Acta fabula
ISSN 2115-8037

2021
Mars 2021 (volume 22, numéro 3)
titre article
Lucie Nizard

Croquer les Parisiennes du Second Empire aux Années folles. Métamorphoses d’un mythe volage

Sketching Parisian women from the Second Empire to the Roaring Twenties. Metamorphoses of a fickle myth
La Parisienne du Second Empire aux Années folles, sous la direction de Anne‑Simone et Pierre‑Jean Dufief, Paris : Honoré Champion, 2020, 464 p., EAN 9782745353306.

1Dans Un Naufrage parisien, la romancière du second xixe siècle Claude Vignon désigne la capitale comme une puissance corruptrice, qui livrerait ses habitantes à toutes les tentations. La Parisienne incarne la fille d’Ève par excellence, cueillant et offrant avec une séduisante œillade les pommes interdites dans les Grands Magasins et sur le Boulevard :

Il y a dans la Parisienne, — on l'a dit bien des fois, et le dira‑t‑on jamais assez ? — des ressources imprévues, des forces latentes, des talents improvisés qui en font la femme la plus complète du monde, la plus précieuse, comme la plus charmante et la plus désirable. Une femme du monde sort d'une grisette en quelques jours, et, dans une grande dame, il y a vingt femmes différentes, — même une grisette, au besoin.1

2L’ouvrage La Parisienne du Second Empire aux Années folles interroge ce mythe qui fait de la Parisienne une figure à la fois reconnaissable entre toutes, et délicieusement insaisissable, changeante sans cesse et toujours sans égale, à l’instar de la ville qui l’enfante, bouleversée en ce second xixe siècle par des travaux qui renouvellent sa physionomie. Dans ce Paris moderne où règnent les industries du loisir, de la mode et du luxe, les Parisiennes exhibent leur goût artiste de la toilette, qu’elles soient petites femmes ou grandes mondaines, de l’Ouest bourgeois aux faubourgs populeux, du Bois au bal Mabille. « Faite à la mesure de sa ville » (Anna Kaczmarek, p. 283), la Parisienne est donc plurielle : d’origines sociales et géographiques diverses, elle semble se définir par soustraction, comme celle que son charme dénonce immédiatement comme n’étant ni étrangère, ni provinciale. Elle est toutefois un objet difficile à cerner, « moins une femme qu’une ‘façon d’être’, la manière d’habiter un territoire immatériel » (p. 19), une figure labile et fantasmée, « femme mosaïque » (p. 8) dont le recueil décrypte les multiples facettes.

3L’ouvrage montre avec brio comment le second xixe siècle voit la figure de la Parisienne passer du type au véritable mythe. L’une des principales qualités de ce volume est d’interroger ce mythe au prisme de l’histoire culturelle et de la littérature, de questionner les représentations pour mieux historiciser les fantasmes, et d’étudier les conditions et les modalités de l’apparition de cette silhouette rêvée. C’est notamment au moyen d’une transdisciplinarité particulièrement fructueuse que l’ouvrage interroge le mythe de la Parisienne, à la lumière de l’histoire de l’art, de l’histoire de la mode, ou encore de la littérature – convoquant tantôt le théâtre, tantôt le roman, ou encore la presse et plus particulièrement les journaux de mode. On reconnaît là la marque des deux directeurs de l’ouvrage : Anne‑Simone Dufief, professeure émérite de littérature du xixe siècle, a consacré des travaux au roman comme au théâtre, et préside la Société des Amis d’Alphonse Daudet — dont la présence récurrente dans le recueil est particulièrement appréciable, tout comme celle de sa femme, la méconnue Julia Daudet. Pierre‑Jean Dufief, également professeur de littérature spécialiste des frères Goncourt, a consacré ses travaux à l’épistolaire, au journal intime, et au roman naturaliste. Son article « Octave Uzanne : le bibliophile et la Parisienne » remet en lumière une figure oubliée du second xixe siècle. C’est d’ailleurs l’un des mérites de l’ouvrage que de convoquer de multiples auteurs sans hiérachisation : s’il est question de Zola, des Goncourt, et de Maupassant, on salue les références à des hommes de lettres méconnus, tels qu’Henry Becque, Victorien Sardou ou Jean de Tinan, mais aussi à des œuvres mésestimées d’écrivains célèbres (Pompon, de Malot, ou encore Jack et Le Nabab de Daudet). À la parole féminine est également réservée une place de choix ; on note en particulier la convocation des récits de voyage et journaux intimes rédigés par des Parisiennes telles que Louise Bourbonnaud ou Marie Grandin. Même constat en ce qui concerne les références artistiques, notamment chez Françoise Tétart‑Vittu ou Noëlle Benhamou : si Monet, Renoir, Moret et Stevens sont fort bien exploités, c’est également le cas de Gavarni et de nombreux illustrateurs de presse.

4Les très nombreux articles du recueil sont de grande qualité, et permettent de jeter des éclairages extrêmement variés sur le mythe protéiforme de la Parisienne. Si toutes les représentations semblent s’accorder sur le subtil mélange d’élégance et de piquant qui sont la signature de la Parisienne, chaque article explore à sa manière l’une des mille métamorphoses de cette silhouette qui mue et se meut au gré des imaginaires.

Diversité des figures de Parisiennes 

5L’ouvrage permet de prendre la mesure de la variété des figures qui se cachent derrière l’appellation « Parisienne ». Loin de se limiter à la prosaïque définition d’habitantes de Paris, les Parisiennes telles que le second xixe siècle se les représente sont une quintessence de la femme — avec tout l’essentialisme que recouvre la notion à cette époque : tantôt Marianne combattantes pour la Commune, tantôt reines de beauté aux rires légers, sujets libres revendiquant leur émancipation, et parfois objets érotiques aliénés par les regards masculins.

6La Parisienne, ce peut être la mondaine au goût sûr qu’incarne Marguerite Charpentier, d’après Virginie Meyer : l’épouse de l’éditeur des naturalistes a su se faire digne de la modernité de la Ville Lumière, femme d’affaires et d’action qui tient salon en mécène des peintres impressionnistes. Julia Daudet fournit un autre modèle de Parisienne‑type, notamment pour les romans de son époux. A.‑S. Dufief restitue à cette « femme d’auteur » son statut de « femme auteur » (p. 46), se refusant à la réduire au statut de muse : c’est aussi une manière d’être Parisienne, pour Julia Daudet, que de prendre la parole en femme d’esprit, libre et vive, combattant la misogynie et faisant de la mode un véritable art. C’est encore à la Parisienne comme femme émancipée que fait référence Hemlata Giri dans son petit travail bien moins anecdotique qu’il n’y paraît consacré à « La Parisienne à bicyclette dans Paris (1898) d’Émile Zola ». Autre figure de Parisienne libérée, papesse de l’élégance à la taille affranchie du corset, la Comtesse de Castiglione se constitue en icône du parisianisme. Muriel Berthou‑Crestey met au jour les « stratagèmes de fabrication de sa légende » (p. 57) par cette étrangère qui s’est fabriqué une image médiatique de métonymie de la Ville‑Lumière. Les articles montrent bien comment le mythe de la Parisienne est sans cesse construit et déconstruit au cours du second xixe siècle.

7Noëlle Benhamou, dans son article « La Parisienne au Bois dans la fiction de 1850 à 1900 : victoire du corps féminin, défaite de la femme ? », souligne fort bien la manière dont les jugements masculins font de la Parisienne une « fleur du mâle » (p. 82), réduite à son enveloppe corporelle sursexualisée. Mais la Parisienne, ce peut être aussi une combattante engagée, une « héroïne sociale » (Édouard Galby‑Marinetti) qui travaille par le biais de ses textes à une « redéfinition publique de soi » (p. 112). L’évolution entre les deux volets de ce diptyque apparemment antithétique se lit fort bien chez Vallès, comme l’explique Silvia Desegni : de la futilité de la Parisienne Second Empire, éclot la Communarde dont le cœur bat au rythme de celui d’une liberté qui ne rime plus avec légèreté. On peut se demander, au terme de cette première partie, ce qui lie entre elles ces figures de Parisiennes si plurielles.

Cet insaisissable je‑ne‑sais‑quoi qui distingue une Parisienne au premier coup d’œil 

8Une véritable sémiotique de la Parisienne se développe au cours du xixe siècle, dont on sait le goût pour les physiologies et les taxinomies. Cyril Barde explique fort bien comment « le geste fait la Parisienne » (p. 182), paradoxe d’un style unique partagé par toutes les Parisiennes. La « vraie Parisienne » parviendrait à se conformer à la norme de la mode tout en affirmant une élégance singulière. Marie‑Ange Fougère interroge ce topos en étudiant les chroniques féminines de Luce Béryl et Jeanne d’Antilly dans le Journal pour tous, à la Belle‑Époque. Gaëlle Viémont déshabille Le Guide des Couturières, paru entre 1890 et 1904, pour montrer comment se fabrique l’élégance : les couturières parisiennes acquièrent de réels savoir‑faire artisanaux qui leur permettent de transformer la Parisienne en véritable image de marque. C’est dans les périodiques de mode du Second Empire qu’Aurélia Moulin cherche le secret de l’élégance parisienne, et surtout de la lucrative élaboration de son mythe, dans un contexte d’explosion d’industrie du luxe et de fête impériale.

9Si l’on peut acheter les patrons de ses élégances, la Parisienne ne se limite pourtant guère à son vêtement bien taillé. La représenter reviendrait à tenter de saisir l’insaisissable. Jean‑Didier Wagneur montre combien les physiologies, au premier rang desquelles La Parisienne, que Taxile Delord publie en 1841, font de cet « idéal‑typique » (p. 213) un indéfinissable, que seules des pirouettes permettent d’effleurer sans jamais l’étreindre. Véronique Cnockaert souligne également ces « territoires vaporeux de la Parisienne » (p. 285). Alex Lascar convoque Gozlan, homme de lettres touche à tout, qui déconstruit sa propre enquête sur « Ce que c’est qu’une Parisienne » par une ironie corrosive, n’approchant la notion que par la voie du fragment et de la dérision, en un texte‑mosaïque à l’image de celle qu’il esquisse. Même constat de « labilité d’un type » (p. 404) pour Gabrielle Melison‑Hirchwald, qui se penche sur les Parisiennes de Daudet, dont les portraits présentent quelques « invariants mythiques » (p. 398), tout en s’affirmant toujours comme fuyants. Chez les Goncourt encore, soutient Jean‑Louis Cabanès, « l’instabilité axiologique de la Parisienne induit un dramatisme, un conflit de types contradictoires » (p. 298). Le théâtre met en scène ce mouvement constant de la Parisienne, qui appelle, selon l’heureuse expression de Guy Ducrey, une « dramaturgie du courant d’air » (p. 309). Simona Montini convoque également La Parisienne d’Henry Becque, analysant quatre interprétations différentes du rôle de Clotilde, qui reflètent l’évolution des perceptions de la figure de la Parisienne. La scène ne cesse en effet de représenter la « vraie » Parisienne, dont la gestuelle la distinguerait des demi‑mondaines, ainsi que l’explique Hanam Hashem au sujet des comédies de mœurs.

10Sébastien Roldan nous livre la clef de ce parisianisme énigmatique : il est, nous dit‑il, « plus facile de reconnaître la Parisienne aux réactions qu’elle suscite et aux conséquences qu’elle entraîne qu’à ses attributs propres » (p. 243). La Parisienne, c’est donc celle qui ensorcelle ceux qui la croisent, passante croqueuse d’hommes dont la simple cheville suffit à faire chavirer les cœurs : « l’une des modalités phares de ce personnage consiste à causer frivolement des ravages » (p. 243).

11Cependant, le mythe s’écaille dès la fin du siècle. Chez Bourget par exemple, la Parisienne n’a plus « le monopole du charme » (p. 445), nous apprend Jean‑Pierre Ricard. Le grand voyageur la compare aux étrangères, et lui fait perdre au change : elle est désormais associée à la vie mondaine et factice d’un Paris trop pailleté pour être honnête. Vue par les étrangers, la Parisienne continue d’incarner la quintessence de la Française, inconstante, légère, élégante et séductrice. Marie‑France de Palacio fait toutefois retentir des voix discordantes, comme celle de la Viennoise Clara Schreiber, qui met en lumière non plus la petite femme de Paris érotisée comme un bel objet de curiosité, mais la Parisienne qui travaille et qui pense. Valérie Boulain met également en valeur des figures de Parisiennes libres et modernes, en étudiant les écrits de globes‑trotteuses qui incarnent désormais « la Française idéale, la nouvelle Ève, active et éduquée » (p. 422).


***

12Ravissant trottin à la merci de tous les regards, exploratrice émancipée, femme fatale en omnibus, mondaine protectrice des arts ou rieuse danseuse de barrière, la figure de la Parisienne, on l’aura compris, change au gré des fantasmes du second xixe siècle et des bouleversements qui transforment la Ville‑Lumière. Le recueil restitue avec une grande finesse les inflexions de ce mythe protéiforme. Les articles permettent dans leur diversité pluridisciplinaire de mieux cerner cette silhouette par nature insaisissable, et de mettre en lumière les complexités de ces représentations plurielles, tout en les historicisant. L’ouvrage a donc le grand mérite de croiser les approches de spécialistes de littérature, d’histoire de l’art et de la mode, afin de mettre au jour toutes les ambiguïtés de cette mythologie, et les présupposés de la sémiologie qui permettrait de débusquer à coup sûr la véritable Parisienne. Tous les préjugés misogynes du second xixe siècle semblent s’épanouir dans cette figure qui incarne et reflète l’ambivalence de la perception des femmes de l’époque. La Parisienne fantasmée oscille, comme beaucoup de représentations féminines du temps, entre érotisme et angoisse, légèreté et hystérie. Elle peut également être étudiée à l’aune de ce qu’Alain Vaillant nomme dans le Dictionnaire du Romantisme la « mythographie romantique de Paris2 », bientôt aux prises avec les légendes de la « fête impériale », vie parisienne tourbillonnante croquée par Offenbach, puis de la « Ville‑Lumière », dont les vitrines brillent de mille feux. Si le couple Paris / Province, fort bien analysé par Pierre Nora, est un véritable topos de la première moitié du siècle, c’est à l’étrangère qu’est comparée la Parisienne de la seconde, au rythme des Expositions universelles. Elle est tenue d’y donner une certaine idée de la France aux yeux émoustillés de voyageurs venus du monde entier pour s’encanailler avec les habitantes de la Babylone moderne, lieu de la transgression et de l’anonymat. La figure est toutefois soupçonnée d’être un carton‑pâte de réclame à la fin du siècle : la mythique élégance de la Parisienne serait un argument de vente pseudo‑hédoniste au service d’une industrie de la mode et du luxe en pleine expansion, servie par le développement des Grands magasins, du prêt‑à‑porter, et de la Grande Couture, célébrés par la presse.

13On aura quelques très minces réserves, qui n’ôtent rien à la grande qualité du recueil. On regrette le nombre très limité d’illustrations, dans un ouvrage qui fait tant de mentions des arts plastiques. Un encart présentant quelques gravures de Gavarni dont il est – à très juste titre – beaucoup question aurait été utile. On aurait également pu ajouter à la très riche introduction un retour plus étoffé sur la Parisienne du premier xixe siècle. Si La Peau de chagrin est convoquée, on aurait pu creuser l’analyse des « Scènes de la vie parisienne » balzaciennes, qui semblent un horizon intertextuel capital du roman de la seconde moitié du siècle. Enfin, on aurait apprécié de connaître les sources des nombreuses citations de l’introduction de manière plus systématique, par des notes de bas de page.

14Ces quelques compléments ne relativisent guère la valeur de cet ouvrage et la force de ses propositions. Il dévoile à merveille la confusion qui s’opère dans les imaginaires entre les fantasmes liés à la ville, et ceux suscités par ses habitantes. Par un processus métonymique, Paris et la Parisienne se colorent réciproquement. Paris se transforme en une femme légère et ingrate qui dévore ceux qu’elle a poussés au désir, ogresse sans pitié de l’excipit de Germinie Lacerteux ; elle s’embrase avec Hélène dans Une Page d’amour. C’est que Paris devient dans le roman naturaliste cette « ville complice3 » qui pousse au crime Renée dans La Curée ; au Bois comme sur le Boulevard, la Parisienne respire un air à nul autre pareil, qui fait tourner toutes les têtes : « c’était dans cet air que Renée respirait ses caprices, ses anxiétés sensuelles4. »