Acta fabula
ISSN 2115-8037

2021
Novembre 2021 (volume 22, numéro 9)
titre article
Maxime Berges

L’Holocauste comme identité

The Holocaust as identity
Aleida Assmann, Das neue Unbehagen an der Erinnerungskultur. Eine Intervention, Munich, C.H. Beck Verlag, 2020, 263 p., EAN 9783406748943 [Le Nouveau Malaise face à la culture du souvenir, 3éd. revue et augmentée].

1À l’occasion d’une conférence intitulée « L’Holocauste comme culture1 », Imre Kertész déclare qu’étant un ancien détenu d’Auschwitz vivant dans une Hongrie sous le joug soviétique, il n’a pas de problème d’identité, soulignant par là le rapport d’identification de l’individu à la nation. Ironiser sur sa double condition de prisonnier en 1992, date du discours, incite à examiner en retour le cas du « prisonnier » vivant en pays libre et plus encore de l’homme libre vivant dans une civilisation criminelle, avec, dans tous les cas, la même nécessité de répondre à cette question fondamentale : comment réduire l’écart entre l’expérience personnelle et l’histoire de la nation ? Kertész apporte une solution, qu’il qualifie d’utopique : il conclut que « [p]our être viable, une société doit garder éveillées sa conscience et sa connaissance de soi, et constamment les renouveler2 ».

2A. Assmann nomme ce processus d’actualisation la « mémoire fonctionnelle ». Il s’agit de reconnaître en l’Holocauste un vecteur de principes moraux qui définissent le cadre normatif d’une nouvelle identité collective. On attend du souvenir de l’Holocauste qu’il prévienne les violences futures et toute tentation de dérive totalitaire issue d’idéologies racistes. Seulement, avec la disparition des derniers témoins de la Seconde Guerre mondiale, la culture du souvenir est mise en débat. Comme la « mémoire fonctionnelle » suppose une sélection d’événements jugés utiles au présent, se pose la question de la transmission de la mémoire de l’Holocauste aux générations futures : dans quelle mesure l’Holocauste peut-il encore fonctionner comme le mythe fondateur d’une identité nationale allemande, alors même que le changement de génération, la mondialisation et l’immigration dessinent une « neue Deutschland3 » ? La reconfiguration de la société impose de réfléchir à l’avenir de la culture du souvenir, A. Assmann en convient mais ne laisse aucun doute quant à la nécessité de garder vivante la mémoire de l’Holocauste. Au contraire, vingt ans après la conférence de Kertész, A. Assmann montre, dans Das neue Unbehagen an der Errinerungskultur [Le Nouveau Malaise face à la culture du souvenir], que ce qui n’était qu’une utopie dans les années 1990 est devenu une responsabilité.

Histoire, mémoire, identité

3Le malaise face à la culture du souvenir concerne actuellement la mémoire de l’Holocauste ; son origine se situe toutefois à un état antérieur de la question : elle remonte, selon A. Assmann, à l’hypothèse formulée dans les années 1920 d’une mémoire collective. De manière didactique, la théoricienne de la mémoire commence par retracer le conflit de spécialistes qui oppose ce concept aux thèses individualistes de l’historien Reinhardt Koselleck. Le débat se joue à deux niveaux : non seulement Koselleck n’admet de mémoire que personnelle mais surtout il défend l’histoire comme le seul récit valable. A. Assmann, au contraire, avance qu’il ne saurait y avoir de mémoire strictement personnelle, dans la mesure où nous nous nourrissons des récits d’autrui et d’images communes et, par conséquent, que disposer d’un récit collectif non scientifique est inévitable : les individus, organisés en groupes et en sociétés, se réfèrent à un passé commun, qu’ils s’y reconnaissent ou s’en distinguent, pour construire leur identité. L’historien n’échappe pas non plus aux traumatismes de sa génération ou de sa nation.

4A. Assmann rappelle par exemple que Koselleck écrit avec le souvenir immédiat de la domination soviétique, c’est-à-dire à un moment où l’affirmation de l’individu contre la collectivité était nécessaire. Il écrit avec la crainte de voir à nouveau sa discipline subordonnée au pouvoir, mise au service d’une identité collective prévue par l’État. Le danger ressenti est si fort que Koselleck affirme au nom du droit à jouir de sa propre biographie : « der Historiker “hat nicht die Aufgabe, Identität zu stiften, sondern sie zu vernichten » [p. 20, « l’historien “n’a pas pour tâche de créer l’identité, mais de la détruire” »]. Dans cette perspective, l’histoire corrige la mémoire, elle aide à se défaire des récits collectifs qui font planer la menace d’une construction mensongère. La « nation » même finit par représenter une menace et, aujourd’hui encore, marquée du souvenir du régime nazi et de ses crimes, l’idée de reconnaissance positive du groupe s’accompagne d’un soupçon systématique de tentations nationalistes ou totalitaires, si bien que le « Nie wieder! » [« Plus jamais ! »] de Joschka Fischer est devenu pour certains un « Nie wieder eine deutsche Identität! » [p. 28, « Plus jamais d’identité allemande ! »].

5Il n’est pas question dans Das neue Unbehagen de nier les possibles dérives identitaires mais A. Assman refuse en même temps l’individualisme radical de Koselleck comme unique réponse pour s’en prémunir. Tenant compte de la mémoire post‑RDA tout en mettant au jour les limites de la stricte objectivité historique, A. Assmann tente de sauver le « national » comme notion positive ; pour cela, elle formalise explicitement les bornes réciproques de ce qui appartient au champ de l’histoire et de la mémoire :

« Einerseits können die Historiker einer demokratischen Gesellschaft nicht vorschreiben, was und wie sie sich zu erinnern hat. […] Andererseits dürfen sich die Konstruktionen des Gedächtnisses nicht gegenüber der historischen Forschung immunisieren. (p. 22) »

[D’une part, les historiens ne peuvent pas dicter quoi retenir ni comment. […] D’autre part, les constructions de la mémoire ne doivent pas s’immuniser contre la recherche historique.]

6L’ambition n’est pas d’opposer deux systèmes mais justement de souligner que les relations entre l’histoire et la mémoire dépassent la seule dichotomie axiologique, avec d’un (bon) côté la vérité et le réel et de l’autre une (mauvaise) machination fictive. Pour constituer une « fundierender Geschichte » [p. 27, « histoire fondatrice »], il faut que la mémoire soit endiguée par la vérité historique, c’est-à-dire prémunie des dérives idéologiques, en l’occurrence du négationnisme. Un tel rapport autorise à comprendre l’identité comme une « Form der Selbstbestimmung » [« forme d’autodétermination »] et non comme une « Kollektivierung » [p. 27, « collectivisation »], d’autant plus en démocratie où il n’existe pas de récit étatique mais une multitude d’offres mémorielles auxquelles l’individu peut participer. L’opposition entre histoire et mémoire n’a donc pas lieu d’être car leurs buts divergent : alors que la première recherche une vérité encyclopédique universelle mais sans implication identitaire, la seconde constitue un élément essentiel à la construction d’une identité collective aussi bien qu’individuelle.

7En somme, la vérité de l’histoire, le mythe de la mémoire et l’affirmation de l’identité sont intimement liés et aucun des trois ne peut ignorer l’un des autres termes. Susan Neiman, citée à deux reprises, pose ainsi l’injonction contemporaine : « An einer neuen deutschen Identität müssen wir alle arbeiten » [p. 216 et 232, « Nous devons tous travailler à une nouvelle identité allemande »]. D’une part, il s’agit de négocier avec l’héritage de l’Holocauste pour reconstruire au fil des générations une identité apaisée ; d’autre part, que l’injonction émane d’une philosophe américaine vivant à Berlin rappelle, s’il en était besoin, que la mémoire est aussi une préoccupation transnationale.

Chronologie de la mémoire : (re)construire une identité nationale

8La mémoire en tant que processus dynamique évolue en fonction des générations de sorte qu’il existe deux orientations pour la culture du souvenir : il est possible soit de favoriser la mémoire immédiate des générations et donc d’oublier ce qui ne la concerne pas directement ; soit de travailler à comprendre l’histoire et à en accepter l’héritage. Citons une nouvelle fois Kertész qui résume les attitudes successives des générations par rapport à une question difficile :

[…] l’Holocauste peut-il créer des valeurs ? À mon avis, cette question marque l’aboutissement d’un processus de plusieurs décennies qui doit désormais l’affronter, après l’avoir dans un premier temps étouffée, puis documentée. Mais c’était trop peu, comme je l’ai dit, il faut porter un jugement qui ne peut être qu’un jugement de valeur. Qui n’est pas capable de regarder son passé en face est condamné à le répéter indéfiniment – nous connaissons tous cette phrase de Santayana4.

9Pour réduire l’écart entre l’histoire de la nation et l’expérience de l’individu, il faut accepter les crimes passés via une confrontation au passé et une autocritique. A. Assmann s’attache ainsi à développer les étapes de la naissance d’une éthique qui fonde la reconstruction de l’identité nationale, jalonnée de conflits générationnels.

10Dans l’immédiat après‑guerre et jusqu’à la fin des années 1960, le silence a régné autour des crimes nazis. Le premier tournant arrive avec la 68er-Generation qui accuse ses aînés d’une double culpabilité : après les actes, le mutisme. La nouvelle génération suit une morale simple : « Brechen des Schweigens » [p. 39, « rompre le silence »], acceptant désormais l’histoire du régime nazi comme constitutive de l’histoire familiale. C’est à partir de ce conflit que l’Holocauste devient un point de référence identitaire problématique, non seulement à cause de la confrontation intergénérationnelle mais aussi par la manière de traiter cette mémoire. Bien que les 68ers rappellent les victimes à la mémoire, Christian Schneider et Ulrike Jureit estiment que ces derniers ont privilégié un rapport d’identification aux victimes, conduisant à une identité équivoque :

Mit Beschreibungen wie «geliehene Identität» und «gefühlte Opfer» prangern sie eine fortbestehende phantasmatische Über Identifizierung der nicht-jüdischen Deutschen mit den jüdischen Opfern an, in der die Differenz zwischen Deutschen und Juden gänzlich ausgelöscht wird. (p. 53‑54)

[Avec des concepts tels quels « identité empruntée » et « victimes prétendues », ils dénoncent une sur-identification fantasmatique persistante des Allemands non juifs avec les victimes juives, qui gomme complètement la différence entre Allemands et Juifs.]

11A. Assmann relativise, d’abord en soulignant à juste titre le risque d’essentialisation d’une telle analyse puis en historicisant le phénomène. Progressivement, c’est une identité générationnelle qui s’est constituée, fondée sur un sentiment de culpabilité et de responsabilité, concrétisée par le développement d’une culture du souvenir. À partir des années 1980, les victimes cessent d’être une catégorie abstraite, les recherches documentaires leur restituent une biographie individuelle. Par ce biais, l’identification se mue en une éthique : il s’agit d’assumer la responsabilité des actes tout en parvenant à faire son deuil de la violence de sa propre histoire. Une quête biographique se substitue à l’usurpation d’un langage ou d’une blessure : dans les années 1990, arrive le temps des « Familienromanen » [p. 51, « romans familiaux »], dans lesquels les romanciers interrogent l’histoire familiale à partir notamment d’archives, participant à promulguer une lecture subjective de l’histoire, à enrichir la mémoire collective et à construire une identité différenciée de celle des victimes.

12Dans son essai, A. Assmann ne fait toutefois que mentionner cette importance5 et se consacre plutôt à l’analyse de la culture populaire et plus précisément télévisuelle. Elle montre le pivot qu’ont été la série américaine Holocaust en 1979 et le téléfilm en plusieurs parties Unsere Mütter, unsere Väter en 2013. La première qui suivait le parcours de deux familles, l’une nazie l’autre juive, a dépeint avec violence la persécution et l’extermination des juifs, jouant le rôle, en Allemagne, du procès Eichmann en Israël. Le téléfilm quant à lui, quoique récent, a été le premier à ne pas mettre en scène des figures historiques ou au contraire des personnages entièrement inventés, les parents du producteur ayant inspiré trois des cinq personnages principaux. Les premiers témoins ont pu reconnaître leur expérience à travers cette fiction, et la partager avec la deuxième et troisième générations. Toutefois, et bien que le film s’efforce de mettre en image le mal que la guerre fait ressortir en chaque personne, A. Assmann relève que reconnaître en « nos » aînés des nazis reste difficile et que la fiction perpétue une représentation des soutiens au parti extérieurs au cercle familial : les nazis sont toujours les autres. Cette remarque soulève le conflit plus contemporain qui oppose la mémoire des victimes à la mémoire des auteurs.

13Le poète Max Czollek s’est emparé de cette question en dénonçant en 2018 dans un essai polémique, Desintegriert euch!, l’instrumentalisation des Juifs dans la culture commémorative. Il reprend, vingt ans après Y. Michal Bodemann, l’idée d’un « Gedächtnistheater », un « théâtre de la mémoire » qui assigne aux anciennes victimes et à leurs descendants un rôle involontaire, chargés d’apparaître aux commémorations nationales pour rassurer et confirmer les Allemands dans leur identité, lesquels, en se confrontant artificiellement à leur culpabilité, s’enorgueillissent finalement d’être « Weltmeister im Erinnern » [p. 59, « champion du monde de la mémoire »]. Max Czollek appelle ainsi à retrouver une identité juive « désintégrée » de l’identité allemande, sinon à abolir l’existence même des nations. Le problème tient en fait au monopole de la perspective des auteurs dans la parole commémorative, qui rejoue symboliquement la domination passée et exclut du travail de mémoire la perspective des victimes. A. Assmann propose ainsi de substituer au « paradigme de l’éthique », qui n’admet qu’une relation unilatérale des auteurs vers les victimes, un « paradigme de l’empathie » afin de nouer un dialogue entre la mémoire des victimes et celle des auteurs et prévenir la dérive décrite par Hrant Dink :

Wenn du deine Identität nur durch ein Feindbild aufrechterhalten kannst, dann ist deine Identität eine Krankheit6. (p. 216)

[Si vous ne pouvez affirmer votre identité qu’à travers l’image d’un ennemi, alors votre identité est une maladie.]

14Cela impliquerait par exemple que les Allemands se « désintègrent » eux-mêmes des discours nationalistes qui menacent les minorités, l’empathie passant ici par la solidarité. Plus fondamentalement, il conviendrait de ne plus traiter les auteurs comme une entité abstraite et anonyme mais de procéder au même travail de documentation qui a permis de restituer une biographie aux victimes. L’idée n’est pas de rendre hommage aux auteurs de l’Holocauste mais de rétablir dans la mémoire fonctionnelle ce que Kertész signalait déjà en 1992 :

Améry s’est retrouvé face à des hommes, des « hommes ennemis » (Gegenmenschen), ce n’est pas le totalitarisme qui l’a battu à coups de nerf de bœuf et l’a pendu à une chaîne par ses poignets menottés, mais le lieutenant Praust qui parlait le dialecte berlinois7.

15Ce travail d’identification ouvrirait un espace de dialogue dont la finalité consisterait en l’inclusion de la perspective des victimes dans un travail commémoratif devenu commun. Grâce à l’empathie, explique A. Assmann, l’identité ne répondrait plus seulement à une logique de délimitation : elle serait aussi le mélange et l’alliance de mémoires étrangères, qu’il s’agisse de perspectives différentes d’un même événement fondateur ou de références identitaires différentes.

Géographie de la mémoire : se souvenir en pays mondialisé

16Après le malaise face au concept de mémoire et face à la mémoire de l’Holocauste, A. Assmann aborde le rapprochement entre les crimes nazis et soviétiques, cela à l’échelle de l’Allemagne et de l’Europe. La culture de la mémoire allemande connaît depuis la chute du mur de Berlin un défi important : réunir dans un récit commun deux mémoires. Tout le processus développé jusqu’ici, marqué par un sentiment de culpabilité et de responsabilité, ne s’est effectué qu’en Allemagne de l’Ouest ; à l’Est, a prévalu le récit de l’héroïsme communiste et de l’autolibération des détenus politiques, dont le mémorial de Buchenwald reste un symbole remarquable. En 1989, les anciens citoyens de la RDA ont donc été précipités dans une culture du souvenir qui n’avait pas été pensée par eux et qui, par ailleurs, n’allait pas prendre en compte leur situation particulière d’avoir été tributaires et victimes du régime soviétique. En effet, A. Assmann distingue deux pratiques de la mémoire : alors qu’une politique de « Vergangenheitsbewahrung » [« préservation du passé »] a été adoptée pour la mémoire de l’Holocauste, assurant sa transmission aux générations futures, c’est un principe de « Vergangenheitsbewältigung » [p. 115, « réconciliation avec le passé »] qui a régi l’orientation de la mémoire de la RDA. La réconciliation, contrairement à la préservation, n’a pas vocation à définir un cadre de mémoire normatif : il s’agit de surmonter une violence de l’histoire, c’est-à-dire de se confronter au passé pour l’historiciser et ouvrir la voie à un avenir commun détaché du traumatisme. En l’occurrence, des bâtiments ont été détruits, des places et des rues au nom communisant renommées, confinant la mémoire des anciens citoyens de la RDA principalement à l’espace familial. A. Assmann précise que la volonté de l’État n’est pas de nier ce pan de l’histoire nationale mais plutôt de privilégier le mythe positif de la réunification comme révolution démocratique réussie. Aujourd’hui, l’inclusion de la mémoire de la RDA dans la mémoire fonctionnelle nationale est un défi auquel s’attelle avant tout la société civile. A. Assmann passe rapidement en revue les mémoriaux qui participent à transmettre cette mémoire et rappelle l’importance des œuvres culturelles qui offrent un regard subjectif sur l’histoire et exportent hors du cadre familial le débat de la mémoire et de l’identité. Mais ce conflit lui sert surtout de pont vers la question d’une identité européenne.

17L’Holocauste s’est substitué dans l’imaginaire collectif à la Révolution française en tant que mythe fondateur de l’Europe, affirme A. Assmann. Cependant, comme pour l’Allemagne, ce mythe vaut principalement pour la partie occidentale du continent ; l’Europe de l’Est a fondé une identité commune d’ancienne victime du régime soviétique. Dans la perspective de l’Union européenne, cette différence crée des tensions, notamment à propos des politiques de reconnaissance des victimes. La mémoire de l’Est souffre d’un manque de symboles fédérateurs garantissant la connaissance et la transmission des événements qui la fondent : Auschwitz n’a pas d’équivalent soviétique, la déportation au goulag n’a pas été adaptée par le cinéma américain, il n’y a pas de journée de la mémoire des crimes de l’U.R.S.S. Et pourtant, comme le signalait Sandra Kalniete à l’ouverture de la Foire du livre de Leipzig en 2004, pas une famille qui n’ait été touchée par ces crimes. Le bref discours de cette femme politique lettone, survivante du goulag, a suscité une vive polémique8 qui cristallise les tensions entre les victimes du nazisme et celles du stalinisme, se retrouvant à l’échelle de l’Europe, entre l’Ouest ou l’Est. À l’Est, s’expriment des frustrations quant à la reconnaissance de leur histoire ; à l’Ouest, des réticences quant à la remise en question de la singularité de l’Holocauste. Pourtant, des similitudes relient les deux totalitarismes : le roman de Jörg Baberowski, Scorched Earth, raconte à ce titre le rôle commun que ceux-ci ont joué dans la guerre de la faim en Europe de l’Est. L’enjeu consiste alors à savoir comment mettre en place une commémoration européenne qui différencie sans niveler. Autrement dit, il s’agit d’édifier une culture de la mémoire capable de fondre en une identité européenne commune deux identités distinctes par leur mythe fondateur. L’historien Bernd Faulenbach a ainsi formulé deux règles qui doivent guider la mémoire européenne :

1. Die Erinnerung an die Verbrechen des Stalinismus darf die Erinnerung an den Holocaust nicht relativieren.
2. Die Erinnerung an den Holocaust darf die Erinnerung an die Verbrechen des Stalinismus nicht trivialisieren.
(p. 163)
[1. La mémoire des crimes du stalinisme ne doit pas relativiser la mémoire de l’Holocauste. 2. La mémoire de l’Holocauste ne doit pas banaliser la mémoire des crimes du stalinisme.]

18Avec le respect de ce cadre, le tabou qui pèse sur la comparaison des crimes nazis et soviétiques est amené à être levé.

19Le cas de l’Europe se révèle exemplaire du travail qui incombe en réalité à chaque société « post-migrante » ou mondialisée. Un récit unique s’avère impossible et des récits multiples risquent de conduire à une lutte pour la primauté de son récit et, corollairement, à la négation de ses propres fautes envers les autres communautés de mémoire. Pour sortir de cet écueil, A. Assmann appelle au dialogue entre les différentes communautés de mémoire, afin que chacun reconnaisse les « Historische Wunden9 » [p. 170, « blessures historiques »] de l’autre. Pour ce faire, A. Assmann introduit un dernier concept : la « dialogische Erinnern » [p. 195, « mémoire dialogique »]. Cette mémoire s’intègre dans le paradigme de l’empathie et suppose le partage de son expérience avec l’autre afin de comprendre de façon plus complète l’histoire et ses particularités en fonction des cultures et des territoires, et d’accéder à ce que Péter Esterházy appelle « ein geteiltes europäisches Wissen über uns selbst als Täter und Opfer10 » [p. 200, « une conscience européenne partagée de nous-mêmes en tant qu’auteurs et victimes »]. Une telle pratique de la mémoire permettrait d’enrayer la lutte entre les victimes et, en même temps, de nouer des liens entre les communautés de mémoire dans la mesure où aucun être humain ne pourrait prétendre à une identité exclusive.

***

20Aleida Assmann apporte finalement un éclairage précieux sur les enjeux de la culture du souvenir dans la construction de l’identité, au niveau individuel, national et transnational. Toutefois, il semble que sa volonté de « dépassionner le débat » éclipse celle de prendre part au débat. Théoricienne fondatrice des études sur la mémoire, A. Assmann apparaît comme une instance surplombant les différentes formes de malaise et sa démarche se limite finalement à résumer puis atténuer les positions excessives des autres penseurs. Ce faisant, elle écarte certaines questions sensibles et actuelles susceptibles de ternir l’optimisme dont elle fait preuve face à la culture du souvenir. Le développement sur la mémoire de la RDA suggère par exemple une forme d’échec de la démocratie dont le récit positif de la réunification a provoqué la mise en retrait des anciens citoyens de l’Allemagne de l’est. A. Assmann ne s’aventure pas sur ce terrain périlleux qui pourtant occupe une place dans le débat contemporain : la question se retrouve notamment dans l’étude anthropologique d’Irene Götz, Deutsche Identitäten, et plus explicitement chez la sociologue Naika Foroutan qui a travaillé sur l’analogie entre le traitement des anciens habitants de la RDA et des personnes d’origines migratoires, tous considérés comme des « citoyens de seconde classe11 ». De même, on aurait attendu d’une didacticienne une réflexion plus approfondie sur le rôle de la mémoire dans l’enseignement de l’histoire, et surtout sur l’enjeu de la pluralisation de la mémoire. De manière anecdotique, A. Assmann propose d’impliquer les enfants d’origine migratoire dans la mémoire nationale en décentrant le récit de l’Holocauste : la Turquie a aidé des Juifs à s’enfuir et les a accueillis. Mais ce n’est qu’un début de réponse à un débat plus profond et qui engage aussi la question de l’identité européenne : comment l’histoire doit-elle être enseignée ? Et quelle histoire ? Faut‑il par exemple développer l’enseignement de l’histoire européenne et, avec, une conscience européenne ?

21Évidemment le cadre d’une « intervention » ne permet pas de répondre à tout mais, précisément, la liste de concepts abordés aurait gagné à être plus restreinte, d’autant qu’elle se révèle parfois répétitive, pour laisser la place à une réflexion qui s’engage plus franchement dans le débat, au risque d’être moins consensuelle. En somme, pour le lecteur qui n’est pas familier des travaux d’A. Assmann, Das neue Unbehagen an der Erinnerungskultur constitue une introduction concise à l’histoire de la culture du souvenir et aux concepts forgés pour la penser ; il faudra se reporter à ses autres ouvrages si l’on veut lire des développements plus longs et appliqués plus précisément. C’est là la force et la faiblesse de l’ouvrage : état des lieux critique qui balaie largement les débats menés depuis les années 1990, l’essai offre un condensé clair et didactique mais parfois trop rapide. Prenons alors l’essai pour ce qu’il peut être : un outillage théorique qui donne aux nouvelles générations les fondamentaux pour s’engager dans le débat avec leurs propres solutions.