Le Souffleur et son double
« Comment saisir l’extrême malentendu qui domine les raisonnements sur le langage ? On pose qu’il existe des termes doubles comportant une forme, un corps, un être phonétique — et une signification, une idée, un être, une chose spirituelle. »
Ferdinand de Saussure, Écrits de linguistique générale
1L’éditeur indépendant Ismael publie Les Doublures. Manuscrits du Souffleur et autres documents, dans l’édition critique procurée par Guillaume Perrier, qui avait déjà donné l’excellente édition Du signe unique. Feuillets inédits (Les Petits matins, 2018). Ce nouvel ouvrage est à la fois inattendu et attendu. Inattendu, parce que les lecteurs de cette fiction, la fiction la plus « traditionnelle » de Pierre Klossowski, n’espéraient probablement plus, quelque soixante ans après sa publication, obtenir de si précieux éclaircissements. Au reste, un contemporain comme Roland Barthes, témoin privilégié, y aurait vu une intrigue « limpide » et « classique », lui qui avait accès aux demeures du roman, pour ainsi dire « clefs en main » (Barthes a été le voisin des Klossowski, il venait jouer du piano à quatre mains avec Denise Klossowski, avec celle « qui n’est pas Roberte »). Attendu, en effet, depuis longtemps, par les lecteurs, quels qu’ils soient, spécialistes, amateurs ou curieux, de ce roman à clefs (surtout à verrous) qu’est Le Souffleur ou Le théâtre de société.
2Cette édition des manuscrits s’imposait d’autant plus que, le temps passant, le jeu de « doubles », de doublures et de redoublement venait à évanescence, l’art des ressemblances, voire des réminiscences, de l’ἀνάμνησις, risquait d’être compromis : la fiction aurait alors sans doute perdu quelque peu de sa réverbération, les rideaux du théâtre sur lequel elle opérait se refermeraient à tout jamais, les mondes possibles qu’elle suggérait se réduiraient, donnant irréversiblement lieu à des interprétations moins spacieuses. Il s’agit non seulement d’un minutieux travail de rappel, mais d’une démarche herméneutique, d’un travail d’identification et en quelque sorte de révélation d’un texte parfois chiffré, parcouru de signes, d’allusions devenues obscures, de personne dédoublée par des personnages et de personnage doublé par des personnes. Il est bien connu que Klossowski organisait à l’époque des séances domestiques, des répétitions, théâtre de chambre ou « tableaux vivants », avec les « modèles » des personnages en procès, Michel Butor, Georges Perros, Patrick Waldberg et d’autres, où Roberte, interprétée par son épouse, Denise, pouvait se surprendre à jouer son propre rôle (mais lequel ?), pouvait être surprise en flagrant délit de dédoublement tout en se révélant subitement une.
Délire en abyme
3L’œuvre de Klossowski a en effet cette faculté de dédoubler l’individu, ce qui est le propre d’un certain genre spécifique de fiction s’appuyant sur un milieu biographique (façon Gide ou façon Jouhandeau, par exemple), mais aussi d’individualiser le dédoublement, en opérant une communication entre le monde, le monde de la présence réelle, et la fiction de sa transsubstantiation (ou, en l’espèce, de son éventuelle consubstantiation, tout dépendra des capacités optiques, voire théologiques, du spectateur ou du lecteur). De replier la fiction sur le réel en réalisant la fiction.
4Dans ce roman, c’est le prétendu auteur qui est victime d’un complot, d’un complot dont il est l’affabulation : ce n’est pas lui, Théodore Lacase, qui est la victime d’un certain K. ; ce serait K., délirant, qui s’imagine Lacase per se, Lacase persécuté, lequel accuse K., sujet du délire, d’être le plagiaire d’une œuvre qu’il a lui‑même, apparemment, usurpée. Délire du personnage qui crée un personnage concurrent, qui à son tour envie le personnage délirant, l’accuse de l’imiter. C’est ainsi que Lacase met en doute jusqu’à l’identité de sa propre épouse, qu’il croit être celle de K., celle de K. qui imite la sienne. On lui reproche d’ailleurs la singulière perversité de « vivre avec une femme qui ressembl[e] à [sa] femme » (p. 83), de jouir des faveurs d’une femme ressemblante qu’il croit être celle d’un autre, et qui est vraisemblablement, en fin de compte, sinon sa propre femme, celle que le personnage délirant imagine être la femme de Lacase (que l’on pourrait appeler le « personnage déliré »). Effet pervers, dira-t-on, des « lois de l’hospitalité », qui consistaient à offrir sa propre épouse aux invités, de « maintenir la monogamie dans le but de la transgresser » :
[l]e tempérament de T.[héodore Lacase] n’est que le produit moral de conditions capitalistes dépassées, la survivance d’une théologie illusoire du péché, la hantise romantique du sacrilège (p. 103).
5On entend ici, bien entendu, les remarques de Klossowski à propos de l’athéologie de Bataille, tels qu’il les avait formulés dans « La messe de Georges Bataille », et qui remontent à « La discussion sur le péché ».
Roberte intervient
6Après deux fictions de mise à l’épreuve (Roberte ce soir et La Révocation de l’édit de Nantes), diversement exposée, diversement entreprise et interceptée, Roberte est maintenant censée être, dans ce dernier volet de la trilogie1, Le Souffleur, celle qui tire les ficelles, celle qui met en scène, celle qui conspirerait afin de démontrer par l’absurde — par le délire — que l’auteur, quel qu’il soit, tant il est si bien enchâssé et de plus en plus perdu dans ses « abymes », n’envie la fiction qu’il élabore que pour autant que celle-ci soit susceptible à son tour d’envier sa situation. Roberte a recours au « stratagème du dédoublement de sa propre identité » (p. 45), elle quitte son statut d’objet dédoublé pour assumer une subjectivité doublement incarnée.
7À quoi bon vivre dans les vastes mondes imaginaires s’ils se retournent contre celui qui, justement, les imagine, afin de lui signifier que rien ne vaut mieux que le pouvoir d’imagination de mondes susceptibles de se conformer aux désirs les plus inavouables, aux allégories les plus inextricables ? Or, par le biais des personnages extrapolés, il se trouve que ces mondes imaginaires sont maintenant jaloux de leur créateur. On voudrait peut-être devenir le mythique Actéon pour pouvoir, sinon coucher avec la déesse vierge, la voir un instant nue. Mais peut-être qu’Actéon envie le poète qui chaque jour chante sa renommée, en imagine la destinée, qui chaque jour revit l’instant décisif, imagine le drame sacrificiel et son éblouissante vérité. À cet égard, l’ouvrage comporte plusieurs inédits qui touchent de près ou de loin à « l’hôtel de Longchamps », sorte de « nouvelle utopie, d’inspiration fouriériste » qui annonce La Monnaie vivante de Klossowski. G. Perrier écrit :
Il ne s’agit pas d’un succès du Dr. Ygdrasil, ni d’une réconciliation avec le monde réel, ou avec le monde contre-utopique gouverné par M., mais plutôt d’une nouvelle utopie, d’inspiration fouriériste, qui naît à l’instigation de Roberte, à partir de la pratique du théâtre de société. (p. 29)
8L’ouvrage est composé d’un très utile résumé du Souffleur, de nombreux manuscrits proprement dits, d’appendices et d’un dossier de presse, qui illustre la réception de la publication. Comme l’écrit G. Perrier, les manuscrits inédits « donnent à lire le travail de transformation onirique et fantasmatique, d’élaboration de la fiction à partir d’un contexte biographique » (p. 15). Il ne s’agit pas de la publication de variantes, qui n’intéresserait que les spécialistes ; il s’agit de la publication de véritables inédits, de passages entiers qui contribuent à l’intelligence d’une fiction extraordinairement complexe, et « à donner des points de repère au lecteur désintéressé ou désorienté, de remettre en mouvement [...] un texte qui peut sembler figé dans le passé à cause des allusions de moins en moins faciles à décrypter. » On y retrouve aussi la figure oubliée de l’écrivain surréaliste Jean Carive, ami intime de Klossowski, surtout connu comme traducteur de Kafka. Le travail accompli par G. Perrier est un modèle du genre, d’une grande érudition, d’un remarquable précision et d’une rigueur philologique exemplaire. G. Perrier énumère par exemple six procédés, plus ou moins occultants, pour élucider les noms propres : plusieurs noms communs pour une seule personne, emploi du prénom, nom plus ou moins fantaisiste (Ygdrasil pour Lacan), prénoms italianisés, personnage combinant plusieurs personnes (procédé qui annonce les « souffles » du Baphomet), et finalement emploi d’initiales. À propos de ce dernier cas, une hypothèse peut être avancée pour le personnage appelé U. (Patrick Waldberg). La motivation ne semble pas obvie, mais puisque P. Waldberg était américain, on pourrait penser que l’initiale W a été transformée en double U (prononcée en anglais).
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9Ce n’est pas la moindre vertu de ce bel ouvrage que de transformer le lecteur en chasseur : tel un personnage du roman ou un héros mythique, le lecteur est lui-même à la recherche de signes, de pistes, en proie éventuellement à quelques hallucinations, à la longue peut-être prend-il des personnages pour des personnes, à défaut de retourner dans le monde où les personnes s’élargissent, devenant bientôt des fictions à venir.