Acta fabula
ISSN 2115-8037

2021
Novembre 2021 (volume 22, numéro 9)
titre article
Inhye Hong

Repenser l’identité nationale de la Corée à partir des frontières

Rethinking Korea's national identity based on borders
KO In‑hwan, 문학, 경계를 넘다 [Littérature qui franchit les frontières], Séoul, Gukhak‑jaryowon, 2015, en lien avec HWANG Sok-yong, 『바리데기』 [Barideki], Changjakgua Bipyeongsa, 2007 (La Princesse Bari, tr. CHOI Mikyung et Jean‑Noël Juttet, Arles, Éd. Philippe Picquier, 2015).

무궁화 삼천리 화려강산

대한사람 대한으로 길이 보전하세.

Des althéas épanouis à trois mille li1, des fleuves et des montagnes splendides

Oh les Coréens, qu’ils vivent en Corée, qu’on la protège à jamais2.

1Le refrain de l’hymne national de la Corée, adopté vers 1940 — avant la partition du pays — par le gouvernement provisoire de la République de Corée confirme d’emblée la trinité formée par la péninsule coréenne (삼천리, trois mille li), le peuple coréen (대한사람, les Coréens) et l’État coréen (대한, Corée, qui signifie littéralement le pays du peuple coréen)3. Pour les Coréens qui occupent, depuis plus de 5 000 ans, le même espace géographique et utilisent la même langue, qui ont maintenant une homogénéité ethnique relativement élevée, l’identité nationale (identité comme sentiment qu’un sujet entretient à l’égard des caractéristiques physiques, linguistiques, culturelles lui permettant de se distinguer des autres) équivaut à une identité au sens qualitatif (selon le principe d’identité des indiscernables de Leibniz).

2한반도 (hanbando, péninsule coréenne), 한민족 (hanminjok, peuple coréen), 한국어 (hanguk‑eo, langue coréenne), 대한민국 (Daehan‑minguk, République de la Corée)… : 한 (韓, han) est un nom initialement donné au peuple qui occupait le sud de la péninsule coréenne. Les trois premières confédérations des pays tribaux s’appelaient Mahan, Byunhan, Jinhan. Selon les textes anciens, ces trois pays, qui entretenaient des échanges à la faveur d’une certaine continuité culturelle et linguistique, se nommèrent communément Samhan (trois Hans). Il y avait là, semble‑t‑il, une forme rudimentaire de communauté nationale. Toutefois, la véritable identité nationale en tant qu’entité mono‑ethnique émergea vers ce que l’on nomme la période de Silla unifié (viie siècle). Bien que le nom du pays ait changé d’un royaume à l’autre, aux yeux des pays voisins, cette zone géographique fut toujours Joseon4 ou Hanguk, pays (guk) du peuple Han.

3Le mythe de l’État‑nation mono‑ethnique, que les Coréens ont toujours maintenu en luttant contre les puissances étrangères, s’est effondré au début du xxe siècle, avec l’entrée dans la Modernité. La colonisation japonaise provoqua, directement et indirectement, une diaspora coréenne au Japon, en Chine et plus largement en Asie centrale5. Après l’indépendance en 1945, le pays fut divisé en deux zones, conformément à une décision imposée par l’ONU. Avec l’industrialisation, une grande partie des Coréens quittèrent la campagne, et s’approprièrent les valeurs modernes de la vie urbaine. Les frontières qui séparent nous des autres et sous‑tendent tout sentiment d’appartenance passèrent désormais entre nous : entre les Coréens vivant dans le territoire historique et les Coréens vivant en dehors de la péninsule, entre les Coréens citoyens des États modernes et les Coréens appartenant à un pays qui n’existe plus, entre les Coréens du Sud et les Coréens du Nord, entre le moi coréen nostalgique des valeurs traditionnelles et le moi coréen en phase avec le quotidien moderne… Les frontières issues du mythe de l’État‑nation mono‑ethnique sont, de ce fait, devenues particulièrement floues et la trinité identitaire a perdu sa fonction fondatrice. Aussi s’agit‑il, pour rendre compte de l’identité coréenne, de parcourir l’ensemble des frontières, géographiques, politiques, symboliques ou existentielles, dont la traversée est constitutive de l’identité coréenne. Quel est le levier intrinsèque de ce changement de paradigme ? Que signifie, pour les Coréens, cette nouvelle identité coréenne où les frontières sont internes aux sujets ? Comment la littérature rend‑elle compte de ces mutations ?

4Afin de répondre à ces questions, nous proposons, dans ce compte rendu, une lecture croisée d’un essai d’In‑hwan Ko,『문학, 경계를 넘다』[Littérature qui franchit les frontières], et d’un roman de Sok‑yong Hwang『바리데기』[La Princesse Bari].

5Dans un premier temps, nous parcourons l’ouvrage critique de Ko dans son ensemble. Professeur d’université et critique littéraire, In‑hwan Ko y réunit douze articles issus de dix ans de recherches au sein de l’Institut de recherche des études coréennes. Réunis par la question de l’imagination transfrontalière, ces articles, classés en trois parties qui esquissent son parcours académique6, illustrent l’intérêt que l’auteur porte aux discours littéraires du monde non‑occidental et son souci d’établir une théorie littéraire indépendante des courants anglo‑saxons et européano‑centristes.

6Le deuxième temps de ce compte rendu traitera, plus précisément, de la première partie du livre, consacrée à la littérature de la diaspora coréenne. Nous essaierons de comprendre, par le biais de la notion de 한(恨, haan), de quelle manière l’identité nationale coréenne brisée se reconstruit à travers la littérature diasporique.

7Enfin, dans un troisième temps, nous nous proposons d’approfondir notre lecture en revenant sur le premier chapitre de la première partie de Littérature qui franchit les frontières. En effet, ce chapitre liminaire qui expose la notion d’imagination transfrontalière, traite plus particulièrement de La Princesse Bari de Hwang, roman au cœur de notre problématique. L’importance de ce roman est double, puisque d’un côté, il expose le processus par lequel l’imagination transfrontalière reconstruit l’identité coréenne en s’appuyant sur le haan, cette émotion traditionnelle que partagent les diasporas coréennes, et que d’un autre côté, il rend compte de cette nouvelle identité dans le contexte mondial. S’ajoute à cela un troisième intérêt, plus pragmatique : ce roman est accessible en traduction aux lecteurs français. D’où l’organisation atypique de notre compte rendu : nous prolongerons la présentation analytique de l’essai de In‑hwan Ko par une lecture d’ordre plus personnelle de La Princesse Bari, en nous inspirant néanmoins d’idées développées par le critique coréen dans le premier chapitre de son essai — c’est d’ailleurs la première moitié de ce chapitre, directement consacrée au roman de Hwang, qui se trouve traduite pour accompagner ce compte rendu.

L’imagination transfrontalière : nouvelle tendance littéraire & quête d’identité

8La première partie du livre, intitulée : « La scène de la littérature diasporique », propose un panorama du récit diasporique. Sont prises en compte respectivement la défection de certains Nord‑Coréens, la tension qu’éprouvent ces derniers lorsqu’ils intègrent la société sud‑coréenne, enfin leur errance dans une « zone entre deux frontières » (p. 69). Tandis que la diaspora des réfugiés nord‑coréens remet en cause la réalité de la partition et conduit à s’interroger sur les formes éventuelles d’une littérature de la réunification, la littérature du Joseonjok et des Goryeo-sarams questionne directement la frontière de la littérature coréenne. Qu’appelle‑t‑on « littérature coréenne » ? S’agit‑il d’œuvres littéraires publiées dans la péninsule coréenne ou d’œuvres écrites en coréen ? Ou encore d’œuvres dues à des auteurs d’origine coréenne (quelle que soit la langue dans laquelle ils écrivent) ? Cette difficulté conduit In‑hwan Ko à voir dans la littérature des diasporas coréennes le point de contingence entre la littérature coréenne et la littérature mondiale.

9Dans la deuxième partie, intitulée : « La chair de la littérature nord‑coréenne », l’imagination transfrontalière est envisagée à deux niveaux. La première frontière que la littérature franchit est celle de la Corée du Nord en tant qu’État moderne avec ses particularités socio‑politico‑idéologiques. La seconde est celle dont le sujet littéraire fait l’expérience au sein de la littérature nord‑coréenne. Ko avance d’entrée de jeu qu’« afin de comprendre la littérature nord‑coréenne, il faut une réflexion flexible capable d’envisager le régime politique et la littérature simultanément » (p. 111). En effet, en Corée du Nord, les œuvres littéraires sont soumises à la politique artistique du Parti, et exaltent la légitimité du régime, la gloire du Parti, et la pureté absolue de l’idéologie, au détriment des sentiments individuels. Ce qui retient davantage l’attention de Ko dans la littérature nord‑coréenne, c’est cette seconde frontière qui se concrétise progressivement à l’intérieur même de la première, tout en lui résistant. Ko remarque qu’à partir des années 1980, commencent à émerger un sentiment de la vie quotidienne et un « désir individuel en antagonisme avec l’idéologie du régime » (p. 117). Le moi littéraire que l’on peut trouver dans les œuvres de Dae‑hyun Nam et de Nam‑ryeong Baek se développe à la frontière entre l’individu et le collectif, entre le désir et l’idéologie, entre la vie quotidienne et le passé absolu. Selon Ko, l’imagination transfrontalière ménage ici un lien entre la littérature sud‑coréenne valorisant l’esthétique et la littérature nord‑coréenne dominée par l’idéologie.

10Dans la troisième partie, intitulée : « La littérature coréenne et l’imagination des frontières », sont prises en compte diverses frontières qui se croisent au sein de la littérature coréenne. Le chapitre consacré à « L’Afrique dans le roman coréen » expose trois romans dont l’histoire se déroule en Afrique. Le critique cherche à faire de la frontière un moyen de communication, d’entente et de solidarité entre les littératures du monde non‑occidental. La frontière entre réalité et Idéal, entre monde séculier et monde transcendant, entre littérature et religion que Ko découvre dans Maewoldang Kim Si-seup de Mun‑ku Lee, aussi bien que celle entre Histoire et roman, entre archives et imaginaire qui définit le roman de Byeng‑Ju Lee sont un espace où se concrétise l’effort du moi littéraire pour dépasser ses propres limites comme celles de l’époque où il vit. Cependant, dans la mesure où ce moi littéraire ne se confond pas entièrement avec l’écrivain, cette frontière s’identifie à celle inconsciemment vécue par tous les lecteurs. En dernier lieu, In‑hwan Ko examine la frontière dessinée entre la Corée pré‑moderne et la Corée moderne à travers La Chambre solitaire et Prends soin de maman de Kyung‑sook Shin. Le critique rend compte du succès de Shin auprès du grand public par sa quête de signification de la nostalgie que partagent les Coréens ayant vécu le passage de la campagne à la ville, de la collectivité (famille) à l’individu, de l’éthique et de la raison au désir et à la sensibilité.

11Ainsi In‑hwan Ko réussit‑il, dans Littérature qui franchit les frontières, à saisir à travers le concept d’« imagination transfrontalière » une tendance de la littérature coréenne indépendante des courants littéraires dominés par les théories anglo‑saxonnes. De plus, il fait d’elle une caractéristique de la littérature coréenne au sein de la littérature mondiale. En se fondant sur les études préétablies, Ko présente enfin une idée générale de la manière dont le milieu critique coréen se situe sur ces questions. Reste qu’en dépit de l’intérêt que présente la notion d’« imagination transfrontalière », le critique ne précise malheureusement pas la nature de ce « quelque chose » qui fait de la frontière un trait foncièrement coréen. Ce manque est dû, sans doute, au fait que Ko se concentre sur le franchissement de la frontière entre le nous et le monde, dans l’objectif de resituer la littérature coréenne au sein de la littéraire mondiale.

12C’est pour cette raison que nous aimerions approfondir la première partie qui traite de l’identité nationale des Coréens (한민족) résidant hors de la Corée‑État moderne, voire à l’extérieur de la péninsule coréenne en tant que lieu de vie, identité formée, concrétisée et exprimée dans la littérature diasporique. Cette partie laisse apparaître — sans que l’auteur le précise — la nature même de cette nouvelle identité propre au temps où le mythe identitaire s’effondre, ainsi que le sens de cette frontière en nous, intérieure aux Coréens. C’est pourquoi nous allons revenir, dans un deuxième temps, sur les cinq premiers chapitres de l’essai, de manière à préciser ce que partagent les différents types de la littérature de la diaspora coréenne, et qui constitue, par conséquent, leur identité commune. Ce quelque chose qui inspire l’imagination transfrontalière sert, nous allons le voir, à constituer la valeur la plus coréenne.

Haan, ou l’espace émotionnel de l’imagination transfrontalière

가시리 가시리잇고 나난 / 바리고 가시리잇고 나난.

날러는 엇디 살라 하고 / 바리고 가시리잇고 나난.

잡사와 두어리마난 / 선하면 아니 올셰라.

셜온 님 보내압노니 나난 / 가시난 닷 도셔오셔서 나난.

Partirez-vous ? Vraiment, partirez-vous ? / Vous allez partir en m’abandonnant ?

Comment pourrais-je vivre / Si vous partez sans moi ?

J’aimerais vous retenir / Mais j’ai peur que vous ne reveniez pas, si je vous désole.

Je vous laisse partir, vous qui m’attristez / Donc revenez comme vous partez.

- 가시리 [Gasiri, Partirez-vous], auteur inconnu, chant folklorique de Goryeo7

13Dans la dernière strophe de 「가시리」[Gasiri] se mélangent la rancune envers son amant qui l’abandonne, le chagrin de le laisser partir, la résignation devant la séparation irrévocable, et l’espoir malgré tout maintenu. Cette strophe met en scène한[haan], un sentiment indispensable pour comprendre la littérature classique de la Corée.

14D’après les anthropologues, le haan est le sentiment le plus typiquement coréen. Il s’agit d’un sentiment complexe qui naît de la sublimation de la rancœur vis‑à‑vis du monde hors de son contrôle, et de la tristesse venant de l’écart entre sa situation et la réalité, deux afflictions longtemps refoulées et intériorisées. Lorsque la volonté de soumission et de nihilisme se transcende en volonté de vie, là se manifeste le haan. Cet état d’esprit que la psychologie moderne classerait comme embitterment (amertume), jette un clin d’œil vers le mot portugais saudade, également intraduisible. À certains égards, le haan est une émotion étroitement liée aux frontières : les Coréens l’ont développée à travers l’histoire des invasions et des exploitations, la déception permanente due à la hiérarchie sociale confucianiste et au phallocentrisme, ou encore la pauvreté et la frustration due à l’accaparement des richesses par les nobles. Or, paradoxalement, le haan contribue à établir une identité (donc une unité) chez les Coréens en tant que groupe partageant la même identité culturelle et émotionnelle. En s’efforçant de situer la littérature coréenne par rapport aux courants littéraires des diasporas coréennes, In‑hwan Ko constate :

Il est grand temps de prêter l’attention à un nouvel aspect de la littérature diasporique des réfugiés nord‑coréens qui élargit son horizon pour devenir la littérature du monde, au‑delà de la littérature de la partition. On ne peut plus réduire la littérature de la diaspora coréenne au sentiment d’appartenance à une collectivité, fondée sur la mono‑ethnicité, aujourd’hui ternie. Il faut chercher de nouvelles possibilités littéraires, à travers les modes de vie de la diaspora luttant contre la division de la Nation d’un côté et la violence de l’État‑nation moderne de l’autre. (p. 63)

15Si plusieurs formes de la littérature diasporique présentées dans la première partie témoignent d’une certaine concordance, malgré les différences qui se creusent entre les diasporas, cela tient à ce que l’imagination transfrontalière que déploie la littérature diasporique se nourrit, inévitablement, de haan.

16Dans « Le récit de défection des nord‑coréens et l’imagination littéraire transfrontalière », La Princesse Bari de Sok‑yong Hwang et Rina de Young‑sook Kang illustrent l’imagination transfrontalière littéraire qui, « à travers le chemin d’épreuve du sujet moderne et l’errance du sujet post‑moderne, interroge à la fois l’intérieur et l’extérieur de l’État‑nation moderne » (p. 39‑40). Comme d’autres réfugiés nord‑coréens, Bari et Rina franchissent la frontière du pays pour survivre, mais elles ne peuvent vivre qu’en avançant sans arrêt vers de nouvelles frontières, sans pouvoir jamais appartenir à l’au‑delà de la frontière. Selon Ko, le haan assigne pour tâche à la littérature de réfléchir aux moyens de réconcilier les valeurs modernes et les valeurs postmodernes.

17La Vie privée de l’État d’Eung‑jun Lee ainsi que Le Fantôme de Heejin Kang présentés dans le deuxième chapitre évoquent l’intégration des citoyens du Nord dans la société du Sud. Eung‑jun Lee imagine une dystopie où règne, après la réunification, le mépris vis‑à‑vis des coréens du Nord. Heejin Kang décrit, de son côté, la triste réalité des saeteomins8, partagés entre la nostalgie du pays natal où ils ne veulent jamais retourner et l’hostilité de leur nouveau lieu de vie où ils se sentent abandonnés. La vie des Nord‑Coréens sans cesse exposés à l’oppression du capitalisme est marquée par le haan. Ce qui rappelle, d’un côté, que les Nord‑Coréens font partie, malgré le rejet dont ils font l’objet, du même peuple et partagent le même spectre émotionnel ; et encourage, par ailleurs, à résister à la contradiction sociale introduite par la division, en leur permettant d’« explorer, dans le désespoir et la déception mêmes, la possibilité du changement » (p. 50).

18In‑hwan Ko montre, dans le troisième chapitre, que La Partition humaine de Chul‑hoon Jeong est une œuvre qui « élargit l’horizon de la littérature de la partition, jadis correspondant au périmètre spatio‑temporel des deux Corées, jusqu’au‑delà de la péninsule coréenne » (p. 62). Chumin Han, personnage principal apatride, rêve de retourner dans son pays natal, à savoir la Corée unie qui n’existe plus, mais dont il espère la refondation. À travers ce personnage, Ko identifie la question soulevée par les diasporas coréennes. Le haan de ceux qui errent entre l’État et le peuple, le régime et l’idéologie en aspirant au jour où ils retourneraient au pays natal : on trouve là le lyrisme des chants des Goryeo‑sarams que recueille, dans le roman, Chumin Han, et qui ressemblent à la voix des aïeux. Quand leur nostalgie se sublime en haan transfrontalier, ne reviendront‑ils pas, enfin, chez eux ?

19Tandis que dans trois premiers chapitres, Ko étudie la littérature diasporique des écrivains sud‑coréens, dans les deux chapitres suivants, il prend en compte les œuvres des écrivains originaires de la diaspora. Il montre que, par l’intermédiaire du haan, les œuvres des écrivains non‑coréens qui écrivent hors de la Corée, voire en une langue autre que le coréen confluent vers la littérature coréenne. Dans « Une possibilité de la littérature de la diaspora du Joseonjok », Ko commente Le Mythe du xxe siècle de Hak‑cheol Kim. On peut placer ce roman à la fois sur la frontière et au‑delà de la frontière, pour deux raisons. D’un côté, cet auteur de nationalité chinoise mais d’identité coréenne remet en question, en coréen de la diaspora du Joseonjok, l’idéologie excluante de l’État qui opprime les minorités ethniques ; d’un autre côté, il revendique une forme d’humanisme universel en privilégiant l’amour pour le pays comme lieu d’habitation, où se trouve le foyer. Le « haan » du Joseonjok provient des frontières : c’est un peuple doublement altérisé — ils ne sont ni chinois, ni coréens. Mais quand le haan se dénoue dans la littérature, cette dernière apporte un regard critique singulier sur la littérature des deux pays, en surmontant les frontières de l’État‑nation et du peuple :

Si l’on aborde la littérature de la diaspora de Joseonjok sous l’angle de la « tierce-identité qui erre entre la littérature coréenne et la littérature chinoise », celle‑ci apporte un nouveau point de vue, presque choquant sur la littérature des deux pays. Pour la littérature coréenne, elle lui offrira l’opportunité de réexaminer objectivement ce que deviennent le peuple et la Nation en dehors des frontières excluantes ; pour la littérature chinoise, par l’interrogation sur l’identité des minorités ethniques, elle sert de lieu où expérimenter la possibilité d’une société ouverte, dans laquelle différentes valeurs coexistent  (p. 81‑82)

20La littérature coréenne, dont le périmètre s’élargit progressivement, parvient à « imaginer une forme littéraire reflétant la sphère culturelle de la Corée, dépassant l’identité exclusive du peuple et de la Nation » (p. 105). Quant à Anatoli Kim, présenté dans « L’identité et le périmètre de la littérature des Goryeo‑sarams en Asie centrale », malgré son origine coréenne, il se fit connaître auprès du milieu littéraire de la Russie avec des romans relevant du réalisme fantastique. Ses œuvres, écrites en russe, s’inscrivent dans la tradition littéraire russe et répondent aux besoins de la société russe de l’époque, sans que Kim témoigne d’attachement à ses origines. Toutefois, si elles entrent, malgré tout, en résonance avec la littérature coréenne, c’est parce que ces œuvres se nourrissent, dirait‑on, de cette « double identité9 » déclenchée par la déportation, à savoir le haan. À ne souligner qu’un seul côté de sa double identité, l’accès à l’œuvre de Kim reste bloqué : le haan des déracinés serait la clé indispensable pour atteindre dans sa plénitude le sens de cette littérature diasporique.

21Ce sentiment, le haan, n’est pas un souvenir « de la collectivité fondé sur la mono‑ethnicité » (p. 63), que l’on pourrait convoquer comme un vestige du passé. Au contraire, il est toujours d’actualité. Il offre un fondement pour l’expérience que partagent tous ceux qui reconnaissent, en eux, une racine coréenne malgré la distance, spatiale et temporelle, les séparant de la Corée pré‑moderne unie sans frontières intérieures, une identité — et non l’identité — coréenne capable de coexister avec d’autres identités. Si le haan sert de point de convergence et offre, au‑delà des frontières géographiques et politiques, un minimum de cohésion à la littérature coréenne désormais plus large grâce à la littérature diasporique, ménageant une transition entre la littérature coréenne et la littérature mondiale, comme le remarque In‑hwan Ko, c’est parce que cet état d’esprit propre au peuple coréen est, en réalité, largement partagé chez tous ceux qui sont exilés. Nous allons voir que La Princesse Bari de Sok‑yong Hwang, présentée par Ko dans le premier chapitre de son essai10, en offre un cas exemplaire.

La Princesse Bari : reconstruire l’identité nationale d’une Corée ouverte sur le monde

22Récit organisé, par excellence, à partir de l’imagination transfrontalière, La Princesse Bari réussit à reconstruire l’identité coréenne par l’intermédiaire du haan. Mieux, son personnage principal inspiré de Bari, archétype de chamane coréenne guidant les âmes alourdies par le haan11, sublime son propre haan et celui de ceux qu’elle rencontre pendant son périple, afin d’ouvrir l’identité coréenne, délimitée par le territoire, sur le monde. Le haan devient le vecteur de l’ouverture à l’Autre, d’une harmonie pluraliste et d’une solidarité entre les défavorisés.

23Dans le chant chamanique de tradition coréenne12, Bari, septième fille d’une famille, fut abandonnée par ses parents13. Elle accepta néanmoins de partir au bout du ciel de l’ouest (monde des Morts) pour ramener les médicaments qui soigneraient son père mourant. Malgré le chemin plein d’épreuves14, elle finit par obtenir la fleur de sang, la fleur de respiration, la fleur d’os, ainsi que l’eau de la vie. Ressuscité, le grand roi Ogu lui proposa de lui léguer le royaume, mais la princesse préféra devenir chamane et accompagner les Morts dans leur dernier voyage. En ce sens, l’eau de la vie rapportée par Bari n’était pas uniquement destinée à son père, mais sauve tout le monde.

24Le récit du sauveur persécuté qui se transmet oralement d’une génération à l’autre se modernise chez Sok‑yong Hwang, à travers le voyage de Bari, réfugiée nord‑coréenne. Tandis qu’à l’origine, l’épreuve de Bari est la conséquence de sa propre détermination, la souffrance de Bari à l’époque moderne lui est imposée de l’extérieur : l’idéologie politique et économique en est la cause. La Corée du Nord qu’elle quitte n’est rien d’autre que l’Enfer conçu par l’idéologie, et les trafiquants d’êtres humains qui embarquent Bari dans un cargo ainsi que les marins qui violent les passagères clandestines représentent la violence du capitalisme planétaire. Le quartier de Lambeth à Londres où s’installe Bari est, selon Ko, l’« endroit qui souffre le plus du néo‑capitalisme » (p. 22) : les plus marginalisés15 s’y réunissent. Ali, mari de Bari, enfermé à Guantanamo parce que son frère s’est converti à l’islamisme radical, et Shang, qui laisse mourir la fille de Bari et lui inflige, par conséquent, la souffrance la plus profonde, sont, tous les deux, victimes de l’idéologie excluante. C’est pourquoi l’eau de la vie que cherche Bari, immigrante illégale d’origine nord‑coréenne, en calquant le chemin de Bari légendaire, se mue en « espoir des Autres et du monde16 » concrétisé à travers la « solidarité des diasporas marginalisées » (p. 25) par l’idéologie dominante. L’imagination transfrontalière permet au moi narratif de l’ère où le mythe de l’identité coréenne (comme constance synchronique) ne va plus de soi, de restaurer, à partir du haan, l’identité coréenne (comme constance diachronique) désormais ouverte, prenant son plein sens lorsqu’elle est en communion avec le monde.

25In‑hwan Ko ne néglige pas les critiques adressées à La Princesse Bari, qui remet en cause la vision naïve de Hwang, ce dernier privilégiant « le discours de l’identité (identité qualitative) qui met en valeur la pitié et la sympathie » (p. 24), au détriment de la particularité de chaque communauté. Cependant, il apprécie le fait que le roman « fournit un ressort pour [dépasser la frontière coréenne, et, par conséquent,] se transformer en littérature du monde » (p. 25). Or, si La princesse Bari prend l’allure d’un véritable récit transfrontalier, c’est moins parce que la violence du monde actuel s’y glisse au sein d’une forme narrative traditionnelle, ainsi que le pense In‑hwan Ko, que parce que le haan de Bari, sauveuse persécutée des opprimés, représente l’émotion partagée par toutes les minorités défavorisées errant entre les frontières.

26En embrassant dans le haan le chagrin et l’affliction de tous les marginaux exclus, Bari chante, à la fois coréenne et citoyenne du monde :

Au bout du ciel de l’ouest / Là où se termine la terre sous le ciel,

Voici les âmes, voici les âmes, / Prisonnières des quatre‑vingt‑quatre mille enfers,

Toutes ensemble enchaînées, / Celles qui sont gorgées de haine,

Celles qui ont pardonné, / Celles dont c’est le premier séjour en enfer,

Celles dont c’est le deuxième ou le troisième séjour.

Puissiez-vous renaître et vous envoler / À la façon des oiseaux blancs

Vers l’une ou l’autre des neuf couches du ciel !

Puissiez-vous vous libérer et libérer les autres,

Puissiez-vous voler libres, howoi, howoi ! / Puissiez-vous libres voler, howoi, howoi !

La Princesse Bari, p. 271.

***

27Lorsque se sublime le haan de Bari, causé par la frontière‑séparation, s’effondre enfin la frontière moderne réprimant les étrangers minoritaires, la frontière excluante opposant les marginaux entre eux. Puisque dans le dénouement du haan sont pardonnés également tous ceux qui ignorent qu’ils sont détenus dans la « prison que l’homme a créée sur cette terre17 », on peut enfin rêver d’une véritable solidarité par la défrontalisation. Cette vision de Hwang est certes utopique. Pourtant, n’est‑ce pas précisément l’apanage de l’imagination littéraire que d’explorer de nouvelles possibilités, en dépit de leur faisabilité dans la réalité concrète, et de proposer une direction ?