Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Février 2022 (volume 23, numéro 2)
titre article
Christophe Cosker

L’écrivain (post)colonial comme cartographe malgré lui ?

The (post)colonial writer as cartographer in spite of himself?
Yves Clavaron, La Carte et le territoire colonial, Paris, Kimé, coll. « Détours littéraires », 2021, 326 p., EAN : 9782841749997.

1Yves Clavaron, professeur de littérature générale et comparée à l’Université Jean Monnet, est l’un des spécialistes des études postcoloniales en France. Il était déjà l’auteur, aux éditions Kimé, d’Edward Saïd. L’Intifada de la culture (2013) ainsi que d’une Petite introduction aux Postcolonial Studies (2015). Dans ce nouvel essai où il évoque notamment la circumnavigation, l’auteur propose un tour du monde qui, à partir du fait littéraire, articule géographie littéraire et études postcoloniales de la façon suivante :

La France comme la Grande‑Bretagne, a utilisé des officiers topographes pour mettre en ordre et aux normes le monde colonisé et lui assigner une identité. L’identification et la nomination des lieux réputés sans nom sont une entreprise idéologique qui permet d’inscrire le pouvoir européen au sein du paysage indigène. Il est significatif que le service topographique soit placé dans le corps de l’Armée et que l’on parle de cartes d’état‑major. Il existe à l’évidence un « empire de la géographie » et, comme le précise Edward Saïd, « nul n’est entièrement étranger à la lutte dont la géographie est l’enjeu », lutte qui implique aussi des images et un imaginaire. Edward Saïd précise plus loin : « N’oublions pas que l’impérialisme est un acte de violence géographique, par lequel la quasi‑totalité de l’espace mondial est explorée, cartographiée et finalement annexée. (p. 8)

2En référence au fondateur des études postcoloniales – Edward Saïd –, Yves Clavaron réinterroge la géographie comme discipline impérial(ist)e par excellence à partir notamment des exemples coloniaux français et britannique. Dans cette perspective, le motif dans le tapis n’est plus le texte littéraire, mais la carte, ou plutôt la façon dont le texte littéraire, en contexte colonial – mais pas seulement –, « fait carte ». Pour rendre compte du présent ouvrage, nous commencerons par indiquer les lignes de force de la géographie littéraire proposée par l’auteur, avant de la mettre en perspective avec les études postcoloniales, ce qui nous permettra, in fine, de nous livrer à une étude de cas, en faisant saillir le fil conducteur de l’Inde.

Contribution à une géographie littéraire

Construction de la géographie littéraire comme théorie

3Pour cerner de plus près la théorie de la géographie littéraire, Yves Clavaron cite notamment Michel Collot, auteur, en 2014, d’un essai paru chez José Corti et intitulé Pour une géographie littéraire. Trois voies y sont indiquées :

Dans son essai consacré pour l’essentiel à la littérature française, Michel Collot distingue trois orientations possibles de la géographie littéraire qu’il tente d’articuler : l’approche de type géographique (les attaches avec les lieux réels), géocritique (l’étude des représentations de l’espace dans les textes eux‑mêmes) et géopoétique (la poétique associée à la spatialité du texte. (p. 189)

4Ainsi la géographie littéraire peut‑elle être géographique, géocritique ou géopoétique. Dans le premier cas, elle concerne les enjeux de l’écriture de la terre, en particulier dans ses aspects mimétiques. Dans le deuxième cas, la géocritique se veut une approche plus théorique sur la façon dont l’espace est modélisé dans le texte littéraire. Enfin, la géopoétique s’attache, à rebours de la géographie, à la façon dont la poétique du texte se comprend par rapport à l’écriture des lieux. Yves Clavaron prolonge cette approche et l’adapte à un corpus qui, à partir du canon français, se décentre ensuite vers des œuvres littéraires postcoloniales.

Pour une géographie littéraire des villes coloniales & postcoloniales

5Un espace en particulier retient l’attention de l’auteur : la ville. Par conséquent, l’essai propose des déambulations à Istanbul, Vienne ou encore Londres, c’est‑à‑dire tantôt dans le monde colonialiste et tantôt dans le monde colonisé. La géographie littéraire proposée pour les villes coloniales est sensible au concept d’hybridité cher aux études postcoloniales. Il s’applique notamment à l’une des villes d’Asie devenue mythique :

Promue capitale de la Cochinchine, Saïgon ressemble à une préfecture du sud de la France, avec ses avenues ombragées, mais elle abrite également une enclave chinoise, Cholon, authentiquement asiatique. Autrement dit, une ville double : d’un côté, une Cité blanche à laquelle l’ordre français a tenté d’imposer sa discipline, de l’autre, une Ville jaune, énigmatique et rebelle à toute mise au pas. La dichotomie de Saïgon vaut comme illustration de la dialectique coloniale. (p. 54‑55)

6Ainsi la ville apparaît‑elle d’abord comme banale avant de devenir singulière en tant que transposition réussie d’une ville française en Asie. Mais Saïgon se révèle rapidement une ville double, offrant au colon français l’aspect qu’il souhaite retenir, mais recelant aussi un double plus tumultueux en la figure de Cholon, lieu des amours de la jeune fille et du Chinois dans L’Amant (1984) de Marguerite Duras. Yves Clavaron passe ensuite en revue tous les modèles urbains permettant de penser l’urbs asiatica, à savoir Rome, Sparte ou encore Venise, sans oublier Babylone, Sodome et Gomorrhe. Saïgon, ville coloniale, laissera finalement place à Hô chi Minh‑Ville.

Géographie littéraire & études postcoloniales

Archéologie de l’idéologie coloniale de la géographie

7L’un des principaux intérêts de l’ouvrage d’Yves Clavaron, du point de vue de la théorie, est l’articulation entre géographie littéraire et études postcoloniales. Or, cette rencontre est particulièrement heureuse parce que les études postcoloniales permettent de mettre au jour les idéologies qui ont présidé à l’émergence de la géographie :

Parmi les disciplines auxiliaires du colonialisme est souvent citée la géographie dans sa dimension impériale, associée au pouvoir de la cartographie européenne, qui reconfigure le monde colonisé et domestique, le territoire de l’Autre. La constitution scientifique de la géographie en France au xixe siècle a, en effet, partie liée avec la construction de l’empire colonial. (p. 181)

8La géographie se développe en particulier au xixe siècle, qui est également le siècle de la colonisation. Elle apparaît en effet comme l’auxiliaire de l’entreprise qui vise à s’approprier des lieux. La cartographie devient le moyen d’imposer le pouvoir colonial en terres étrangères, en facilitant les déplacements et les déploiements du colon, en rebaptisant les espaces afin d’en aliéner les habitants. Les études postcoloniales permettent donc l’archéologie du savoir géographique et la déconstruction de l’idéologie coloniale qui lui est liée.

Apports d’une géographie littéraire postcoloniale

9L’essai construit donc une géographie littéraire postcoloniale qui invite à s’emparer de nouveaux concepts, au carrefour des langues. Ainsi la notion de paysage est‑elle déclinée en anglais, par Arjun Appadurai, en un certain nombre de scapes : « ethnoscapes, médiascapes et technoscapes, financescapes et idéoscapes. » (p. 213). Yves Clavaron prolonge ces aspects du paysage urbain notamment par des considérations sur le bodyscape, c’est‑à‑dire sur le corps de l’écrivain dans le monde colonial. La géographie littéraire postcoloniale n’est pas seulement une écriture de la terre, conformément à l’étymologie du terme – mais aussi une écriture des mers et océans :

Depuis une vingtaine d’années, on observe dans le monde anglo‑saxon une reconfiguration de l’histoire coloniale qui vise à sortir du strict cadre impérial pour étudier les relations transcontinentales et transnationales entre les différents pays bordant l’Océan Atlantique. L’Atlantique est à la fois une masse qui isole, mais aussi une force qui met en relation des hommes pris dans des déplacements diasporiques, et produit des échanges économiques et culturels. (p. 255)

10Les théories postcoloniales sont redevables notamment à Paul Gilroy, auteur de L’Atlantique noir (1993), pour leur histoire océanique. Cette dernière constitue le pendant d’une histoire continentale qui a longtemps été la seule, ou peut‑être la plus facile à appréhender, en particulier lorsqu’elle se faisait nationale. À rebours, l’histoire océanique est celle d’un espace labile et des lieux qu’elle isole ou met en contact, notamment les côtes, les îles et les archipels. Yves Clavaron contribue, dans le présent ouvrage, à prolonger l’histoire atlantique par une histoire indianocéane.

Le fil conducteur de l’Inde

Le texte indien

11L’inde nous paraît être l’un des fils conducteurs du présent essai. Mais c’est l’Inde au sens large du pays, de l’océan auquel elle donne son nom et du continent asiatique dont elle est l’un des emblèmes. Yves Clavaron commence par rappeler l’antiquité du texte indien :

« Les Indes » forment un territoire disparate, foisonnant et aux frontières poreuses, très tôt investi par l’imaginaire occidental : les textes sur l’Inde ont commencé dès l’Antiquité par des récits merveilleux et la construction d’un geste légendaire à partir des conquêtes d’Alexandre le Grand. Mais Hérodote, avant même les conquêtes d’Alexandre, évoque les expéditions en terres indiennes qui remontent aux sources de l’Histoire, dans des temps mythiques où les héros sont Héraclès et Dionysos. Les Indes sont également présentes dans l’imaginaire des grands voyageurs de la Renaissance. Christophe Colomb en arrivant à Saint‑Domingue croyait être arrivé en Asie, dans le royaume biblique d’Ophir ou dans l’Empire du Grand Kahn qu’avait décrit Marco Polo. (p. 131)

12L’Inde apparaît bien comme une partie de l’Orient tel que les études postcoloniales le considèrent, inventé par l’Occident. Elle est un espace indéfini qui est moins le résultat d’une expérience que d’un imaginaire. L’auteur rappelle quelques‑uns des jalons du texte indien : les conquêtes d’Alexandre le Grand, L’Histoire d’Hérodote ou encore Le Livre des merveilles de Marco Polo, l’une des lectures de « l’inventeur » de l’Amérique : Christophe Colomb. Yves Clavaron rappelle également ce que signifie le mot « Indes » lorsqu’il est utilisé au pluriel :

À l’époque coloniale, en français, on parle volontiers des « Indes » et ce pluriel recouvre des réalités géographiques et historiques très diverses, situées en Asie du Sud‑Est. Ainsi, l’Indochine, placée entre deux civilisations majeures, celles de l’Inde et de la Chine, et l’Insulinde, espace archipélique (« insula ») appartenant à la sphère indienne (elle était d’ailleurs appelée « Indes orientales » avant de devenir l’Indonésie) apparaissent comme des extensions du territoire indien, relevant en tout cas du même imaginaire. (p. 131)

13Ainsi l’Inde renvoie‑t‑elle de façon globale à l’Asie du Sud‑Est. Elle prend le nom, pendant la colonisation, d’Indochine et coïncide notamment avec l’Insulinde. Le concept d’Inde, pourrait‑on ajouter, est comparable à celui d’orient, dans la mesure où Christophe Colomb baptise les Américains « Indiens », d’un nom qui va perdurer, de même que les Petites Antilles continuent à s’appeler West Indies.

Échantillonnage du corpus

14Au sein du vaste corpus de l’auteur dans cet ensemble d’études, conformément aux exigences de l’approche comparatiste, on peut citer d’abord un ouvrage original :

Le roman Max Havelaar ou les ventes de café de la Compagnie commerciale des Pays‑Bas relève d’une tradition où l’exotisme colonial tend à transfigurer la contrée asiatique en un pays idéal, utopique. Par ailleurs, le genre utopique s’est souvent inscrit dans des espaces clos comme les colonies avec une promesse de colonisation douce et bienveillante. Mais Multatuli n’a pas fait que rêver l’Inde car il connaît bien Java et l’archipel insulindien, où il a passé une vingtaine d’années dans l’administration coloniale. (p. 83)

15Multatuli – multa tuli : « j’ai beaucoup supporté » en latin – est le nom de plume de Eduard Douwes Dekker. Dans Max Havelaar ou les ventes de café de la Compagnie commerciale des Pays‑Bas, il développe une utopie coloniale qui repose néanmoins sur une connaissance directe et approfondie du lieu et s’oppose, dans le livre, à celle du personnage caricatural de Droogstoppel qui s’entête à vouloir planter du café dans un lieu impropre à cette culture. Yves Clavaron ne se limite pas au domaine français et le fait dialoguer avec le domaine anglais et anglophone, notamment lorsqu’il compare deux œuvres de jeunesse :

Les Civilisés de Claude Farrère (1905) et Burmese Days de George Orwell (1934) constituent des œuvres de néophytes puisque dans les deux cas, il s’agit d’un premier roman, écrites par des hommes impliqués dans l’aventure coloniale de leur pays en Asie, le premier comme militaire et le second comme policier. (p. 95)

16À partir du point commun d’une vision extrêmement désenchantée de la colonisation, l’auteur montre comment deux trajectoires divergentes se construisent progressivement. George Orwell poursuivra ensuite une œuvre politique dissidente tandis que Claude Farrère rentre dans le rang, devenant l’organique président des Français d’Asie.

L’Asie selon Marguerite Duras

17Marguerite Duras occupe une place importante et stratégique dans l’essai d’Yves Clavaron, notamment en raison du néologisme suivant :

C’est Claude Roy (Le Nouvel Observateur, 28 septembre – 5 octobre 1984) qui a ainsi désigné l’Asie de Marguerite Duras, telle qu’elle apparaît dans les romans du cycle indochinois (Un Barrage contre la Pacifique, L’Eden Cinéma, L’Amant et L’Amant de la Chine du Nord) et ceux du cycle indien, « constellation India song » incluant Le Ravissement de Lol V Stein, Le Vice‑Consul, India Song, La Femme du Gange entre autres. L’Asie de Marguerite Duras, c’est l’Indochine française, la Cochinchine où elle est née et a passé son enfance, mais c’est aussi l’Inde, entraperçue lors de brèves escales à Calcutta et à Colombo, entre Saïgon et Marseille. La Durasie obéit à une reconfiguration romanesque de l’espace référentiel, c’est une Asie fantasmatique et fantasmée à partir de lieux de vie tropicaux et coloniaux. (p. 128)

18Claude Roy appelle Durasie l’Asie littéraire que Marguerite Duras construit dans ses textes. Cette Asie littéraire est liée à l’Indochine réelle dans laquelle elle est née et où elle a grandi, plus précisément la Cochinchine coloniale. Dans son œuvre littéraire, la Durasie comprend l’Asie et l’Inde, qui sont les matrices de deux cycles dans lesquels on retrouve un espace poétique inquiétant dont les deux composantes principales sont une jungle inextricable et un océan qui engloutit.

*

19En conclusion, l’essai d’Yves Clavaron prend en compte le spatial turn qui promeut une pensée géographique de la littérature dans laquelle la métaphore cartographique occupe une place importante. L’auteur commence par rappeler les enjeux et l’importance de ce que Christian Jacob nomme « empire des cartes » et qui renvoie à la fois au pouvoir des cartes et à la carte comme texte de pouvoir. Au‑delà de la simple métaphore, la cartographie apparaît in fine comme une fonction de la littérature, ce à quoi renvoie l’activité traduite en anglais par le terme mapping. En d’autres termes, alors que certains écrivains coloniaux étaient des cartographes volontaires, l’écrivain postcolonial, qu’il en soit conscient ou non, à partir du moment où il insère son histoire dans un lieu – réel ou imaginaire – incite le lecteur à avoir l’œil cartographique pour déceler les enjeux de pouvoir qui sont à l’œuvre car la carte transforme, comme l’indique le titre du roman de Michel Houellebecq auquel cet essai fait écho, le pays en territoire.