Enjeux & perspectives d’analyse du récit de voyage nobiliaire tardo‑médiéval
1Si, selon l’adage bien connu, les voyages forment la jeunesse, l’expérience itinérante est aussi intimement associée à la culture de la noblesse médiévale, que ce soit dans la mobilité curiale, l’administration seigneuriale ou dans les périples des chevaliers. Il est alors un domaine où la noblesse trouve un terreau fécond pour rendre compte de l’expérience de mobilité qui lui est sienne : le récit de voyages, genre en formation à la fin du Moyen Âge.
2Étudier le vécu mais aussi l’itinérance comme ressort de la culture nobiliaire au moyen de ces récits, véritables œuvres littéraires, tel est l’objectif du livre fort stimulant de Jaroslav Svátek. Ce faisant, l’auteur puise à différentes historiographies et à différentes approches. Le thème des récits de voyageurs est ainsi en plein renouveau avec les travaux de Christine Gadrat par exemple1, ou encore de Jacques Paviot sur les voyageurs nobles issus de la cour de Bourgogne. Une part importante est consacrée au regard sur l’autre, avec une approche qu’on pourrait qualifier d’anthropologie historique.
3Qui plus est, comme plusieurs de ces voyages s’inscrivent dans les projets de croisade tardo‑médiévales, Jaroslav Svátek a pu prendre à bras‑le‑corps tout le renouvellement historiographique sur cette question autour des travaux de Martin Nejedlý et de Jacques Paviot2.
4En historien, Jaroslav Svátek analyse les textes par eux‑mêmes et n’en fait jamais des prétextes commodes à une démonstration générale. Au contraire, il en retrace tous les ressorts discursifs car « le discours n’est pas [une] simple collection d’attitudes, mais bien l’ensemble des énoncés rattachés à un contexte social, déterminés par lui, et qui contribuent à ce que ce contexte social perdure » (p. 12).
Portraits croisés de quatre nobles voyageurs
5La présente étude, structurée en cinq chapitres, constitue précisément la version remaniée de la thèse soutenue par l’auteur à l’université de Lille III en 2012 sur le voyage de la noblesse française du bas du Moyen Âge. La réflexion s’appuie sur un corpus de récits de quatre voyageurs nobles, tous élaborés entre les années 1390 et 1450, soit en un moment de formation du genre. On regrette simplement l’absence de substantiels développements sur les tenants et aboutissants de ce nouveau paradigme selon lequel le voyage nobiliaire devient l’objet premier du récit3.
6D’emblée, dans le chapitre 1, véritable chapitre liminaire de présentation des sources, J. Svátek justifie son choix et met en perspective le corpus constitué. Le procédé méthodologique est toujours le même, avec le souci constant de la synthèse offerte au lecteur : l’auteur présente sommairement le lignage duquel est issu le voyageur‑écrivain puis l’ouvrage en question avec une très rapide indication des manuscrits disponibles et des éditions scientifiques disponibles (dont celles retenues pour la présente étude). On aurait certes aimé une présentation visuelle du stemma en appendice, mais l’ambition était de ramasser en quelques lignes ces éléments afin de cibler un public à la fois de spécialistes et de personnes plus néophytes en la matière. Qui plus est, il est parfois « impossible de reconstituer les conditions de la mise en écrit », de l’aveu même de J. Svátek (p. 34).
7Les deux premiers récits relatent le voyage en Terre sainte, à Jérusalem. Ainsi, Ogier VIII d’Anglure (v. 1360‑1412), issu d’un lignage champenois, participe à un voyage de pèlerins en 1395‑1396 pour des raisons encore mystérieuses mais suivant un itinéraire bien connu (p. 24‑25). Le Saint voyage à Jérusalem, texte qui lui est dorénavant attribué, est connu par deux manuscrits du xve siècle et a fait l’objet de diverses éditions. Une vingtaine d’années après, c’est au tour de Nompar II de Caumont (1391‑1446), noble gascon, de coucher par écrit son Voyaige d’oultremer en 1419‑1420. Le récit est transmis par un seul manuscrit conservé à la British Library (Le Livre Caumont, là encore du xve siècle) mais ce dernier contient d’autres textes du même auteur qui sont à appréhender ensemble, à l’image des Dits et Enseignements, texte à destination des « petits enfans qui sont jeunes et ignocens » (p. 29) rédigé vers 1416 ou encore d’un itinéraire détaillé du pèlerinage en Galice, du côté de Saint‑Jacques de Compostelle que le même Nompar de Caumont a fait deux ans tout juste avant d’aller à Jérusalem.
8A côté de ces récits de pèlerinage dus à Ogier d’Anglure et à Nompar de Caumont, J. Svátek étudie deux autres textes à la tonalité différente. Guillebert de Lannoy (1386‑1462), issu d’un lignage connu dès le xiiie siècle dont le fief éponyme se trouve aux environs immédiats de Lille, livre, dans ses Voyages et ambassades, le récit foisonnant de ses missions au service des ducs de Bourgogne. Les souvenirs de ce « globe‑trotter inépuisable », selon le bon mot de J. Svátek (p. 110) évoquent principalement une intense activité diplomatique qui, en pleine guerre de Cent ans, le mène de l’Écosse à Rome, en passant par la péninsule ibérique. Si le passage concernant son voyage à Jérusalem en 1446 doit être lu comme la relation d’un pèlerinage classique, la logique d’ensemble des récits est bien celle de la mise par écrit des souvenirs d’un diplomate aguerri (6 à 7 manuscrits des xve‑xvie siècles sont conservés).
9Enfin, le dernier texte du corpus retenu par J. Svátek est peut‑être le plus connu, ne serait‑ce que par l’ample historiographie qui s’est appliquée à l’étudier, prenant appui sur l’édition déjà fort ancienne de Schefer4. Ce texte, le Voyage d’outremer, relate « l’un des voyages les plus inhabituels qu’un Européen pût décrire à l’époque » (p. 53). On le doit à Bertrandon de la Broquière (fin xive s.‑1459), cadet d’une petite famille de la noblesse commingeoise qui réussit à gravir les échelons par son service auprès du duc de Bourgogne qui lui octroie en retour charges et pensions. Il est ainsi écuyer tranchant de Philippe le Bon dès 1424 et assure parfois des missions périlleuses comme celle de capitaine de Rupelmonde dans les Flandres, au moment où éclate l’insurrection gantoise. Le Voyage d’Outremer, transmis par quatre manuscrits est en tous points exceptionnel. Il relate une véritable « mission de reconnaissance en Orient » effectuée entre 1432 et 1433 par Bertrandon de la Broquière, « lointain voyaige secret » pour lequel il s’est vu octroyer la somme de 200 livres un an plus tôt (p. 51). Le noble voyageur a l’art du déguisement et de la mise en scène. Il se déleste de ses habits de chrétien pour mieux revêtir les habits musulmans, s’immisce dans une caravane de pèlerins en Terre sainte et traverse ainsi en espion toute l’Asie mineure jusqu’à rallier Constantinople. Enfin, l’espion redevient diplomate officiel auprès du sultan ottoman puis du duc de Hongrie.
10Tel est donc le corpus de textes saisissants et chamarrés que retient J. Svátek pour son étude. On perçoit ainsi avec force la cohérence du dossier, formé de récits sur une même période et répondant à la nécessité d’une analyse serrée dans le cadre d’une publication concise. Tous ces textes sont écrits en vernaculaire (moyen français) et adoptent le point de vue des nobles voyageurs mis en scène. Si, comme l’expose clairement J. Svátek, l’on ne peut savoir avec certitude si les nobles héros de ces équipées pieuses ou politiques sont les scribes de leur propre récit, ils en sont du moins les auteurs. Cette prudence est d’ailleurs de mise et l’on sait combien le développement par exemple des capacités à écrire personnellement est lent et progressif, y compris chez la moyenne et haute aristocratie, alors que celle‑ci recourt largement à l’écrit, notamment dans ses actes de gestion domaniale.
11Il nous faut signaler aussi un point commun dans le contexte de ces œuvres qui est potentiellement une clé de lecture et sur lequel J. Svátek n’insiste peut‑être pas assez. Toutes ces œuvres relèvent ou presque de la grande période dominée par la production des écrits de la cour bourguignonne. Ce n’est pas un hasard si tous ces acteurs sont liés à la Maison de Bourgogne, par service, ou par conflictualité. Il existe possiblement une matrice culturelle, littéraire, du moins des influences entre les auteurs. Certains d’entre eux ont d’ailleurs pu se rencontrer au cours de leurs missions et J. Svátek le reconnaît volontiers, estimant qu’Ogier d’Anglure et Guillebert de Lannoy auraient pu se croiser au service de Jean sans Peur (p. 23).
12Enfin, il nous semble important de relever que ces personnages et ces auteurs sont des hommes de la frontière. Ce n’est pas sans conséquence sur le regard qu’ils peuvent ensuite porter, ni même sur leur propension à être mobile en raison des dédoublements de fidélités ou des souverainetés incertaines en ces espaces de confins. Bertrandon de la Broquière est issu du Comminges et commence par servir Archambaud de Foix tandis que Nompar de Caumont est issu d’un lignage ancré dans le conflit entre France et Angleterre (querelle d’hommage pour la Guyenne notamment) au titre de ses possessions dans la vallée de la Dordogne.
Motivations pieuses & périple initiatique
13Tout au long de son travail, J. Svátek n’isole jamais un texte du corpus. Il entend étudier les œuvres en parallèle et montrer les logiques convergentes tout en mesurant la part d’originalité dans la démarche de leur auteur.
14Le long et dense chapitre II revient ainsi sur la piété des nobles voyageurs étudiés. J. Svátek propose une typologie des textes suivant deux concepts : les « récits de pèlerinage » d’une part (ceux dont le pèlerinage est le but premier, à savoir les textes d’Ogier d’Anglure et de Nompar de Caumont) et « les récits de voyage qui comportent une partie consacrée au pèlerinage » d’autre part (p. 64). Ce que démontre J. Svátek, et c’est là, comme il le dit sans ambages, « le plus grand acquis de [son] analyse » (p. 133), c’est que le « fait pèlerin » ou pèlerinage est toujours une composante essentielle pour comprendre les raisons, les motivations et les logiques de l’itinérance. La démonstration est ici limpide lorsqu’elle s’appuie sur l’exemple de Bertrandon de la Broquière (p. 136). On l’a dit, ce noble personnage est le parangon de l’espion médiéval5. Envoyé en « mission de reconnaissance » de l’Asie mineure, comment comprendre pourtant ses détours par la Terre sainte et la visite de hauts lieux comme Sainte‑Catherine au Mont‑Sinaï, si ce n’est par un cheminement de pèlerin ? Dans ces loca sancta, Bertrandon fait une pause dans sa carrière d’espion pour mieux se livrer aux dévotions classiques pour son état et son époque.
15Ce faisant, le pèlerinage est un véritable voyage avec ses pratiques rituelles (un rite de passage), dans les lieux sacrés de Terre sainte et d’ailleurs. J. Svátek liste les pratiques de dévotion en montrant comment elles se trouvent au cœur des préoccupations de ces voyageurs selon une logique de collecte (Ogier d’Anglure et Nompar de Caumont comptent les nuits passées au Saint Sépulcre, véritable expérience physique et intérieure de pèlerin). Ces actions, listées et valorisées par leurs auteurs eux‑mêmes, s’inscrivent assurément, nous semble‑t‑il, dans la « comptabilité de l’au‑delà » selon la formule célèbre de Jacques Chiffoleau. Il est frappant de voir que l’on pourrait les mettre davantage en parallèle avec les dispositions testamentaires.
16Dans ce long panorama des inclinations pieuses des voyageurs, J. Svátek insère une étude dense et précise de ce qu’il appelle « les listes d’indulgences » (p. 116). Quoique discuté, le terme renvoie à ce répertoire des lieux sacrés de la Terre sainte. Véritable césure dans le texte — et en cela, on voit bien à quel point le récit est loin d’être un morceau stylistique homogène, de même que les réflexions et les motivations des voyageurs sont plurielles —, les listes d’indulgence font partie d’un « programme pieux de récit ».
17On le voit donc, la dimension pieuse occupe une place importante dans le récit. Mais dans les motivations, la part de découverte l’est également. « Voir le monde » pour reprendre le sous‑titre du livre fait partie des raisons d’être du voyage. Assurément, Ogier d’Anglure, Nompar de Caumont, Guillebert de Lannoy et Bertrandon de la Broquière mènent un voyage initiatique. « Vëoir merveilles », comme le fait Guillebert de Lannoy, après sa visite du monastère du Mont‑Sinaï (p. 62), c’est une motivation supplémentaire pour le périple, une boussole de voyage. C’est l’accès aux miracles et aux merveilles qui est en jeu. Et les pèlerins‑voyageurs ont un regard plus ou moins critique sur les pratiques associées aux lieux de culte, voire sur l’effectivité de certains miracles — mais J. Svátek garde ici une prudence interprétative de mise. Bertrandon de la Broquière porte dans son récit une critique à peine voilée sur « ung pratique pour avoir argent » au monastère syrien de Sidnaya et use de procédés stylistiques créant de l’incertitude autour de l’objet de vénération (une image de la Vierge qui exhale de l’huile, p. 59‑60).
Pour une approche sensible des récits de voyageurs
18Par les remarques, les descriptions personnelles que le voyageur fait des lieux qu’il visite, on touche en effet à la dimension affective et sensible du récit. A notre avis, c’est un point capital du livre, qui aurait pu être encore plus mis en valeur. Même si J. Svátek ne cite pas les travaux de Damien Boquet ou encore de Piroska Nagy6, l’auteur invite sans le dire à faire une histoire sensible du Moyen Âge. Quand il évoque la circonspection d’un Bertrandon de la Broquière à l’égard d’un objet de dévotion et des matériaux qui le composent ou quand Nompar de Caumont insère à la fin de son récit une liste très détaillée (on dirait presque un inventaire de biens après décès dressé par quelque notaire !) de souvenirs rapportés de Terre sainte (p. 95‑96), c’est bien de cela dont il est question. Et même, on est dans le récit des émotions, notamment dans le regard par rapport à l’autre et le fait de vivre une altérité. Songeons au beau passage du récit de Guillebert de Lannoy qui assiste en étranger à la messe à Sainte‑Sophie de Constantinople suivant le rite grec. L’expérience passe par la vue, l’un des sens en éveil dans ce voyage initiatique ( « Je attendi tout le jour pour veoir leur manière de faire », p. 108). C’est le cas également des descriptions des trésors de souverains que le noble aventurier, invité choyé, obtient l’autorisation de visiter. Bertrandon de la Broquière s’émerveille de « la couronne du royaulme de Behaigne où il y a des assés bonnes pierres » (p. 178). Nompar de Caumont partage lui aussi au lecteur son émerveillement lorsqu’il visite la cathédrale Santa Maria Nuova de Monreale à l’occasion de son passage en Sicile. Sa longue description du monument est une célébration de la beauté matérielle (p. 295‑296).
19Plus encore, cette approche sensible se matérialise par la valorisation des gestes associés à divers rituels. Le Moyen Âge cultive cet amour des gestes, véritables actes performatifs et constitutifs d’une culture commune à un groupe donné. Dans le cadre de la chevalerie, cela sonne comme une évidence et le long récit, très détaillé, de Nompar de Caumont sur son adoubement au Saint‑Sépulcre (p. 196‑198) s’inscrit pleinement dans cette dynamique, faisant la part belle aux coups d’épée remémorant les cinq plaies du Christ et la figure de Saint‑Georges, le célèbre martyr et cavalier saurochtone.
20Tout ce champ des émotions est convoqué au moment précis d’expérimenter et de décrire l’altérité. C’est là notamment ce qu’étudie J. Svátek dans le très riche chapitre V (« l’image de l’autre dans les récits des nobles de la fin du Moyen Âge »). Les quatre voyageurs nobles sont indubitablement mus par la curiosité, c’est un fait consubstantiel au genre du récit de voyage tardo‑médiéval (p. 239). Le regard est donc affuté et les auteurs observent la nature et les hommes de façon concrète. Ils soufflent le chaud et le froid. Quand Ogier d’Anglure évoque le climat malsain de Chypre, responsable selon lui de la mort de son beau‑père Simon de Sarrebruck, Guillebert de Lannoy évoque quant à lui la froidure de Novgorod et de ses environs. Quand il raconte que les arbres craquent sous le poids du givre (p. 245), on visualise bien la scène et presque les bruits de la chute des branches. La curiosité des voyageurs les pousse à faire plusieurs développements sur les techniques de déplacement et de culture. Il en va du nilomètre chez Guillebert de Lannoy ou de l’atelier de production du sucre en Sicile que visite Nompar de Caumont.
21Ce faisant, à plusieurs reprises, J. Svátek met en garde. Les descriptions des paysages se veulent souvent pragmatiques. Elles ont une visée stratégique (militaire dans certains cas) : les auteurs, nobles de surcroît, se comportent, selon l’historien, en propriétaires fonciers, d’où leur intérêt pour la fertilité d’une terre, la présence de ressources à tel endroit. On notera cependant que les narrateurs ne se réfugient pas dans des visions symboliques. Le Jourdain, fleuve qui charrie un très riche imaginaire, est présenté concrètement par Ogier d’Anglure (p. 247). C’est la même chose lorsqu’il s’agit de présenter les animaux, parfois furieusement exotiques. Le crocodile par exemple est présenté bien réellement et ne s’inscrit pas dans un bestiaire fantastique quand le varan demeure quasiment le seul à avoir une valeur symbolique et intertextuelle dans le corpus (p. 254‑255).
22Du côté de l’expérience de l’altérité humaine, on notera que les regards se doublent du voile de l’ambiguïté. Les auteurs manifestent leur propre identité en décrivant les autres, c’est une vérité générale que l’étude précise de J. Svátek confirme. Gardons‑nous cependant de toute lecture anachronique. Ainsi, la question de la tolérance est balayée, même si les attitudes sont très contrastées à l’égard des infidèles et autres croyants, en fonction des aventures personnelles. Guillebert de Lannoy critique le Grand‑duc Witold, jugé trop tolérant à l’égard des Tartares, laissés libres d’exercer leur religion. On perçoit dans l’ensemble aussi la nostalgie de la Terre sainte aux mains des chrétiens ; Nompar de Caumont traite les Sarrasins de « faux chiens » tandis que Bertrandon de la Broquière n’a que mépris pour ces « meschans gens et de petite raison » (p. 261). De semblables clichés péjoratifs nimbent les Bédouins, ces « Arrabois robeurs ». Bertrandon les reprend, alors même qu’il loue le mérite et l’honnêteté de plusieurs d’entre eux qui l’ont soigné quand il était au plus mal dans le désert du Sinaï (p. 264).
23À travers ce regard sur l’autre, empli de stéréotypes (regard qui ne touche jamais à la question doctrinale), chaque auteur y va de ses émotions et de ses jugements personnels. Bertrandon de la Broquière est sans doute celui qui va le plus loin. Par les hasards peut‑être d’une altercation initiale avec un Grec, il voue une haine quasi viscérale à l’égard des Grecs orthodoxes. Se rapportant à son riche vécu, il considère avoir « plus trouvé d’amitié aux Turcz » (p. 283). Il est vrai qu’il est impressionné par leur vaillance au combat.
24Nonobstant les solides préjugés initiaux, le regard sur l’autre est évolutif et le même Bertrandon en fait les frais. Corseté dans une armure de clichés, il évolue vers ce que J. Svátek appelle un « relativisme » (p. 290). Pour son fidèle compagnon mamlûk, dont il ne révèle le prénom (« Mahommet ») qu’au crépuscule de son texte, pour ne pas donner d’emblée une idée dépréciative, rendant caduques toutes les bonnes actions qu’il va accomplir, Bertrandon de la Broquière loue les qualités humaines, avant même toute considération religieuse.
La matrice chevaleresque
25Tout au fil de son ouvrage, J. Svatek montre comment la culture chevaleresque imprègne largement les auteurs‑voyageurs. Elle constitue un cadre de l’action et un horizon d’attente. C’est là une des forces de la démonstration du livre. Si un chapitre entier est consacré au « voyage comme un discours sur la noblesse et la chevalerie » (chapitre III) selon une approche mêlant l’histoire des idées et l’histoire sociale, cette question chevaleresque infuse en réalité l’ensemble de la réflexion. L’idéal chevaleresque guide ces quatre voyageurs et aiguille leurs représentations. La culture littéraire qu’ils ont se rattache pour beaucoup à la connaissance des romans de chevalerie. Chose édifiante, Guillebert de Lannoy, dans son voyage en Angleterre, associe le château de Bamborough, dominant la mer, au siège de la garde de Lancelot, héros du cycle arthurien (Lancelot du Lac). Il faut dire que tous ces aventuriers sont bercés par les exploits de ces preux chevaliers. Et l’on comprend mieux la recherche du beau geste sur le champ de bataille, qui caractérise l’éthos chevaleresque, quitte à travestir la réalité pour proposer un récit beaucoup plus ample d’auto‑célébration. C’est selon cette grille d’analyse qu’il faut comprendre le passage du récit de Guillebert de Lannoy dans lequel il se dit prêt à intervenir personnellement dans le conflit autour de la succession du sultan ottoman Mehmed 1er (p. 164) ! Voilà une fougue qui serait presque encline à effacer les cicatrices du passé et la capture du même Guillebert à Azincourt (1415).
26Tous ces récits montrent que ces quatre voyageurs se livrent à divers rituels qui participent d’un code chevaleresque. D’abord, on trouve la narration de deux adoubements dans le corpus constitué. Comme on l’a vu, Nompar de Caumont est fait chevalier lors d’une cérémonie au Saint‑Sépulcre qu’il relate avec force détails tandis que Guillebert de Lannoy raconte avoir reçu l’adoubement lors de son voyage en Prusse de 1413‑1414, dans un lieu de Poméranie ou de Mazovie, dans l’actuelle Pologne. Ogier d’Anglure, quant à lui, ne revient pas sur ce rite de passage, parce qu’au moment de partir pour la Terre sainte, il a déjà été adoubé. Ce faisant, la chevalerie est un art où s’entremêlent l’exploit personnel et la force d’un groupe (compagnie de route, ordres de chevalerie et autres exercices de solidarité). A cet égard, les développements sur les pratiques cynégétiques auxquelles se livrent les voyageurs illustrent bien ce double aspect qui poursuit également le moment diplomatique (p. 186‑187).
27J. Svátek se refuse pourtant à faire des typologies restrictives et à isoler le référent chevaleresque. L’historien démontre qu’il existe une « ambivalence entre la religion et le grand tour des nobles » (p. 204). On ne peut ainsi dissocier la piété de l’éthique chevaleresque. Ce sont là des ressorts de l’action qui fonctionnent conjointement et qui sont convoqués tous deux dans les récits. La chose est évidente lorsqu’il s’agit de la visite des « lieux de mémoire chevaleresque ». Saint Georges et saint Maurice constituent des figures tutélaires pour la caste des chevaliers, mais par leur martyre, ils intègrent le panthéon de la littérature pieuse (on retrouve leur vie par exemple dans la Légende dorée qui semble inspirer le récit d’Ogier d’Anglure). Et quand ce même Ogier d’Anglure, de retour de Terre sainte, bifurque pour se recueillir à Saint‑Maurice d’Agaune sur le lieu de mémoire du martyre du soldat thébain, nul doute que toutes ces considérations sont à prendre en compte.
28In fine, en montrant le caractère difficile et pour tout dire vain de la typologie des objectifs et des références, J. Svátek invite à appréhender la culture chevaleresque comme un tout, englobant la part de dévotion. Les projets de croisade notamment sont partagés entre souci de piété et idéal d’exercice des vertus chevaleresques. Au demeurant, ils s’inscrivent dans le contexte bien précis des expéditions militaires de la fin du Moyen Âge7 et relèvent d’une véritable stratégie pensée en amont. J. Svátek consacre tout le chapitre IV à ces aspects pratiques en centrant l’analyse sur les textes de Guillebert de Lannoy et de Bertrandon de la Broquière qui sont les deux seuls, du corpus, à renvoyer à une mission officielle de reconnaissance, à l’instigation du duc de Bourgogne. En somme, le chevalier devient un véritable expert militaire. Aussi la description des lieux visités, notamment en Égypte et au Proche‑Orient, n’a‑t‑elle pas un but encyclopédique et ethnographique, mais bien de collecte d’informations stratégiques en vue de possibles offensives militaires croisées dans le futur. Il suffit pour s’en convaincre de lire la description du port d’Alexandrie par Guillebert de Lannoy (dont le moi est en retrait) pour saisir les enjeux pragmatiques de poliorcétique qui s’y dévoilent.
En guise d’ouverture …
29En fin de compte, le présent ouvrage de J. Svátek montre bien toute la richesse du « récit de voyage nobiliaire » à partir de l’étude fine et serrée de la production de ces quatre auteurs qui mettent en scène leur propre périple. Le genre, en gestation encore aux xive‑xve siècle, puise à différentes sources. S’il est encore largement marqué par la tradition de « l’énumération des sanctuaires visités », il développe d’autres stratégies discursives, à commencer par la mise par écrit des expériences politiques de l’itinérance et de la connaissance de territoires de l’altérité. Les narrateurs eux‑mêmes en viennent à des digressions qui les éloignent de leur tâche initiale et certaines descriptions des peuples et des contrées renvoient à des logiques d’observation pour elle‑même pourrait‑on dire.
30Ce faisant, les quatre voyageurs font montre de leur culture nobiliaire et chevaleresque, une culture qui est à la fois technique et littéraire car ils investissent l’espace visité de leurs lectures. On touche, in fine, à l’horizon élargi de la noblesse tardo‑médiévale8.
31Le livre de J. Svátek est stimulant à bien des titres. Il intéressera les spécialistes de la noblesse médiévale, de la littérature de voyage, mais aussi, d’un point de vue général, tous les curieux néophytes. On peut certes mentionner l’oubli des travaux de Stéphane Péquignot et d’Eva Pibiri qui auraient pu constituer un point de comparaison sur les pratiques de l’ambassade9 et justement des moyens techniques de l’itinérance politique. Nonobstant cette remarque, on soulignera à quel point l’ouvrage ouvre des perspectives de recherche disciplinaires et interdisciplinaires. L’écriture, fluide, permet de suivre le mouvement de ces nobles voyageurs. Chez J. Svátek, on remarque un souci constant de faire dialoguer les textes entre eux.
32Qui plus est, et c’est sans doute là un des plus grands mérites de l’ouvrage, J. Svátek plaide pour une histoire culturelle de la noblesse et ce faisant, pluridisciplinaire. Il convoque l’histoire et la littérature pour étudier le fait de voyage et les référents qui imprègnent l’esprit des chevaliers itinérants (songeons au Lancelot du Lac qui constitue un marqueur de paysage pour Guillebert de Lannoy). L’historien plaide également pour une analyse épigraphique des traces laissées par ces voyageurs, comme par exemple le nom et les armoiries gravés sur les murs du Saint‑Sépulcre (p. 200‑202).
33Loin d’épuiser toute la réflexion, c’est dire si la démarche est stimulante et invite à de nouvelles recherches.