Acta fabula
ISSN 2115-8037

2021
Mars 2021 (volume 22, numéro 3)
titre article
Hélène Parent

Lire & réécrire le Code civil : « prendre le ton », donner le ton ou changer de ton ?

Reading and rewriting the Civil Code: "taking the tone", setting the tone or changing the tone?
Marion Mas et François Kerlouégan (dir.), Le Code en toutes lettres. Écriture et réécritures du Code civil au XIXe siècle, Paris : Éditions Classiques Garnier, coll. « Esprit des lois, esprit des lettres », 2020, 309 p., EAN 978‑2‑406‑10046‑1.

1Cet ouvrage collectif dirigé par Marion Mas et François Kerlouégan, issu d’un « dialogue entre juristes et littéraires1 », prend comme point de départ un objet juridique : le Code civil des Français, connu plus simplement sous le nom de « Code civil ». La riche et vaste introduction rédigée par le coordinateur et la coordinatrice commence par en rappeler la genèse : adopté le 30 ventôse an XII (21 mars 1804), le Code civil réunit 2281 articles organisés selon un plan détaillé, concernant les personnes (livre I) et la propriété des biens (livres II et III). Il entend réaliser l’unification du droit français, un projet fort ancien, déjà évoqué à plusieurs reprises sous l’Ancien Régime, et que la Révolution, sans cesse occupée à gérer des situations de crise, n’était pas parvenue à mener à son terme. Dans une certaine mesure, c’est d’ailleurs bien dans la continuité de l’esprit révolutionnaire qu’est rédigé le « Code Napoléon », ainsi nommé à l’époque car sa rédaction avait été ordonnée par Bonaparte, alors premier consul, le 24 thermidor an VIII (12 août 1800). L’introduction rappelle ainsi les apports de la Révolution française en matière de droit dans le Code : le principe de laïcité, l’égalité des successions, l’expression de la volonté et de la liberté à travers les contrats, entre autres. Pourtant, confié à quatre juristes partisans de la « modération » (Tronchet, Portalis, Bigot de Préameneu et Malleville) et parvenu à la forme qu’on lui connaît surtout « grâce » aux épurations ayant frappé le Tribunat — réduit au rôle de chambre d’enregistrement après des tentatives de contestation — le Code civil, dont l’ambition affichée est de faire rayonner les acquis de la Révolution, est loin d’être véritablement universel, et consacre surtout « l’âge bourgeois2 » De la même façon, sa langue, dont l’ouvrage dirigé par M. Mas et F. Kerlouégan rappelle à de nombreuses reprises la clarté et la simplicité, n’est pas si limpide et si « neutre3 » qu’elle en a l’air, et plusieurs contributions pointent les ambiguïtés qui entourent le style du Code civil. Malgré (ou peut‑être grâce à) cela, force est de constater — et c’est précisément le constat dont part l’ouvrage — que le Code, aussi bien dans sa forme que dans son contenu, est une remarquable source d’inspiration pour la littérature du xixe siècle. Mais ce n’est pas seulement le Code civil en tant que modèle pour les productions littéraires qu’entendent explorer les contributeurs et contributrices — le « mythe du Code comme modèle d’écriture4 » et comme « espace de création5 » ayant déjà été analysé, notamment par Anne Teissier‑Ensminger6, plusieurs fois citée. Ce sont aussi, et surtout, les « effets de convergence7 » entre le Code et la littérature, qu’il s’agisse des œuvres fictionnelles, de la « jurislittérature8 » ou encore de tous les textes relevant de la « littérature médiatique9 ». Ainsi, tout au long de l’ouvrage, le lecteur sera confronté à un stimulant et incessant aller et retour, à un « tressage10 » entre le texte énonçant le droit (le Code) et celui qui le questionne en le mettant en pratique (la littérature), un « jeu d’échanges réciproques11 » qu’il s’agit précisément de mettre au jour et d’analyser à travers différents exemples.

2Ainsi, Le Code en toutes lettres. Écriture et réécritures du Code civil au xixe siècle met en avant aussi bien les lectures qui peuvent être faites et qui ont été faites du Code que ses différentes réécritures. La célèbre formule de Stendhal écrivant à Balzac qu’« [e]n composant La Chartreuse, pour prendre le ton, [il] lisai[t] de temps en temps quelques pages du Code civil12 », rappelée à plusieurs reprises, est révélatrice de l’impact de la langue et de l’imaginaire du Code sur les écrivains. Mais, si le Code entend « donner le ton » en énonçant des normes, il appartient à la littérature de « prendre le ton » et / ou de « changer de ton » car, l’ouvrage le montre bien, les écrivains ne l’entendent pas toujours de cette oreille.

Présentation générale

3Le volume, composé d’une longue introduction et de douze contributions, est organisé en trois parties. La première, intitulée « Discours et mise en discours », concerne surtout le Code civil en tant que tel. Les deux premiers articles (Nicolas Dissaux13 et Gaël Chantepie14) abordent le problème de l’énonciation de la norme, et montrent combien la clarté de la langue du Code n’est qu’apparente. Les deux autres articles débordent le seul texte du Code et s’intéressent respectivement à son enseignement au début du xixesiècle à travers l’école de l’Exégèse (Yves‑Édouard Le Bos15) et à sa diffusion dans la presse (Amélie Chabrier). Ce dernier article place la circulation du Code civil dans la presse sur un « continuum de fictionnalisation16 », allant de sa diffusion pédagogique dans la presse spécialisée à sa réécriture dans des saynètes comiques ou des contes, dans des journaux grand‑public. La seconde partie s’intitule quant à elle « Le Code civil et les codes » et s’intéresse à des productions spécifiques : les textes se donnant, dans leur forme, pour des imitations du Code civil, témoignages de la « fièvre codificatrice17 » qui s’empare de certains juristes ou polygraphes comme Horace Raisson, lequel fait à lui seul l’objet de deux articles (Bertrand Marquer18 et François Kerlouégan19). Enfin, la troisième et dernière partie s’intitule « Le Code civil en roman » et comporte cinq articles analysant les enjeux de la présence du Code chez différents romanciers, que cela soit sous la forme d’une « promenade littéraire20 » (Fabrice Defferrard) ou de monographies — en particulier Balzac (Laélia Véron21), Sand (Anne McCall22) et Zola (Arnaud Coutant23) — ou encore au sein de genres particuliers comme la « littérature divorciaire » (Marion Glaumaud‑Carbonnier24). L’ouvrage ne comporte guère de conclusion, ce qui n’est pas un problème dans la mesure où l’introduction, très complète, propose d’emblée une synthèse des réflexions que l’on peut tirer de la mise en commun des articles : on peut simplement regretter qu’elle révèle à l’avance, avec peut‑être un peu trop de précisions, ce que l’on retrouve ensuite dans les contributions.

Le Code civil, un chef‑d’œuvre ambivalent

4« Modèle d’écriture25 », voire « chef‑d’œuvre de la littérature26 », et « modèle inégalé du droit27 », le Code civil ? C’est ainsi qu’il est conçu, et qu’il est perçu par beaucoup. Cependant, comme le signale M. Glaumaud‑Carbonnier, Bonaparte lui‑même regrettait la « fadeur rhétorique28 » de cet ouvrage dans lequel rien « ne parle à l’imagination29 ». La simplicité affichée de la langue du Code était pourtant censée en faire un texte à la fois esthétique et universel. Or, de nombreuses contributions montrent qu’il n’en est rien. D’une part, en tant que texte juridique, le Code n’est pas si clair et comporte de nombreuses failles, comme le montrent N. Dissaux, qui donne plusieurs exemples de tournures descriptives ou définitoires révélant une portée normative cachée, aussi bien que G. Chantepie, qui met en lumière des phénomènes de décalage entre l’énoncé et la norme, montrant bien que la clarté d’un énoncé ne va pas toujours de pair avec la clarté de la norme qu’il porte. D’autre part, d’un point de vue esthétique, la langue du Code ne fait pas l’unanimité et dégoûte beaucoup d’étudiants en droit. Il faut bien dire que, comme le rappelle Y.‑E. Le Bos, l’École de l’Exégèse, fondée sur le principe du commentaire mot‑à‑mot du Code, en gomme la beauté et en révèle plutôt le caractère rébarbatif. Mais c’est selon l’auteur de l’article un mal nécessaire, car le style du Code n’aide pas toujours à sa bonne compréhension sur le plan juridique. Par ailleurs, il est des voix, comme celle de Flaubert, pour s’élever contre le style « sec », « dur » voire « puant30 » du Code lui‑même. Un style — ou plutôt un « ton » pour reprendre le mot de Stendhal31 — d’ailleurs difficile à définir, précisément en raison de ses ambiguïtés : incontestablement, il fascine certains écrivains et le jugement qu’on lui porte s’explique par un je‑ne‑sais‑quoi, un « quelque chose de poétique », selon l’expression d’A. Teissier‑Ensminger32.

5Loin de faire l’unanimité, la langue du Code civil n’atteint pas non plus l’universalité qu’elle vise. La contribution de F. Kerlouégan rappelle ainsi que le style moyen, « tempéré33 », du Code civil n’est jamais que la traduction, dans le langage, des idéaux bourgeois qu’il fait entrer dans la loi. Il s’agit d’« une parole qui, parce qu’elle ne dit rien, calme, apaise, anesthésie34 », un ton qui est celui qu’essaie précisément de capter Horace Raisson dans son Code civil cherchant à régler les usages mondains pour un lectorat bourgeois dans un « espace social devenu illisible35 » après la Révolution et ses bouleversements. On peut d’ailleurs regretter que l’ouvrage ne creuse pas davantage cette idée — ce qui s’explique certes par le fait qu’il considère l’aval plutôt que l’amont du Code : ce dernier est tout à la fois la continuité et l’arrêt de mort de la Révolution, notamment en matière de style. F. Kerlouégan touche du doigt ce problème en précisant bien que le Code a pour but de « faire entendre une parole délivrée de tout enthousiasme destructeur36 », autrement dit l’enthousiasme révolutionnaire, manifesté dans le style sublime (au sens cicéronien du terme) qui était l’apanage des orateurs de la Révolution française au moins jusqu’à la fin du Directoire. Ainsi, le Code, qui se revendique des idéaux de la Révolution et en même temps entend conjurer la violence révolutionnaire, contribue à consacrer un ordre bourgeois bien installé, qui n’a désormais plus rien de subversif, exactement comme le décrira plus tard Marx :

Camille Desmoulins, Danton, Robespierre, Saint‑Just, Napoléon, les héros comme les partis et la masse de la vieille Révolution française réalisèrent, sous le costume romain et avec des phrases romaines, la tâche imposée par leur époque, c'est‑à‑dire l'affranchissement et l'établissement de la société bourgeoise moderne [...]. Une fois réalisée la nouvelle forme de la société, les colosses antédiluviens disparurent […]. La société bourgeoise, pratique et réaliste, s'était créé ses vrais interprètes, ses véritables porte‑parole, dans la personne des Say, des Guizot, des Royer‑Collard, des Benjamin Constant, des Cousin ; ses capitaines réels siégeaient derrière les comptoirs, et son chef politique, c’était Louis xviii, cette « tête de lard37 ».

6L’ouvrage dirigé par M. Mas et F. Kerlouégan considère toutefois à raison que c’est son ambivalence qui fait la richesse et, paradoxalement, la force du Code civil. En effet, ses insuffisances et ses défauts, qu’on les considère d’un point de vue juridique, esthétique ou même politique, sont autant de brèches dans lesquelles peuvent s’insinuer d’autres voix, qui participent à leur tour du fameux « ton ».

Du Code à ses réécritures : un « continuum de fictionnalisation »

7De prime abord, le Code civil n’étant pas aussi limpide qu’il veut bien l’afficher, il est nécessaire de le diffuser au sein de la population, afin qu’il puisse « donner le ton ». Cette diffusion connaît plusieurs niveaux : on a déjà mentionné l’École de l’Exégèse, étudiée par Y.‑E. Le Bos, qui tente de clarifier le Code d’un point de vue strictement juridique, tout en le rendant plus aride encore pour les apprentis juristes. Sortant du cadre scolaire, A. Chabrier propose une typologie des journaux diffusant d’une manière ou d’une autre le Code, tout au long du xixe siècle. Partant de la presse spécialisée (La Gazette des tribunaux, premier quotidien judiciaire destiné avant tout aux étudiants en droit), son article parcourt ensuite les journaux judiciaires non quotidiens proposant une vulgarisation du Code civil (Le Palais de justice, le Journal pittoresque des tribunaux), puis étudie la présence du droit dans la presse générale ainsi que la mode des chroniques judiciaires (L’Estafette, Petites causes célèbres) ou encore des saynètes comiques représentant les procès de la société « d’en bas38 » (L’Audience), destinées à susciter un rire de classe, saynètes dont s’inspire par exemple Maupassant pour publier certains de ses contes dans des journaux comme Le Gaulois ou Gil Blas. A. Chabrier propose de caractériser cette typologie comme un « continuum de fictionnalisation39» : à mesure qu’il est vulgarisé, le Code civil est mis en fiction, dans différents registres (sérieux ou comique) selon le but visé. La mise en fiction est également ce qui caractérise le Code des femmes, écrit en 1823 par l’avocat Auguste‑Charles Guichard, et analysé par M. Mas. Il s’agit d’un ouvrage pédagogique destiné aux femmes, placé sous le signe de la vulgarisation à travers un « dispositif narratif et fictionnel élaboré40 ». La mise en intrigue éveille la curiosité des lectrices et rend possible une identification : ainsi, tout en aidant les femmes à administrer leurs biens, ce Code leur fait accepter la toute‑puissance maritale qui est un des principes de base du Code civil. Pour autant, note M. Mas, le récit introduit du jeu dans le discours juridique du Code et « met en évidence un certain nombre de failles dans la loi41 », permettant aux lectrices d’exercer leur esprit critique sans toutefois les encourager à la rébellion : à travers des situations présentées comme autant de cas pratiques, il s’agit de faire intérioriser la loi par les femmes en jouant sur les ambiguïtés du Code civil, lesquelles sont dans ce cas synonymes de « souplesse42 ». « Donner le ton » en le modulant, telle est, en quelque sorte, l’objectif de ce Code féminin, loin d’être féministe.

8Outre ce Code des femmes, de nombreux autres ouvrages empruntant a minima une partie deson titre au Code civil voient le jour, à tel point qu’A. Tessier‑Ensminger qualifie cet engouement pour la « jurislittérature » de « codicomanie43 », comme le rappelle l’introduction. Parmi ces réécritures, le volume retient surtout celles du polygraphe Horace Raisson, qui ne publie pas moins de six « codes » entre 1827 et 1829, du Code gourmand au Code pénal en passant par le Code de la toilette ou encore tout simplement le Code civil, en 1828. C’est justement ce Code civil (l’adjectif étant à comprendre ici comme synonyme de « mondain ») qui fait l’objet de l’article de F. Kerlouégan, quand B. Marquer se concentre sur le Code gourmand. Les deux contributeurs s’interrogent sur la portée de l’imitation dans ces ouvrages quelque peu fantaisistes, et en tirent des observations différentes, mais guère contradictoires. B. Marquer constate que seule l’apparence (le plan) du Code gourmand paraît véritablement inspirée du Code civil, le ton, quant à lui, est badin et caustique. Dès lors, il ne s’agit pas tant de « prendre le ton » que de « changer de ton », comme si le Code civil était érigé en un carcan poétique dont il s’agirait de contourner les règles, tout en « inscri[vant] les règles et observations édictées dans un champ disciplinaire édificateur de normes44 ». D’une façon semblable, le Code civil tel que l’analyse F. Kerlouégan comporte des caractéristiques matérielles communes avec son modèle, mais s’en écarte franchement au niveau stylistique. Toutefois, l’auteur de cette contribution sur le Code civil suggère que ce dernier comporte deux niveaux de lecture : à un premier niveau, le changement de ton peut être lu comme parodique, l’ouvrage mettant à la fois à distance son glorieux modèle et les pratiques mondaines qu’il décrit, appelant ses lecteurs à une certaine autodérision. Mais à un second niveau, on peut également situer ce changement de ton dans une continuité par rapport au Code civil : les deux « Codes » « ont en commun une éthique et une esthétique fondées sur la nuance, la retenue, l’équilibre45 ». Ainsi, l’homonymie, affichée comme parodique, révèle en fin de compte une « homogénéité46 », et il ne s’agit plus tant de « changer de ton » que de contribuer à « donner le ton » de la société bourgeoise.

Broder sur le canevas du Code

9Ainsi, ce que révèle principalement l’ouvrage de Marion Mas et François Kerlouégan, c’est que Code civil doit être envisagé comme un canevas invitant, par définition, à la broderie. Cette broderie peut se manifester par l’apparition de genres nouveaux, tant médiatiques que littéraires ou, du moins, « jurislittéraires », et par la mise en fiction du Code au sein de ces nouveaux genres ou encore du genre romanesque lui‑même, lequel, à son tour, tisse le Code de différentes façons. L. Véron rappelle la fameuse phrase de Théophile Gautier affirmant que Balzac avait découvert, dans le Code civil, « des poèmes et des drames47 », mais ce mouvement n’est pas à sens unique et, si le Code inspire les écrivains, il arrive aussi que les écrivains inspirent la loi, comme c’est le cas pour la « littérature divorciaire » étudiée par M. Glaumaud‑Carbonnier, laquelle, traitant des campagnes littéraires qui débouchent sur la réintroduction du divorce dans le Code civil en 1870, va jusqu’à affirmer que « la littérature a fait le divorce48 ». Il s’agit bien sûr d’un cas de figure particulier, et la littérature ne « peut [pas toujours] faire loi49 » comme l’affirme l’autrice de cet article, toutefois de nombreuses contributions montrent que le roman, genre « lawless » selon le mot d’André Gide, peut précisément à ce titre incorporer la loi de mille façons et en envisager les possibles métamorphoses, proposant de « changer de ton ». Ainsi, réécrire le Code civil peut aussi bien signifier se mettre au diapason qu’introduire des discordances, et parfois les deux aspects cohabitent. A. McCall étudie par exemple la manière dont les récits de George Sand se constituent en « laboratoire d’essai pour des lois qui n’existent pas encore50 », partant à la recherche d’un « code plus civil51 » tout en restant dans les limites qu’impose le Code civil. Il s’agit, en somme, de s’approprier la loi pour mieux lui résister, en jouant sur les contournements possibles qu’offre le Code, notamment à travers les contrats. Le récit envisagé comme « laboratoire » juridique permet également de mettre la loi à l’épreuve de sa pratique. Évoquant la porosité entre les « personnes » (livre I du Code civil) et les « choses » (livres II et III), F. Defferrard montre comment la littérature permet de repenser cette frontière, à travers des personnages d’esclaves affranchis (Tamango, Bug‑Jargal, Atar‑Gull), de morts civils ou d’absents (Le Colonel Chabert) ou encore d’automates (L’Ève future). Dans ce dernier cas, la littérature permet d’explorer le devenir de la loi édictée par le Code civil dans un avenir où il nous faudra « accepte[r] de partager [notre] statut juridique avec d’autres formes de vie intelligentes52 ».

10Tel le fil dirigé par l’aiguille dans les trous du canevas, le récit a donc la capacité de s’insinuer dans les brèches du Code civil pour en modifier la coloration, mais, à l’instar du canevas, le Code contribue en retour à façonner le récit. C’est ce que montrent plusieurs contributions, notamment celle de L. Véron, qui propose d’enquêter sur la « voix juridique53 » de Balzac et sur l’influence du droit sur la poétique de La Comédie humaine, à travers trois exemples traités avec une grande précision (Le Colonel Chabert, L’Interdiction et Honorine). La contributrice montre ainsi comment le discours juridique et la narration s’entremêlent, la seconde « dramatis[ant]54 » le premier jusqu’à en faire parfois le « moteur de l’action55 », tandis que le premier se trouve confronté, grâce à la seconde, à des discours concurrents, à travers des dialogues et des effets de polyphonie le mettant à distance. A. Coutant, quant à lui, met en lumière les différents usages qui sont faits du Code civil dans les Rougon‑Macquart de Zola : tantôt effet de réel, tantôt élément déclencheur du récit (dans La Terre, notamment), tantôt outil de démonstration dans le cadre de la théorie naturaliste (dans L’Argent), le Code occupe également une place importante dans la fresque zolienne, comme en témoigne d’ailleurs la présence, dans les notes préparatoires de l’auteur, des deux juristes Thyébaut et Malet.


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11De façon générale, toutes les contributions portant sur les réécritures du Code civil ont pour dénominateur commun de montrer la confrontation du texte de loi à sa mise en pratique, et donc, en définitive, à la résistance des mœurs. C’est ce que dévoile d’emblée l’introduction en affirmant que « plus que la loi, ce sont les mœurs qui fondent la société56 » et que les réécritures du Code civil, dans leur diversité, témoignent toutes d’une façon ou d’une autre de la « rémanence de l’habitus dans une société judiciarisée57 ». Pourtant, il faut se garder d’en conclure que les réécritures du Code témoignent de son inefficacité ou de sa vacuité : le tressage entre le discours juridique et le discours littéraire, souvent narratif, mis en évidence dans cet ouvrage est bien la preuve que le Code façonne la littérature du xixe siècle aussi bien que cette littérature façonne le Code, et c’est bien à travers ses diverses réécritures que le Code « constru[it] [l]es subjectivités58 », marquant les individus « jusque dans leur chair59 », en véhiculant les nouvelles définitions et les codes (au sens large) de la société bourgeoise.