Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Mars 2022 (volume 23, numéro 3)
titre article
Justine Scarlaken

Réviser ses classiques : la méthode Escola

Revise your classics: the Escola method
Marc Escola, Le Misanthrope corrigé. Critique et création, Paris : Hermann, coll. « Fictions Pensantes », 2021, 196 p., EAN 9791037014474.

1Pierre Bayard enseignait il y a quelque vingt ans à « améliorer les œuvres ratées »1. Avec plus d’audace peut-être, Marc Escola se propose une fois encore d’améliorer les œuvres réussies : après s’être attaqué aux fables de La Fontaine dans Lupus in fabula. Six façons d’affabuler La Fontaine (Presses Universitaires de Vincennes, 2003), puis, avec la complicité de Sophie Rabau, à un épisode de l’Odyssée (Littérature seconde ou la Bibliothèque de Circé, Kimé, 2015), et plus récemment à Manon Lescaut2, il s’empare aujourd’hui de la pièce qui peut passer pour le chef-d’œuvre de la comédie classique, sinon du répertoire tout entier : Le Misanthrope — façon assez singulière de commémorer le quatre-centième anniversaire de Molière. Si le nouvel essai de Marc Escola emprunte son titre à Marmontel, Le Misanthrope corrigé, c’est son sous-titre qui nomme l’objet exact de l’entreprise : Critique et création, soit cette unique question : sur quelles bases théoriques édifier de nouvelles formes de commentaire qui parviennent à (ré)concilier critique et création, et autorisent à (re)lire d’un œil neuf les classiques3 ? Et s’il débat longuement avec Pierre Bayard dont il discute les présupposés dans la dénonciation de Don Garcie de Navarre ou le Prince jaloux (1661) comme pièce « ratée », c’est avec le Rousseau de la Lettre à d’Alembert (1758) que Marc Escola entend continûment dialoguer. Que peut bien signifier en effet le constat pleinement critique formulé par le Citoyen de Genève qui voulait que Molière ait « mal saisi le Misanthrope » ? Quelle pièce imaginer qui rende justice au « vrai caractère » du misanthrope que la comédie de 1666 aurait donc (par hypothèse) trahi ?

Une récriture inspirée

2Renouant avec la critique de l’âge classique pour laquelle les textes ne faisaient pas autorité, Marc Escola invite à regarder toute œuvre comme un objet non pas nécessaire mais résolument contingent, passible comme tel de modifications, à l’instar d’un Valincour qui, dans la Lettre à la Marquise*** sur le sujet de La Princesse de Clèves (1678), évaluait les principaux épisodes de l’œuvre en les rapportant à « la grammaire des possibles » dont le roman de Mme de La Fayette était issu, en s’autorisant donc à l’imaginer autrement. Une telle attitude ne sépare pas le commentaire d’un texte de sa récriture : on n’évalue jamais mieux une œuvre qu’en la ramenant à ce qu’elle aurait pu être ; ce qui signifie aussi qu’« il n’est pas de plus belle façon de réviser ses classiques que de leur imaginer des variantes », selon la formule que M. Escola décline à plusieurs reprises tout au long de ce Misanthrope corrigé. Il y a là, selon l’auteur, une façon de répondre à la crise de légitimité des études littéraires, en réveillant le désir de « reprendre » les grands textes du canon. La démarche se veut ainsi à la fois sérieuse et ludique, à l’enseigne du mot prêté par André Malraux à son grand-père s’adressant imaginairement aux grands noms de l’histoire de la littérature : « Recommencez-moi ça !4 ».

3Méditant longuement les impasses dramaturgiques de Don Garcie de Navarre, Marc Escola propose d’abord de regarder Le Misanthrope comme un « Don Garcie corrigé », avant d’envisager la critique de Rousseau non pas tant comme une récriture que comme une continuation : le « plan » suggéré par l’auteur de la Lettre à d’Alembert prétend certes amender l’intrigue de Molière, mais c’est à la faveur d’un « sixième acte » qui verrait l’intransigeant Alceste triompher du cynisme opportuniste de Philinte. Marc Escola s’attache ensuite au destin de la variante proposée par Rousseau dans tous les textes théoriques et dramatiques qui, de Marmontel à Fabre d’Églantine, s’attachent à discuter les thèses de la Lettre à d’Alembert, avant d’examiner une bonne dizaine de « sixièmes actes » du Misanthrope forgés entre le siècle des Lumières et le premier XXe siècle. Au terme d’un long parcours qui se lit aussi comme une leçon d’histoire littéraire, l’essayiste en vient à ce qui constitue le cœur de son discours de la méthode, en même temps qu’un morceau de bravoure : la réduction de cinq à trois actes de l’intrigue originelle du Misanthrope, pour affabuler ensuite deux actes surnuméraires qui mettent à profit la suggestion de Rousseau et quelques-unes des variantes auxquelles la discussion de celle-ci a donné lieu.

L’intérêt de l’exercice, et peut-être son plaisir propre en dépit du complet sacrifice du comique originel, consiste surtout à montrer que Le Misanthrope (de Molière) admet une suite viable, avec le même personnel dramatique et les données initiales de la fable- qu’il suffit de prolonger le cours des événements pour réhabiliter Alceste, comme le pressentait Rousseau, lequel est en quelque façon l’auteur de nos deux actes surnuméraires : Jean-Jacques Rousseau auteur du Misanthrope comme Pierre Ménard est l’auteur du Quichotte dans l’inusable fiction de Borges. (p. 173).

Donner priorité au possible sur le réel

4La critique interventionniste déployée par M. Escola fait de la notion de « possible textuel » un outil opératoire5 : elle consiste à faire droit au possible sur le réel, en déduisant des œuvres un système de potentialités qui autorisent à produire des variantes avec une rigueur qui n’a rien à envier aux commentaires les plus scrupuleux et les plus respectueux de la « sacralité » des textes. Car toute œuvre n’est jamais que le produit de choix artistiques conscients ou non de la part de son auteur. Or, si choisir c’est toujours renoncer, rien n’empêche d’imaginer que l’œuvre pourrait être tout à fait différente :

Améliorer les œuvres réussies consisterait dès lors à concevoir l’analyse d’un texte comme la reconstitution de la grammaire dans laquelle il s’est élaboré, à envisager chacun des choix de l’auteur comme une option parmi d’autres au sein de l’éventail des possibles que conditionne cette grammaire, pour entrer dans l’élaboration des variantes, en conjuguant donc au plus près interventions hypertextuelles et propositions métatextuelles au profit d’une critique authentiquement créatrice qui ne distinguerait plus commentaire et récriture. (p. 33).

5On l’aura compris : ce qui s’appelle ici « variante » est à lire aussi comme déclaration d’amour à l’œuvre originale.

Un discours de la méthode

6La « version » proposée du Misanthrope ne prétend donc nullement se substituer au chef-d’œuvre de Molière, dont elle montre (ou retrouve) in fine la valeur. Comme il l’avait fait dans Lupus in fabula et La Bibliothèque de Circé, ce nouvel essai de théorie littéraire appliqué donne à Marc Escola l’occasion de réfléchir aux usages pédagogiques d’une telle méthode d’intervention. Rousseau est peut-être à deux titres le véritable patron de ce Misanthrope corrigé : comme critique de Molière dans la Lettre à d’Alembert, mais également comme pédagogue dans l’Émile ou De l’éducation. Autant qu’un exercice intellectuel, M. Escola signe ici une sorte de manifeste ou de programme pédagogique, en plaidant résolument en faveur de nouveaux modes d’appropriation des textes et des œuvres susceptibles de renouveler ce « plaisir aux classiques » que professait le jeune Barthes.