivalences fécondes.