Acta fabula
ISSN 2115-8037

2021
Décembre 2021 (volume 22, numéro 10)
titre article
Marion Coste

Le souci du lieu : écopoétique transculturelle & éthique de la recherche

Concern for Place: Transcultural Ecopoetics and Research Ethics
Littérature 2021/1, n° 201 : « Zones à dire. Pour une écopoétique transculturelle », Dossier coordonné par Le Collectif ZoneZadir, 166 p., EAN 9782200933715.

Du local au transculturel

1Le collectif « ZoneZadir » livre, dans le numéro 201 de la revue Littérature, six articles écrits à plusieurs mains qui travaillent, en commun, l’écopoétique dans une perspective transculturelle. Il s’agit de penser des dynamiques transculturelles qui traverseraient des formes littéraires liées à des lieux spécifiques, qui ne soient plus uniformisantes ou hiérarchisantes. Ainsi, dans l’article intitulé « écopoétiques décoloniales », qui étudie cette question du rapport du local au mondial, on lit : « Le défi de l’écopoétique décoloniale est de proposer un mode de planétarisation non impérial (p. 76). » « Pour une approche multiscalaire des lieux dévastés » propose la variation d’échelle (local, régional, global) comme moyen d’analyser des textes traitants d’espaces dévastés (décharge, île et ligne d’aridité), montrant ainsi comment le problème écologique, s’il se rend visible, parce qu’invivable, dans des espaces circonscrits du globe, s’explique et influe sur la totalité du monde, selon des modalités diverses : par exemple, les déchets sont à la fois les microplastiques qui peuplent jusqu’à nos organismes et le sixième continent de déchets flottants sur l’océan. Ces approches, liant le local et le global, visent à penser notre responsabilité au niveau planétaire sans devenir néocoloniales ou « moralistes », au sens où l’entendent les chercheurs et chercheuses qui ont produit l’article « enjeux éthiques de l’écopoétique. Lectures collectives de Pierre Bergounioux, Édouard Glissant, Nancy Huston, Sony Labou Tansi et Jules Vernes », c’est‑à‑dire surplombantes et hiérarchisantes : « Distincts d’une visée moralisatrice qui impose des normes et des savoirs, les enjeux éthiques de l’écopoétique ne peuvent se déployer qu’à partir d’une pratique des textes (p. 129). »

2L’approche transculturelle permet de mettre au jour certaines dynamiques qui traversent les lieux dévastés et stimulent des pratiques de résistance toujours situées, géographiquement, socialement, culturellement et historiquement, l’ensemble de ces paramètres constituant le lieu tel qu’il est institué par la pratique littéraire. Ainsi, l’article « Pour une approche multiscalaire des lieux dévastés » étudie conjointement des lieux et des littératures aussi disjointes que Les Fils conducteurs de Guillaume Poix qui raconte la décharge mondiale d’Agbogboshie d’Accra, The Middle Passage de V. S. Naipaul qui se déroule à Trinidad, La Terre Magnétique d’Édouard Glissant et Sylvie Séma qui décrit l’Île de Pâques et l’œuvre d’al‑Kuni. « L’idée est moins de considérer les espaces dévastés dans leur caractère exceptionnel que de les penser comme reliés, parties intégrantes d’un système‑monde qui les suscite et les subit. », conclut l’article, se démarquant de toute approche exotisante ou altérisante de la littérature, comme l’affirme Claire Gallien en refusant la catégorie de « littérature du désert » au profit de celle qu’elle forge, de « littérature de la ligne d’aridité ». De même, l’article « écopoétiques décoloniales » montre comment la forêt devient l’espace d’une résistance « parce qu’elle ouvre un espace de parole aux subalternes (p. 77) », à travers des exemples tirés de L’esclave vieil homme et le molosse de Patrick Chamoiseau, Monologue d’or et noces d’argent et La Vie et demie de Sony Labou Tansi et La Chute du ciel, Paroles d’un chaman Yanomami, de Davi Kopenawa et Bruce Albert. On pourrait étoffer cette liste en lui adjoignant l’étude des évocations forestières en contexte caribéen dans « Jardins créoles, diasporas et sorcières : lectures de l’écoféminisme caribéen » : la façon dont ces articles tissent des liens entre les lieux de résistance nous invite à ce type de rapprochement. Chaque article accepte alors la difficulté inhérente à cette dynamique transculturelle qui consiste à conserver une attention au détail d’une forme particulière tout en la reliant à un ensemble plus large par un phénomène de résonance qui n’en amoindrit pas la singularité.

Le souci du lieu

3Cette approche induit immédiatement une tension dynamique, toujours instable, comme le souligne l’introduction (« L’approche transculturelle met d’emblée l’accent sur l’agencement nécessairement précaire, provisoire et situé des différenciations culturelles (p. 10). »). En effet, les rapprochements entre divers lieux et diverses pratiques font courir le risque d’une uniformisation, risque assumé et contré par une attention aux singularités et à l’irréductibilité de chacune des pratiques étudiées. Les six articles produits par le collectif prennent soin du lieu, en tentant de se mettre à l’écoute des textes ou des productions orales sans imposer de grilles de lecture surplombante, pratique que l’article « enjeux éthiques de l’écopoétique. Lectures collectives de Pierre Bergounioux, Édouard Glissant, Nancy Huston, Sony Labou Tansi et Jules Vernes » nomme inductive et associe à une éthique qui engage la posture même du chercheur. L’intérêt se porte sur les espaces oubliés ou les « voix silenciées (p. 65) », partant de l’hypothèse que cette non‑prise en considération est, dans certains cas, le fait d’une dynamique qui contrevient aux pratiques dominantes et écocides. Les articles se penchent souvent sur des pratiques situées et éphémères, orales (« Voix, oralités, vers une échopoétique transculturelle » traite par exemple des chants des casseuses de noix du nord du Brésil, des incantations des Soubalbés du Sénégal, des performances d’Alain Damasio et des slogans et barricades verbales des ZAD de Notre‑dame‑des‑landes ou du Triangle de Gonesse ; « écopoétiques décoloniales » relate la promotion par Sony Labou Tansi du « roman‑trottoir » qui « accueill[e]la parole des lieux (p. 71) »), qui poussent à considérer en retour le livre non plus comme un objet universellement valable mais comme intrinsèquement lié à un lieu et un contexte spécifiques.

Politique de la forme

4On voit ainsi comment ces travaux mettent en œuvre une pensée dynamique et précaire, inquiète et généreuse, qui soumet au doute, par le prisme de la relation au lieu et au désastre écologique, toute une série de systèmes binaires d’antagonistes, parmi lesquels l’opposition d’un Nord écocide et d’un Sud écologiste de longue date (presque « naturellement »), de la modernité et de la tradition, des cultures orales et des cultures écrites, et plus largement de la culture et de la nature. Me semble particulièrement stimulante la remise en question de l’opposition de l’étude des formes et d’une approche plus politique des textes. Ici, c’est dans la forme même que s’élabore le politique, comme le montre l’article « Des communs à l’en‑commun : quelle écopoétique », qui propose de penser la littérature en partage, comme le lieu où s’élabore une communauté à travers l’acte solitaire et critique de la lecture, prenant appui sur les œuvres de Léonora Miano, Zakes Mda et Antoine Volodine. La littérature, instaurant du commun, s’opposerait alors à toutes formes de marchandisation des sphères intimes et sociales. L’article de Varia, « D’une littérature activiste. Perspectives contemporaines Emmanuelle Pireure, Antoine Boute, Philippe De Jonckheere » produit par Corentin Lahouste, trouve dans cette idée d’une action politique par la forme même du littéraire, son lien avec le reste du numéro, dans une perspective tout à fait autre que celle de l’écopoétique. Il y présente une pratique de la littérature qu’il appelle « activiste » par opposition à ce que serait une pratique « militante » et qui consiste à « dérigidif[ier] (p. 162) » notre perception du réel en défaisant certaines catégorisations.

Enjeux sociaux & éthiques de l’écopoétique

5L’écopoétique, telle qu’elle est pensée ici, appréhende dans un même ensemble les lieux et les vivants qui les peuplent, assumant ainsi une préoccupation sociale et éthique qui traverse l’ensemble des articles. L’influence des études postcoloniales et décoloniales permet de penser conjointement l’appropriation des terres et des personnes colonisées durant les conquêtes coloniales et, par la suite et jusqu’à aujourd’hui, dans les « pratiques mortifères (p. 132) » d’appropriation des richesses tout aussi naturelles qu’humaines. Ainsi, l’article intitulé « Jardins créoles, diasporas et sorcières : lectures de l’écoféminisme caribéen », montre comment l’évocation des jardins et surtout des forêts permet la dénonciation de la domination masculine à travers L’Autre qui danse de Suzanne Dracius, Cereus Blooms at Night de Shani Mootoo, Morne Câpresse de Gisèle Pineau, My Garden (book) de Jamaica Kincaid, Pluie et vent sur Télumée Miracle de Simone Schwarz‑Bart, Moi, Tituba sorcière… de Maryse Condé et Brown Girl in the Ring de Nalo Hopkinson. Ici encore, il ne s’agit pas d’appliquer aux textes une grille écoféministe sûre d’elle‑même, mais plutôt de montrer comment le lieu particulier des Caraïbes, pensé comme naturel, mais aussi historique et culturel, nuance la possibilité d’une libération féminine par le contact revigorant de la nature, parce que ces espaces sont des « lieux piégés (p. 98) » par une histoire de la domination conjointe de race et de genre.

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Une éthique de la recherche en acte

6Cet enjeu éthique guide la lecture des textes abordés, dans lesquels les préoccupations sociales et politiques sont étudiées dans leur relation avec les lieux décrits, et induit aussi une certaine méthodologie de la recherche. La pratique de l’écriture en commun (chaque article est écrit au moins à deux, et jusqu’à six) est affirmée comme une éthique de la recherche, permettant de déconstruire « la figure isolée du chercheur aussi génial que solitaire » au profit d’une « indétermination chaleureuse et souvent jubilatoire d’affinités inexplicables, de désaccords féconds, de recouvrements partiels et de divergences parfois profondes (p. 22‑23). » L’article intitulé « Enjeux éthiques de l’écopoétique. Lectures collectives de Pierre Bergounioux, Edouard Glissant, Nancy Huston, Sony Labou Tansi et Jules Vernes » porte sur l’articulation de l’étude des enjeux éthiques à l’œuvre dans les textes étudiés et d’un retour réflexif sur la dimension éthique de la recherche telle qu’elle est pratiquée, notamment grâce à l’écriture collective.

7Cette attitude, dont on nous dit qu’elle transforme la façon de travailler entre chercheurs et chercheuses, est liée, d’après l’article « Voix, oralités, vers une échopoétique transculturelle », à l’écopoétique elle‑même. L’article se conclut en effet sur un appel à la disponibilité : « Pour construire une écopoétique transculturelle, se préoccuper du sort des voix silenciées ou ignorées exige de prendre autant soin de l’émission que de la réception de ces voix et de leur faire place. Si elles ne sont pas prises en compte, c’est souvent d’abord par défaut d’écoute (p. 65). » Les pratiques orales, en ce qu’elles mobilisent la voix toujours intimement liée au corps qui la produit et au milieu dans lequel elle résonne, rendent possible des luttes conjointes des lieux et des personnes qui les peuplent, comme le montre l’exemple des babaçuieras, collectif de femmes afro‑descendantes du nord du Brésil qui vivent de la culture des noix de cocos et qui pratiquent un chant dans lequel elles associent leur lutte à celle de la nature, et leur bien‑être à celui des cocotiers. Le choix de l’écriture inclusive, adoptée par l’ensemble des articles, inscrit cette volonté déhiérarchisante dans la pratique de la langue. De la même manière, l’écriture à plusieurs et les échanges oraux auxquels elle a certainement donné lieu, invite à cette pratique de l’écoute et de la disponibilité. La volonté d’écouter, de défaire les hiérarchies, structure à la fois la pratique des textes et le fonctionnement du collectif « ZoneZadir », qui se pense ainsi en écosystème.