Acta fabula
ISSN 2115-8037

2021
Décembre 2021 (volume 22, numéro 10)
titre article
Fleur Courtois-L’heureux

Audaces tentaculaires

Tentacular daring
Vinciane Despret, Autobiographie d’un poulpe et autres récits d’anticipation, Arles, Actes Sud, 2021, 160 p., EAN 9782330147631.

« Un réalisme étrange, certes, mais la réalité n’est-elle pas étrange ? » Ursula Le Guin
« Le fourre-tout de la fiction, une hypothèse »

1D’entrée de jeu, Vinciane Despret nous met joyeusement en situation d’une expérience de pensée : « Et si on faisait comme si nos sciences occidentales étaient devenues, dans un futur indéterminé, non plus exclusivement ‘humaines’ mais cosmiques, terrestres (géo-), végétales et animales (théro-) ? ». Et si, projetés dans cet avenir indéterminé et ayant appris à « vivre dans les ruines du capitalisme », selon les mots d’Anna Tsing1, nous n’avions eu finalement, nous créatures héritant lourdement du Progrès mais également de la Terre saccagée par le Progrès, d’autre choix que de prendre à bras le corps des sciences plus que jamais essentielles ? Des sciences, par exemple, comme la géolinguistique (les littératures de la Terre), la thérolinguistique (les littératures des plantes et des animaux), ou encore la théroarchitecture (les constructions végétales et animales) ? Et si on prenait au sérieux, dès aujourd’hui, le fait que ces sciences improbables pour des esprits cartésiens ont été instaurées pour répondre in extremis à une possibilité improvisée de vivre et de s’épanouir ensemble dans un panier fameusement troué ? Vinciane Despret nous propose ainsi de nous raconter, nous les terrestres, en faisant du langage et de l’art non plus des facultés discriminatives entre humains, presqu’humains et non-humains mais des puissances communes capables de s’enrichir mutuellement.

2Le préfixe théro- a toute son importance. S’il renvoie au terme grec thêros, signifiant usuellement « bête sauvage », il marque aussi sa différence avec la catégorie des zoôn avec qui les humains ont scellé un lien non étranger au linguistique, comme les primates, les perroquets, les chiens, voire même les baleines, les dauphins ou les oiseaux. Thêros élargit donc sa portée à tous ces êtres sauvages (autant animaux que végétaux) auxquels l’accès au monde dit civilisé du langage (et donc également de l’art) a été refusé, faute d’aptitudes comparables à celles des humains. Envisager qu’une aubergine chante ou qu’une fourmi signe un pamphlet demande de revoir en profondeur ce que requiert un langage pour performer des rapports expressifs et significatifs entre des êtres. S’aventurer dans des thérosciences dessine une piste spéculative à cette ouverture au-delà des modèles linguistiques humains.

3Ces drôles de savoir-faire sont l’objet des trois récits dits d’anticipation dans lesquels la conteuse nous invite comme dans une révérence de jeu2, mais ces fabulations scientifiques sont pourtant tout le contraire d’un jeu fantasmatique, idéal ou purement imaginaire. Elles sont juste « réalistes », étrangement réalistes, remplies de promesses transformatrices comme de frictions, de reculs, d’obstacles, de tristesses et de dangers à venir. La fiction, tout comme la science, oblige à se heurter aux nouvelles réalités qu’elle cause, et Despret hérite ici d’Ursula Le Guin pour qui la science-fiction, loin de devoir se contenter d’être une sous-littérature des grandes mythologies de l’Homme, a la puissance d’être « une manière de décrire ce qui a véritablement eu lieu, ce que les gens font et ressentent véritablement, comment les gens sont en relation avec tout ce qui se trouve là, avec eux, dans le grand fourre-tout, ventre de l’univers, matrices des choses futures et tombeau des choses qui furent, cette histoire sans fin3. »

4L’exceptionnalisme humain a marqué au fer rouge les manières occidentales de faire science sur le mode de la conquête héroïque, et la science-fiction n’y a pas échappé non plus. Nombre de récits d’anticipation catapultent les progrès technologiques dans des avenirs noirs où la domination machinique l’emporte, où le triomphe destructeur de la civilisation humanocentriste occidentale s’exalte ou se gausse de courir à sa propre perte, entraînant avec elle celle de tous les autres êtres. Triompher à en mourir et sous peine de tout détruire. Est-ce là notre lot de réalité ? Non !, n’a cessé de s’insurger Ursula Le Guin en donnant un coup de sacoche aux esprits prométhéens cyniques, aussi bien ceux de la Science que ceux de la science-fiction. Le mythe du Héros Blanc courant après ou rattrapé par ses démons techniques est une réalité, et qui a eu, a et aura des conséquences redoutables, mais il est loin de se confondre, par l’entremise de faits scientifiques et de réverbérations romanesques de la Science, avec toutes les pratiques de connaissance et avec toutes les réalités.

5Ursula Le Guin a appris à Vinciane Despret à répliquer par un coup de sacoche aux Prométhée et aux Sisyphe qui entretiennent dans nos sciences et récits de science-fiction actuels les mythes darwinistes de l’adaptation à tout prix, de la compétition interspécifique, de la course folle et concurrentielle du progrès, du fonctionnalisme généralisé et mortifère. Mais ce coup de sacoche ne se résume pas à un geste de bonne femme coquette et rebelle devant le Parlement patriarcal des Hommes. Loin d’être une métaphore caricaturale, ce geste signe une réponse que Le Guin, à travers ses intrigues de réalités, a savamment tricotée. Ce coup de sacoche est un coup de filet destiné à nous interpeller, nous reprendre, nous bercer tendrement ou nous secouer habilement, nous contenir dans une tout autre perspective. Il est un récit pour accueillir les événements qui se tissent en matérialités nouvelles et éphémères et pour se méfier de ceux qui se hissent en faits héroïques et éternels. La lance du héros fait des trous irrémédiables dans la sacoche qui la contient, mais mille et une tentacules de créatures mouvantes s’activent à repriser le tissu continuel de la vie et de la mort. Le récit n’a jamais cessé de commencer…

J’irais jusqu’à dire que la forme naturelle, correcte, adéquate du roman pourrait être celle de la besace, du sac. Un livre renferme des mondes. Les mondes renferment des choses. Ils revêtent des significations. Un roman est un « Paquet sacré » comme ceux des peuples premiers d’Amérique du Nord ; il contient les choses dans la relation particulière et puissante qu’elles entretiennent les uns avec les autres, et avec nous4.

6La thérolinguistique, une discipline que fait naître Le Guin dans l’une de ses nouvelles intitulée « L’auteur des graines d’acacia » (1974) – où l’auteure n’est autre qu’une fourmi rebelle signant un pamphlet politique contre la reine – s’attache aux manières que n’ont pas arrêté d’inventer les vivants animaux et végétaux pour repriser et répondre aux sollicitations du monde. Despret, appâtée par ce grouillement prosaïque tentaculaire, hérite ainsi des mots comme des fertilisations actives de la terre. Aborder cette prose charnelle exige de la goûter, d’oser la goûter. Et ses trois récits de fiction spéculative ou de réalisme spéculatif sont des tentatives audacieuses de prolonger les manières singulières dont nous nous touchons, goûtons, tentacularisons, accordons et désaccordons les uns les autres, vivants et non-vivants. « La chair du monde », selon l’expression de Merleau-Ponty, est ce qui permet au langage de saliver la vie tout entière, l’eau des rivières5.

7Aussi, comme l’avait proposé Foucault, l’archéologie des proses à laquelle Despret nous familiarise ne doit-elle pas déterrer des mots/gestes racines neutralisés et asséchés ou encore des lois de construction universelles mais bien des histoires/gestes de « mots gorgés ». À l’origine de la prose du monde, il ne s’agit pas de découvrir des mots-racines ayant figé un hors langage (des rapports « bruts » de gestes/sons/odeurs/vibrations/chimies) mais une prolongation indéfinie du langage comme chair : des énoncés, des histoires bien vivantes et bien compliquées, des mélis-mélos de matières, d’espèces, de processus, de modes et trajets d’existence, de problèmes quotidiens ou généraux.

Avant les mots, il y avait les phrases ; avant le vocabulaire, il y avait les énoncés ; avant les syllabes et l’arrangement élémentaire des sons, il y avait l’indéfini murmure de tout ce qui se disait6.

8Avant le langage humanocentré ? On parlait donc déjà : la terre a toujours palabré, silencieusement ou avec fracas. Si la récente question de l’Homme a fait taire celle de la Terre, la rendant incompréhensible pour des Héros Blancs cadenassés à leurs fantasmes de grandeur, le langage des animaux, des plantes, comme de la terre, des paysages, du cosmos et des morts n’a pas, pour autant, cessé de participer au tressage continuel des vivants. Et si le monde était ontologiquement et ludiquement littéraire, si cette interdépendance vitale et cosmopolitique était en danger, si trop de lances guerrières tendaient à trouer de façon irrémédiable le panier, est-ce qu’une réponse appropriée ne serait pas une linguistique pragmatique, apprenant à goûter les raisons et les conséquences de ce qu’elle pêche ? Et celle-ci correspond finalement assez bien au sens à donner au « coup de sacoche » : un coup rusé mené par un panier rempli d’histoires « interpellantes ». Despret, après Le Guin, lance sa besace avec l’espoir de coups de filet susceptibles de repêcher la plénitude en équilibre instable.

9La thérolinguistique, mais aussi la théroarchitecture, les sciences cosmophoniques et paralinguistiques, sciences imaginées par Despret, sont donc des réponses sérieuses tendues à la fois aux humains, aux animaux, aux plantes, aux paysages et aux morts : des manières de se tentaculariser avec audace tant aux actuels biocides qu’aux appauvrissements cosmologiques, ontologiques, ludiques et littéraires provoqués par l’exceptionnalisme humain. Despret ne prête pas gentiment le langage aux êtres ridiculement catégorisés « non-humains », elle tente de renouer le dialogue avec un monde réduit au silence et à la précarité. Elle ne hisse pas les créatures animales et végétales au rang des humains, elle remet les humains à leur place et leurs privilèges du langage, du visible et de l’audible au fond du panier. Et si on apprenait à faire attention aux traces non visibles et non audibles des animaux et des plantes ? Quels sont les danses et chants textuels que composent les sens du vibratoire, de l’exhalable, du circulatoire et du mystère ?

10Mais entrer dans une danse textuelle (qu’elle soit chimique, vibratoire, formelle, kinétique, auditive, tactile, visible, gustative, silencieuse, voire religieuse) de fourmis, de poulpes, d’araignées, de wombats, de corneilles ou encore de personnages spéculés, réclamant d’exister sur un mode et pas un autre, demande d’apprendre à danser et devenir avec. Ce ne sont en effet pas des individus extraits de leur milieu qui donnent la clef de ce qui se raconte et se tisse mais c’est bien leurs danses agencées de tentacules s’entrecroisant (y compris avec celles et ceux qui osent apprendre d’eux) qui composent des chants, des pamphlets, des poèmes, des discours, des autobiographies, des memento mori, des archives, tous à chaque fois situés et particuliers. On n’y entre pas si on ne se met pas soi-même à danser avec et à cause d’eux. Si la mouche peut comprendre plus que jamais la toile d’araignée dans laquelle elle se débat, c’est parce qu’elle devient, si l’on suit les transductions perceptives décrites par Jacob Von Uexküll, « toilesque » pour l’araignée en faisant vibrer en elle ce qu’elle appâte dans l’araignée en rendant sa toile « mouchière »7. Alors, sa danse agitée ralentit, elle compose le chant de l’araignée qui lui joue ses dernières vibrations.

11Plus prosaïquement, oui, les animaux et les plantes ne font pas que survivre, bouffer, s’entretuer et se reproduire. Nous pourrions même affirmer qu’ils ne le font pas du tout : ils se délectent, se chamaillent, s’amusent, se fâchent, se font des espiègleries, s’aiment, s’influencent, se co-transforment. Ils vivent et inventent en permanence des manières autant singulières que collaboratives, affectives, stylistiques, esthétiques, littéraires, pragmatiques, ludiques de le faire. Une telle affirmation est ce que fait taire le pur fonctionnalisme biologique. Cette vue de l’esprit occidentale a non seulement permis de rationaliser l’exploitation, la torture et la mort en masse de supposées mécaniques animales et végétales mais également de leur infliger des systèmes de privilèges proprement humains. À ce titre, la linguistique pragmatique que Despret cultive dans ses récits tentaculaires est une manière de résister politiquement à au moins trois grandes distributions de ces privilèges : le langage, le visible et la propriété privée. Car accorder aux animaux qu’ils babillent, rentabilisent leurs expressions visibles et défendent leur territoire, c’est infantiliser (les soumettre à l’indulgence des modèles humains) et embourgeoiser de façon contrôlée des sous-Hommes. Le néo-darwinisme a les dents longues. Des lances empoisonnées. Souviens-t’en, ou à défaut, croise-les les unes sur les autres pour en faire un grand panier hérisson.

12Écrire sur le mode spéculatif du « et si on faisait comme si » n’implique pas que tout soit permis. Despret sait que les récits spéculatifs obligent à se heurter aux nouvelles causes qu’ils provoquent. On peut choisir d’hériter de certaines histoires, de prolonger de riches intuitions, mais on hérite aussi et toujours de démons et d’automatismes anthropocentristes bien ancrés. L’association de thérolinguistique qu’elle imagine dans un futur meurtri par nos logiques néo-darwinistes actuelles reste à ses débuts hantée par des formes expressives, des récits oraux ou écrits, adulés par les humains : des traces picturales, architecturales, territoriales disponibles aux yeux et des traces chantées, mélodiques disponibles aux oreilles.

13Mais cette appréhension typiquement humaine néglige d’autres récits relationnels : ce qui se trace et se joue de façon non visible et non audible. Respirer un récit, le goûter, le digérer, le faire vibrer, l’adresser à de l’imperceptible demandent des instaurateurs scripturaires doués en cuisine chimique, en accordage de tonalités ou en transmissions de pensées. Les fourmis, les araignées, les singes, les plantes, les arbres, les wombats, les éléphants et les corneilles font exister les odeurs, les impulsions électriques, les phéromones, les alliances bactérielles, les présences invisibles et les vibrations silencieuses sur le mode d’une syntaxe et d’une littérature qui débordent de loin les catégories humaines.

14Pourtant, la thérolinguistique classique, une héritière rebelle du néo-darwinisme mais non idéale, a été, nous raconte Despret à travers ses archives scientifiques du futur (antérieur), très frileuse à ce sujet. C’est en dramatisant les négligences que ces réticences, voire récalcitrances impérieuses, impliquent que Despret se voit obligée de répondre par un nouveau plan épistémologique : celui des sciences cosmophoniques et paralinguistiques, renonçant aux privilèges de l’audible et du visible. Celles-ci auront à former une association distincte de celle de thérolinguistique. Aussi, Despret prend-elle soin de nous raconter ces sciences en brisant le cercle vicieux de l’héroïsme et en tressant, en échange, un panier spéculatif qui oblige à des gestes techniques situés et engagés.

Le cri de l’araignée

15Dans le premier récit « L’enquête des acouphènes ou les chanteuses silencieuses », Despret nous entraîne dans des archives de l’association « Sciences cosmophoniques et paralinguistiques ». Une enquête sur une récurrence étrange d’acouphènes auprès d’arachnologues du xxe siècle va permettre de faire l’hypothèse que les vibrations non-audibles des araignées seraient un mode de communication élaboré et intelligent, allant au-delà de simples processus fonctionnels d’action-réaction. Les acouphènes, en effet, ne seraient pas seulement le résultat « médical » de l’usage répété que font les arachnologues du diapason pour stimuler des réactions chez les araignées, mais indiqueraient un canal de communication entre humains et araignées : un moyen dont useraient les araignées pour traduire leurs vibrations silencieuses, tactiles, en expériences sensorielles traduisibles pour les humains.

16En enquêtant sur les régions cérébrales des arachnologues, activées par les sensations vibratoires induites par les araignées, une chose étonnante est apparue : l’activité cérébrale diagnostiquée par IRM correspond à celle mise en branle lorsqu’un humain dialogue, converse ou co-improvise une discussion. Or, justement, l’art de filer et de tisser propre aux araignées n’est-il pas ici l’occasion de se demander si leurs toiles vibratiles ne sont pas également des performances de récits, des appels à co-tramer le fil d’une discussion ? Et si les araignées, quand on se rend sensibles à elles, faisaient vibrer nos tympans avec une visée ? Prêter une intentionnalité à une araignée ne nous donnerait-il pas le pouvoir, la capacité de lui répondre ?

17Bien plus que les animistes de la langue alphabétique que nous sommes, c’est une chose que les animistes non occidentaux connaissent bien : en animant les pierres, les plantes, les animaux, les vents ou les rivières qui nous entourent, ils nous animent en retour ; en leur répondant, ils nous répondent à leur tour. Et si, selon ce principe de co-animation, les acouphènes étaient des appels à tramer avec les araignées des récits, à prendre soin de nos vibrations communes et partagées, à nous alerter de la cacophonie vibratoire que nous créons impunément ? Une visée n’est pas l’expression d’une intention, mais l’insistance d’un vouloir dire. Vouloir dire quoi ? C’est à notre capacité de répondre, à notre responsabilité co-animée, qu’il faut s’adresser pour le réaliser. Comme disait Alice de ses propres intentions, « Comment puis-je savoir ce que je veux dire avant de l’avoir dit8 ? »

[…] les araignées à présent crient en ondes. Et ce que nous sommes, avec nos prétendus acouphènes, ce sont des chambres d’échos du désespoir des araignées9

18Mais ce dialogue possible interspécifique qu’imagine Despret entre humains et araignées par le chantre des vibrations n’est surtout pas à prendre comme une conquête scientifique miraculeuse, un nouvel imaginaire tout-terrain (l’imaginaire tend souvent à tuer l’imagination) : « Enfin, nous allons pouvoir communiquer avec les araignées ! Et nous allons tout savoir d’elles ! ». Non, cette possibilité de dialogue ouverte est l’occasion d’apprendre en quoi un langage silencieux importe pour elles et pour le monde où elles vivent avec nous. Et si ce qu’elles tentaient de nous apprendre c’était de tisser des récits capables de faire vibrer tout en respectant une écologie des sens où ce n’est pas le bruit humain cacophonique qui fait loi ? Traduire le langage araignée, ce serait alors non pas le déchiffrer en mots littéraux mais l’infiltrer dans la co-construction respectueuse d’une musique collectivement vivable et habitable.

Les araignées aiment la musique. Nous devrons continuer les recherches, mais nous devrons les mener en artistes. Je ne dis pas que seul.e.s les artistes devront s’adresser à elles en artistes, ou plus précisément en artistes s’adressant à d’autres artistes. Qui sait ? Peut-être les araignées découvriront-elles, si nous persévérons dans cette voie, qu’elles peuvent nous rendre capables d’élargir nos aptitudes sensibles, que nous pouvons être moins bêtes que nous l’avons été, que nous sommes capables de progrès, et que nous pourrions devenir avec elles trémopoètes tranquilles, musien.ne.s d’accords synesthésiques, inventeuses et inventeurs d’histoires vraies à venir dont nous ne serons pas les seul.e.s auteur.e.s – Souvenez-vous que les vivants ne sont pas les seules à avoir des histoires à raconter10.

19Cette enquête permet à Despret de rendre robuste l’imagination que requiert, contre l’imaginaire bourgeois du fonctionnalisme néo-darwiniste, le fait d’apprendre à répondre aux réponses des araignées. L’hypothèse avant-gardiste d’Étienne Souriau sur le sens artistique des animaux11 s’hybride ici à la « response-ability » (la capacité de répondre que nous demandent les animaux) de Donna Haraway, abondamment citée dans les archives thérolinguistiques. Mais cette capacité de répondre — d’apprendre, en l’occurrence, à tisser des récits avec le cri silencieux des araignées — nourrit également la politesse pragmatique à laquelle les sciences cosmophoniques et paralinguistiques s’attellent.

20Le canal de la co-animation comme transductions et productions textuelles doit être complété par ce qui garantit la bonne tenue à respecter dans ce canal. Se co-animer, se connecter sur une même longueur d’onde, décrit ce qui se passe matériellement, mais ne dit rien sur comment une habilitation à s’entre-répondre respectueusement produit une riche et réelle discussion improvisée. Combien d’Occidentaux férus d’exotisme animiste ont prêté avec empressement une intentionnalité aux plantes, et se sont retrouvés pieds et mains liées dans des embarras de lianes et de paroles, au grand désespoir des chamans12. L’observance des règles linguistiques (s’accorder à des puissances communes) assure une communication mais pas nécessairement une richesse mutuelle, ni la poursuite d’un dialogue. Les plantes finissent par se taire, et les Occidentaux par débrouiller leurs embarras chez les psys.

21C’est encore à Haraway qu’il faut faire appel pour comprendre comment un dialogue poli et respectueux entre araignées et humains, et non un simple échange de messages, présumés transparents, peut s’instaurer. Si les araignées connaissent la différence entre une vibration bourdonnante, signe d’une proie à capturer, et celle bourdonnante d’un diapason, signe d’une invitation à co-répondre, c’est parce que les fils qui composent leur langage forment avant tout une « toile de jeu non-innocente ». Selon Haraway, quand se rencontrent des espèces qui sont étrangères l’une pour l’autre, tirer les fils d’un dialogue interspécifique ne doit pas s’arrêter à un canal supposé univoque et tout tracé, du genre « proie-prédateur ». Non seulement ce cadre fonctionnaliste rend pauvre le rapport « proie-prédateur » en négligeant le plaisir de jouer avec sa proie (plaisir de jouer qui l’emporte parfois sur celui de manger), mais il omet de surcroît tous les autres rapports susceptibles de s’inventer dans de telles rencontres.

22Dans les archives théropragmatiques de Haraway, figure une rencontre sous le signe de l’amitié entre Safi et Wister. Safi est une chienne berger, Wister, un âne. Safi, avec son héritage croisé de louve prédatrice et de chien de berger protecteur, devrait décoder en Wister une proie que les économies pastorales lui ont appris, non plus à chasser, mais à faire travailler sous bonne garde. Wister, de son côté, devrait posséder ce double lexique de reconnaissance en sens inverse, et tendre à garder la bonne distance avec ce loup recyclé en contremaître. Rien, entre eux, ne les destinait a priori à se reconnaître autrement que sous le biais du canal proie-prédateur ou ouvrier-contremaître se méprisant réciproquement. Alors que la non-innocence de ces rapports asymétriques, purement biosociaux et historiques, pourrait être dans leur aventure relationnelle d’amitié un obstacle fatal, elle devient au contraire le moteur d’une émulation ludique remplie de joie. Safi et Wister s’encourent à deux dans la forêt, jouent à se pourchasser, s’amusent à s’attaquer sans se faire mal, à co-mâchonner des bâtons, à se faire des câlins ; l’un et l’autre apprennent à piller dans leur répertoire proie-prédateur, pour avoir la joie, ensemble, de détourner les règles du jeu et s’aventurer dans de l’inattendu. La joie de se faire surprendre est ce qui innerve un dialogue vibrant. Ils deviennent des partenaires de jeu en jouant non pas l’un contre l’autre, mais contre ce qui ne serait que le sort que leur réserve la non-innocence de leurs rapports.

En outre, ce n’est pas tant l’expressivité potentiellement infinie qui intéresse les partenaires de jeu que les inventions inattendues et non téléologiques, ne pouvant prendre une forme mortelle qu’à l’intérieur des répertoires naturelculturels finis et dissemblables d’espèces compagnes. Un autre nom pour ces types d’invention, c’est la joie. Demandez à Safi et Wister13.

23Ce qui garantit donc leur dialogue et leur amitié, ce n’est pas tant le fait qu’ils s’adressent l’un à l’autre, qu’ils s’entre-décodent et s’entre-interprètent, mais qu’ils s’entre-jouent et se transcodent. Discuter, créer un récit chantant, dialogique et circulatoire c’est avant tout apprendre à jouer l’un avec l’autre contre des règles strictes, mais à toujours réinventer. Qui châtie bien, aime bien. Comprendre le récit comme un tissage multispécifique, multi-historique et cosmologique ne suffit pas, car sans le plan concret de la joie et du ludique, le récit reste lettre morte. Seule la joie de jouer ensemble, de détourner et de réinventer les règles qui renouvellent nos obligations (une définition assez classique de l’humour), permet de faire sentir comment un dialogue intra- ou interspécifique devient intéressant et enrichissant pour les partenaires. C’est ce que Gregory Bateson et sa fille, des paralinguistes réputés, expérimentaient ensemble :

La fille : Mais est-ce un jeu, papa ? Joues-tu contre moi ?
Le père : Pas du tout. Pour moi, nous deux, nous jouons ensemble contre les cubes, enfin, contre les idées. Et si parfois ça a l’air d’une compétition, c’est pour voir qui va mettre en place l’idée suivante ; des fois, nous nous attaquons au fragment que l’autre a construit ou, moi, j’essaie de défendre, contre tes critiques, ces idées que j’ai élaborées ; mais au bout du compte, nous travaillons ensemble à mettre en place des idées qui tiennent debout
14.

24L’humour incite à ce que les événements contingents et relationnels puissent à tout moment brouiller le canal d’échanges en le rendant attrayant, à la fois robuste et vulnérable, vivant. Tisser ensemble un dialogue, c’est alors décaler ce qui est attendu, créer un embrouillamini à travers lequel il faudra s’entraider pour en sortir, et à chaque fois avec la plus grande joie. La joie comme conséquence d’une entre-habilitation humoristique et ludique nourrit des sollicitudes relationnelles respectueuses. Sans cela, pas de dialogue, pas de toile qui vibre. Juste des perdants et des gagnants, des innocents et des coupables, prêts à tout pour survivre, prêts à mourir pour la cause finale. Ne rechignant pas à couper le fil.

La sollicitude des wombats

25Dans son récit « La cosmologie fécale chez le wombat commun et le wombat à nez poilu », Despret rejoue nos syntaxes religieuses occidentales anthropocentrées et logocentrées, excluant férocement la possibilité d’une religiosité chez les animaux. Les cimetières d’éléphants et les rituels funèbres des chimpanzés n’ont pas suffi à déstabiliser les grandes certitudes de la bifurcation entre nature biomécanique et culture humanocentrique. Pour ouvrir la religiosité au-delà de l’humain, son récit zigzague vers des sollicitudes à des êtres invisibles que cultiveraient les wombats. Ils l’expérimenteraient notamment à travers la construction matérielle et sémiotique de monticules stables faits de leurs surprenants excréments cubiques (« pierres qui roulent n’amassent pas mousse »), lesquels débordent de visées et de conséquences insoupçonnées. Cette description est rendue possible par l’invention de plusieurs personnages hybrides, humains et animaux, particulièrement puissants : des personnages qui sont en eux-mêmes des êtres de sollicitude15 exigeant qu’on les nourrisse de notre âme pour répondre de la leur. Pour témoigner de leur cri.

26Deborah Oldtim, Batida, ou encore Donna Bird, théroarchitectes du récit, ne sont en effet pas des personnages de fiction innocents, de même que les wombats, sujets d’observation expérimentale et spéculative, qu’on retrouve affublés de noms comme Job, Hatley, Thom, Matthew, Val ou Harry-Frauca. Tous ces êtres hybrident des noms d’auteur.e.s qui ont nourri l’âme de Despret, et dont les pensées forment un cortège puissant pour déplacer et refiler les lignes de nos récits scientifiques et cosmologiques actuels. Ils deviennent des instaurateurs de pensée. Batida, devine-t-on, accueille en lui le psychologue/éthologue Bateson et l’écrivain de science-fiction Damasio. Donna Bird semble être la réincarnation croisée de l’ethnographe Deborah Bird Rose et de la biologiste Donna Haraway. Les wombats pourraient avoir pour symbiotes recombinés ce Job non résigné, refusant de pardonner Dieu16, le Thom Van Dooren faisant exister le sens du chagrin des corneilles hawaïennes17, la Val Plumwood pourfendant l’hyper-séparatisme nature-culture au cœur du patriarcalisme occidental18, le James Hatley, philosophe des génocides, faisant des récits de morts des récits vocatifs et vitaux pour les générations futures19, la Freya Mathews relayant le chant actif des Aborigènes d’Australie, capable de recycler les liens continus non seulement entre espèces mais également entre vivants, morts et êtres à venir20. La transmigration des âmes et de leurs pensées va bon train.

27Deborah Oldtim, présidente de l’association de théroarchitecture, incarne et célèbre l’heureuse rencontre de l’ethnographe Deborah Bird Rose avec son guide aborigène, nommé le Vieux Tim Yilngayarri (Old Tim)21. Après tout, la situation géopolitique importe, et s’intéresser aux wombats à nez poilu du Nord, cette lignée australienne de marsupiaux fouisseurs en voie de disparition, oblige à entrer dans les enchevêtrements locaux et ancestraux auxquels cette communauté wombat participe. Deborah Oldtim est la femme de la situation. Le symbiote Old Tim a appris à son hôte Deborah à se rendre sensible aux va-et-vient permanents des êtres vivants et morts les uns dans les autres.

28Toute naissance d’un être, dans la cosmologie aborigène, reconduit la mort d’un autre, et ce processus continuel est interspécifique. Un kangourou peut renaître dans un lézard, un lézard dans un dingo, un dingo dans un humain, Jésus dans un wombat, un wombat dans une fougère, une Bird dans une Donna. Qui sait ? On ne l’apprend qu’en chantant et rechantant ces devenirs croisés interspécifiques qui ne cessent de se transformer au fil de la transmission et des transmigrations. Chanter, c’est donc activer la mémoire, le présent et l’avenir de ce paysage en perpétuel retissage de lignées interspécifiques ; c’est reconnaître en chaque animal, chaque plante, chaque être humain, chaque esprit de l’eau ou du vent un membre de sa famille. La responsabilité ontologique est ici familialement interspécifique et inter-temporelle.

29Si les monticules que construisent les wombats s’inscrivent dans ce contexte cosmologique aborigène, leurs fonctions défensives ou territoriales, version scénario adaptationniste, deviennent quelque peu caduques. En sortant du modèle bourgeois de la propriété et de la défense du territoire, ces architectures wombat prennent soudain une allure et une performativité différentes. Expérimentations et observations scientifiques à l’appui, on remarque qu’en cas d’incendies (les feux du bush australien de 2019 à 2020 en attestent) les murets odoriférants wombat ne signalent pas exclusivement une défense d’entrer mais une issue sous terre à proximité pour celles et ceux qui cherchent refuge hors du chaos des flammes. Ou encore qu’en cas de pluies abondantes ils deviennent une invitation poétique laissée aux plantes, aux arbres, aux autres animaux de refertiliser des tumuli riches en nutriments sémiotiques et matériels divers. Ces constructions littéraires, chimiques et nourrissantes, de style mural, enveloppent des possibles opportunistes, créatifs, hospitaliers, collaboratifs et contingents qui les rendent tout sauf exclusivement défensifs et territoriaux.

Les théroarchitectes ont posé la question tout autrement, comme le feraient des architectes : ce n’est pas la brique qui fait le mur, c’est le mur qui exige la brique. […] Cette logique ne s’éloigne pas en fait d’une explication biologique, elle la déplace pour insister, d’une part, sur la fonction délibérément créatrice et expressive de ces murs et, d’autre part, sur le fait que l’on avait plus que probablement affaire à une « grammaire adressée22 ».

30En moulant des petites briques cubiques grâce à une plasticité particulière de leur intestin, les wombats à nez poilu du Nord, selon la théroarchitecte Donna Bird, auraient associé la digestion non pas seulement à une gestion territoriale mais également à un régime suggestif et religieux (au sens étymologique de ce qui relie). L’interconnectivité sacrée qui coule dans les veines du vivant et du non vivant que promeut Deborah « Bird » Rose rencontre ici l’intérêt de « Donna » Haraway pour les inlassables (in-)digestions symbiogénétiques qui rejouent en permanence de nouveaux accords et désaccords du monde23. Le fonctionnalisme darwiniste rétorquerait fièrement qu’il ne s’agit ici que d’entre-assimilation universelle, renvoyant par là-même le sacré aborigène au vestiaire. Mais pour la symbiote « Donna », si l’on ne cesse de s’entre-ingérer et s’entre-digérer, la partialité avec laquelle nous ne le faisons importe. Nous ne sommes pas des estomacs sur pattes réduits à bouffer et à digérer, à se faire bouffer et à se faire digérer, comme le prétend l’industrie mondiale de la consommation de masse. Nous cherchons et inventons des manières de bien s’entre-manger et de bien s’entre-digérer. Le sens de cette convenance, de ce tact réciproque, requiert un sens du religieux : des types de liens nous appâtent plus que d’autres, des modes d’adresses nous nourrissent plus que d’autres. Ce sont ces appétences et audaces gustatives qui informent, déforment et reforment les fonctions, non l’inverse.

31Parmi ces dernières, les adresses sollicitudinaires, comme les avait si bien nommées Souriau, convoquent non plus des destinataires actuels mais virtuels. De la glaise naît l’esquisse d’une existence précaire qui demande soin, souci et scrupule pour avoir une chance d’advenir et trouver sa consistance propre, sa puissance de nous répondre sur un mode, à son tour, enrichissant et nourrissant (même s’il arrive que cette puissance puisse également devenir dangereusement dévoratrice). Souriau les identifiait comme les êtres de fiction qui « existent à proportion de l’importance qu’ils ont pour nous – soit que nous inquiétons de beaucoup de choses, soit qu’une seule nous soit nécessaire24 ». Et si en offrant le fruit savamment orchestré de leur digestion,  les wombats à nez poilu du Nord ne nourrissaient-ils pas seulement des destinataires actuels mais également virtuels? Leurs constructions digestives ne seraient-elles pas des cairns sollicitant des êtres invisibles précaires à soigner et à nourrir, et qui en retour les enthousiasment, les relie à un mystère cosmologique dont ils sont devenus les humbles instaurateurs ? Et si leur tube digestif et leur flore intestinale s’étaient métamorphosés pour répondre poliment à leurs êtres sollicitudinaires ? L’architecture de ces récits propositionnels, peut-être accueillants, appétissants et digestes pour les autres visibles et invisibles, serait une sacrée leçon pour apprendre à pondre des récits pragmatiques, ouverts, responsables et « cosmo-polis » !

32Les murs constitueraient donc des récits polyphoniques, des poésies matérielles chimiques et formelles, adressées à des êtres multiples, présents et passés, peut-être même à venir : ils formeraient une cosmopolitique fécale25.

Les affects tentaculaires d’un poulpe

33Dans le troisième récit « Autobiographie d’un poulpe », la joie d’imaginer un futur désirable prend au sérieux ce que pourrait être un « co-devenir tentaculaire » non seulement entre poulpes dont les générations futures sont menacées d’extinction, mais également entre poulpes et humains dont les liens futurs sont tout aussi menacés. Isabelle Stengers, géopragmaticienne sagace, inspire ce récit. Selon elle, les rapports qui ont fait des Occidentaux des individus civilisés, autonomes, fiers d’une raison à imposer sur les autres humains non-occidentaux et, plus globalement, sur tous les êtres existants, sont intimement liés à une affaire de grammaire. La structure sujet-verbe-complément occidentale privilégie deux cas de figure opposés et asymétriques : soit le sujet agit sur quelque chose, et cela garantit son pouvoir sur cette chose, soit le sujet devient passif et objet d’un autre qui l’agit. Point.

34Voix active et voix passive formatent des rapports de pouvoir exclusivement dualistes et cultivent notamment ce personnage héroïque qu’on appelle, dans l’héritage kantien, un individu autonome, capable de prendre sans être pris. Identifier les êtres du monde comme des individus interagissant en n’étant jamais indemnes de la manière dont ils font prise les uns sur les autres, ou dont ils « s’entre-prennent » et « s’entre-tentacularisent », c’est pour Isabelle Stengers, témoigner d’une grave faute de goût. En outre, goûter implique de faire prise avec sa bouche et son esprit, faire prise avec ses tentacules qui sont à la fois bouches et esprits. Qui goûte et prend une bouchée d’un autre, autrement dit « qui confère une certaine saveur et, donc, confère une puissance d’affecter à un autre », est forcément touché et métamorphosé en retour par la manière dont l’autre reprend et re-tentacularise cette puissance nouvelle qui lui est donnée d’affecter. C’est la base des rapports pragmatiques qui se tissent entre les terrestres.

35Ainsi, il existe une troisième forme grammaticale : la voix moyenne, impliquant à la fois qu’on agit et qu’on est agi, qu’on se laisse agir de façon non innocente et non maîtrisée par ce qu’on fait agir. Or, la notion particulière d’individu, chère à nos sociétés occidentales, qui sépare les êtres des inlassables tissages en voix moyenne les transformant les uns les autres, manque singulièrement d’audace tentaculaire. L’individu-roi, enfant terrible de la Terre, a peur de goûter au nouveau et à l’imprévisible, il préfère se couper les bras et couper ceux des autres : devenir insensible et intouchable dans sa bulle, en prétendant, comble de tout, que les autres le sont aussi. En revanche, devenir une personne, au sens de devenir, sans garantie, « quelqu’un qui compte pour quelqu’un d’autre », est le trajet risqué que les êtres tentaculaires expérimentent. « Risqué », précise Stengers, car l’obtenue d’une « personne » à travers ses liens et les obligations dont ses liens sont porteurs exige de ne pas tomber dans un piège fatal : celui de ne plus croire en l’audace tentaculaire des autres et de perdre espoir en brandissant des faits accomplis. D’où le cri de la géopragmaticienne : « Ose goûter ! »

Et si prendre au sérieux le caractère tentaculaire de ce que demande « devenir une personne » impliquait une culture de l’entre-tien avec ce que j’appellerai des êtres, sans les caractériser autrement car la manière dont on peut les caractériser est relative à la prise, et à la métamorphose que requiert cette prise26 ?

36Christina Ventin (une réincarnation à peine masquée de Fifi Brindacier27), chargée de recherches à l’association de thérolinguistique, confie une mission de traduction à l’une de ses jeunes chercheuses, Sarah Buono (un savant mélange de Sarah Franklin28et de Chris Cuomo29 ?). Des fragments de texte très confus d’un poulpe sur des débris de poterie ont été trouvés par des pêcheurs dans les calanques de Cassis. Sarah Buono sait qu’une telle traduction ne pourra se faire sans l’aide d’alliés compétents. Aussi rejoint-elle une communauté symbiogénétique humains-poulpes établie dans la baie de Naples, appelée la « communauté des Ulysse ». Celle-ci rassemble des « symenfants », enfants autistes dont la grande sensibilité multi-modale et agilo-haptique a permis, depuis la naissance, d’accueillir en eux l’apprentissage du langage tentaculaire des poulpes. Ensemble, ils co-involuent, intra-agissent, plongent, nagent. Les symenfants collaborent à l’espoir de prolonger les poulpes au-delà de la ruine qui les accable. Ces enfants symbiotisés à la pensée tentaculaire, répartie dans leur corps tout entier, étudient, néanmoins, à l’adolescence les réquisits de la langue et de la grammaire des mono-cerveaux aux deux pattes maladroites, confondant régulièrement prise et emprise. Certains deviennent alors d’excellents traducteurs-médiateurs de la langue poulpe auprès des neurotypiques. Sarah Buono se dit qu’elle a toute ses chances de mener à bien sa traduction et se lie d’amitié avec l’un d’entre eux.

37Mais les choses se compliquent. Sarah Buono découvre que les poulpes, il n’y en a plus dans la baie de Naples. Toute cette symbiotisation entre poulpes et enfants ne serait-elle qu’un canular ? Loin de là ! Les symenfants, face à l’extinction des poulpes dans cette baie napolitaine, ont appris en réalité à s’attacher non pas à des poulpes vivants mais à leur souvenir actif concrétisé dans des transmissions de gestes et de pensées, soigneusement entretenus par leurs prédécesseurs. Ces archives incorporées constituent le potentiel de mémoire active qui sera nécessaire à l’accueil à réserver aux poulpes s’ils revenaient un jour. Or, cette manière des symenfants de prolonger activement la mémoire dans leurs gestes quotidiens vient éclairer sous un nouveau jour les jets d’encre sibyllins retrouvés sur le débris de poterie. Cette mémoire charnelle fait ici ressort à la fois dans le récit et dans la traduction.

38« Souviens-toi/moi », en voix moyenne, voilà l’une des choses qu’aurait peut-être, selon Ulysse et Sarah, écrit ce poulpe sur le débris retrouvé. Legs autobiographique, ou plutôt « symbiographique », ce cri s’adresserait à celles et ceux qui reviendraient sur terre sans mémoire de gestes au bout de leurs tentacules. Au bord de l’extinction de son espèce, le poulpe de la baie de Cassis se serait senti rejoindre une grande cohorte embouteillée d’âmes poulpes, désormais vouées à s’entasser dans un couloir de mort sans retour, autrement dit sans re-naissance possible dans un autre corps. Or, plus de retour, plus d’issue, signifie plus de mémoire, plus de re-membrement tentaculaire de la vie et de la mort. Alors même que les poulpes naissent orphelins, leur mère mourant généralement après avoir mis bas, la métempsycose, ou la réincarnation des mémoires charnelles, avait toujours assuré une transmission ininterrompue de capacités à faire prise avec son milieu. Mais en ces temps d’extinction, le poulpe de Cassis avait peut-être senti les conséquences désastreuses d’une file d’attente en pagaille d’âmes congénères ne trouvant plus de corps où s’incarner. Coupées de leurs liens vivants passés et à venir, comment ces âmes, en se réincarnant peut-être un jour, n’allaient-elles pas devenir forcément des créatures démentes, perdues, sans repères ?

La mort, qui était l’issue de la vie, est devenue mort sans issue30.

39Mais la fatalité n’est clairement pas du goût des poulpes. En écrivant ce « Souviens-toi/moi », ce poulpe aurait tendu ses pattes agiles à ces futures âmes condamnées d’avance, faute de circulation fluide entre couloirs de vie et de mort, à une pauvre et triste survie darwiniste. Si des poulpes renaissent, ce memento mori insufflera peut-être un contrepoison à leur démence (ou à la perte de leurs esprits) née de leur séquestration dans une mort oppressante et sans issue. Peut-être que ce jet tentaculaire réveillera, chez le poulpe dément et amnésique qui le lira, un temps où la mort n’était pas un fait accompli mais une issue vers un nouveau corps et vers d’autres manières réjouissantes de refaire continuellement prise dans un milieu familier. « Souviens-toi/moi que nous mourions pour nous re-vivre et nous re-membrer indéfiniment ». Retrouve tes/nos esprits, ou à défaut re-tentacularise !