Acta fabula
ISSN 2115-8037

2021
Février 2021 (volume 22, numéro 2)
titre article
Claire Donnat-Aracil

La Beauté ? Tout un roman !

Beauty? A whole novel!
Marie-Pascale Halary, La Question de la beauté et le discours romanesque au début du XIIIe siècle, Paris, Champion, coll. « Nouvelle bibliothèque du Moyen Âge », 2018, 788 p., EAN 9782745345509.

1Avant que ne soit mené le travail de Marie‑Pascale Halary sur La Question de la beauté et le discours romanesque au début du xiiie siècle, les études sur le beau médiéval s’étaient concentrées, à travers les travaux d’Edgar de Bruyne1 puis d’Umberto Eco2, sur le domaine de la théologie monastique et de la scolastique. Dans cet ouvrage qui constitue la version remaniée de sa thèse de doctorat, l’auteure entend élargir ce terrain d’investigation, en déplaçant le questionnement sur la beauté dans le champ des œuvres de fiction : comment la littérature participe‑t‑elle à l’élaboration de la notion de « beau » ? Comment le roman contribue‑t‑il à la construction d’un idéal esthétique, sans être pour autant un simple reflet des développements théologiques et des écrits latins ?

2Afin de répondre à ces interrogations, M.P. Halary propose, ainsi que l’indique le titre de son livre, d’envisager la beauté comme une question plutôt que comme une catégorie établie : partant du constat de la diversité des beaux objets dans la littérature médiévale, ainsi que de l’anachronisme attaché à la notion d’esthétique — qui n’apparaît qu’au xviiie siècle3 — l’auteure ambitionne d’interroger la possibilité de la construction et de la perception du beau dans le roman médiéval. Peut‑on dégager une définition unifiée de la beauté romanesque ? Tel est le fil directeur de l’enquête que M.P. Halary entreprend, en choisissant pour « poste d’observation » le début du xiiie siècle, période qui est déjà porteuse d’une importante tradition romanesque, et qui précède le tournant aristotélicien du milieu du xiiie siècle. Afin de déterminer si une même conception du beau pourrait traverser la littérature romanesque danstoute sa diversité, l’auteure a défini un corpus de six romans composés entre 1200 et 1240 environ : le Perlesvaus, le Lancelot en prose, la Queste del Saint Graal, le Bel Inconnu de Renaud de Beaujeu, Meraugis de Portlesguez de Raoul de Houdenc, et la partie du Roman de la Rose attribuée à Guillaume de Loris. Ces œuvres présentent des divergences sur le plan formel (certaines sont en vers, d’autres en prose), idéologique (la Queste promeut un idéal de vie d’inspiration cistercienne4, d’autres œuvres valorisent les valeurs courtoises de l’aristocratie) et thématique (toutes n’accordent pas la même place aux intrigues amoureuses). L’auteure s’assure ainsi un corpus qui, malgré son homogénéité générique et temporelle, présente assez de variations de formes et d’idées pour permettre de questionner la possibilité d’une définition du beau qui s’imposerait au‑delà de ces disparités.

3Cherchant à dégager les spécificités de la beauté romanesque au regard des définitions du beau qui ont cours au début du xiiie siècle, l’ouvrage s’organise en deux parties : la première examine les modes d’écriture de la beauté afin de déterminer les caractéristiques de l’écriture romanesque ; la seconde met en perspective ces modes d’écriture en les comparant aux « modes de pensée5 » à l’œuvre aux xiie et xiiie siècles, en particulier dans les textes théologiques.

La beauté, res & signum : une beauté transitive

4Reprenant une terminologie augustinienne que le Moyen Âge a largement exploitée, l’auteure structure son travail autour de deux grands axes qui envisagent la beauté comme une qualité de la res (l’objet concret dont il convient de déterminer les spécificités) puis comme une qualité du signum(l’objet signifiant, qui est porteur de valeurs symboliques)6. En tant que res, le bel objet est doté de caractéristiques sensibles à peu près constantes telles que la claritas ou l’abondance.En tant que signum, la bele chose est ouverte sur ce qu’Augustin d’Hippone appelle un aliud aliquid : condamnant le bel objet qui enfermerait son spectateur dans le domaine du sensible, les romans médiévaux font de la beauté une voie d’accès privilégiée au dépassement du charnel, une semblance toujours porteuse de senefiance.

5Cette « double nature » du beau a pour conséquence d’attacher à la définition de la vénusté certaines caractéristiques. En tant que res et signum, la beauté se définit comme un symbole7 : la splendeur de l’apparence ne suffit pas à déterminer la qualité esthétique d’un objet ou d’une personne, car la beauté repose sur la notion de convenance entre l’intus et le foris. Seule exception à cette règle, les belles créatures démoniaques incarnent des avatars du diable qui se définit, étymologiquement, comme « l’être de la disconvenance » (p. 531) : sa beauté n’est pas une semblance, mais une figure, une forme temporaire qui n’est pas signum, mais simulacre ; la beauté du démon accuse alors la dissemblance profonde de celui qui, en se séparant de Dieu, est sorti des lois de la Création.

6Au vu d’une telle conception du beau, la splendeur ne saurait être considérée comme une qualité attachée à un objet de manière figée. Au contraire, la beauté médiévale apparaît dans le corpus étudié comme fondamentalement dynamique : il s’agit moins d’être beau que de le devenir ou de le redevenir, en apprenant du même coup à apprécier les splendeurs véritables. L’analyse menée par l’auteure sur le Conte du Graal8, qu’elle interprète comme une « aventure de beauté » (p. 292), est à cet égard particulièrement révélatrice : né du désir de « ressembler [aux] beles choses » (p. 293), le parcours de Perceval retrace « la naissance d’un sujet esthétique » (p. 297) qui modèle sa propre beauté à mesure qu’il progresse en tant que « sujet contemplant » (p. 297).

7On le voit dans ce dernier exemple : la dimension dynamique que M.P. Halary prête à la vénusté est particulièrement mise à l’honneur dans un corpus composé de textes narratifs, susceptibles d’accorder à la beauté en tant que question une fonction structurante. Il s’agit là d’une spécificité de la beauté romanesque, qui se construit dans le sillage de deux traditions littéraires médiévales dont l’auteure traque scrupuleusement, tout au long de son ouvrage, les jeux d’échos ou d’écarts qui affleurent dans son corpus.

La beauté romanesque au regard de la tradition littéraire

8L’étude des occurrences renvoyant au champ lexical du beau permet à l’auteure de déterminer des constantes dans la caractérisation des beaux objets, et de placer la peinture romanesque de la vénusté dans la continuité d’une double tradition littéraire : celle des arts poétiques latins et celle de la lyrique vernaculaire. En effet, les œuvres analysées rendent compte d’une beauté figée qui correspond aux canons déterminés par les Artes poeticae : dans l’Ars versificatoria de Matthieu de Vendôme ou la Poetria Nova de Geoffroi de Vinsauf, couleurs vermeille et flavescente, richesse et proportion sont requises dans le cadre d’une descriptiopuellae autant que pour la peinture du locus amoenus. Ces critères déterminent invariablement la qualité esthétique, sans établir de distinction selon la nature du bel objet : une belle dame, un beau paysage, un beau chevalier, ou encore un beau château seront invariablement dotés des mêmes caractéristiques.

9Dès lors, la conception de la beauté romanesque ne sera pas différente de celle dont témoignent les œuvres lyriques, nourries des mêmes canons esthétiques. Si la beauté romanesque se distingue de la beauté lyrique, ce n’est pas dans sa conception esthétique, mais dans les modes d’écriture que le roman attache à la représentation de la splendeur. M.P. Halary insiste à cet égard sur la tendance des œuvres de son corpus à mettre en scène la belle apparition : dans les romans en prose en particulier, la description du bel objet s’estompe au profit d’une description des effets de cet objet sur un sujet contemplant dont le narrateur précise les réactions physiques et affectives. En soulignant l’importance que les romanciers accordent au plaisir procuré par la belle apparition à celui qui la regarde, et en s’interrogeant sur la nature — mystique ou esthétique — de ce plaisir, l’auteure voit, dans cette mise en scène d’une splendeur décrite par la médiation d’un personnage, un témoignage de l’émergence, en ce début de xiiie siècle, de la subjectivité littéraire9. Par ailleurs, le roman ne se contente pas de thématiser le bel objet, mais il lui confère une fonction narrative : « matière et signal du romanesque » (p. 279), la beauté initie le déploiement de l’aventure en faisant naître l’amour, qui engage le sujet romanesque en quête du bel objet.

10Ces analyses, particulièrement stimulantes, conduisent l’auteure à proposer une triple définition de la beauté romanesque au regard des canons littéraires médiévaux.M.P. Halary distingue ainsi : 1) une beauté « objective » qui s’appuie sur des canons esthétiques hérités de la poésie latine ; 2) une beauté « subjective » qui se définit aux effets qu’elle produit sur un sujet par lequel est médiatisée la belle apparition ; 3) une beauté « générique », proprement romanesque, dotée d’une fonction narrative paradoxale, puisqu’elle est le moteur de l’action, alors même que la mise en scène de l’objet splendide nécessite une pause descriptive dans la narration.

11Ce premier axe d’analyse permet donc d’affirmer la spécificité de la beauté romanesque au sein de la tradition littéraire médiévale. Pour compléter et préciser cette conclusion, l’auteure compare la conception romanesque du beau à celle qui est véhiculée par les « modes de pensée » médiévaux.

La beauté romanesque & les « modes de pensée » médiévaux

12Dans cette perspective, MP. Halary confronte la peinture romanesque de la beauté à celle qui est proposée par un domaine central du savoir au xiie siècle : le discours théologique, lieu par excellence où s’élabore la définition du beau. Les romans à l’étude sont comparés à un large corpus que l’auteure justifie avec précision à l’orée de sa deuxième partie, et qu’elle circonscrit autour de quatre pôles : 1) l’œuvre de saint Augustin, parce qu’elle influence l’ensemble de la pensée médiévale ; 2) celle d’Hugues de Saint‑Victor, qui illustre comment la pensée théologique du xiie siècle a pu synthétiser les différents savoirs de son temps ; 3) les écrits des Chartrains sur la Création et l’ornementation de l’univers, nourris de la redécouverte du Timée ; 4) les réflexions cisterciennes sur les relations entre beauté et mystique, développées principalement chez Bernard de Clairvaux et Guillaume de Saint-Thierry. Grâce à la prise en compte de ce vaste ensemble d’écrits spirituels, l’auteure est en mesure de distinguer des points de rencontre entre la pensée romanesque de la vénusté et la conception théologique du beau.

13Elle montre en premier lieu que les romans à l’étude envisagent invariablement les beles semblances comme des beles créatures, situant ainsi les beaux objets dans un ordre de la création qui est conforme aux réflexions des chartrains sur le Timée de Platon, ou à celles d’Hugues de Saint‑Victor sur la Genèse : dans l’univers romanesque comme dans la pensée théologique des xiie et xiiie siècles, le bel objet se définit dans sa relation à un Créateur — qu’il s’agisse de Dieu ou de Nature.Ce constat conduit M.P. Halary à relever un deuxième point de convergence entre discours romanesque et discours théologique : tous deux pensent la beauté en rapport avec la catégorie augustinienne de la similitudo. S’appuyant sur le texte de la Genèse, Augustin considère en effet que l’homme, créé « à l’image et à la ressemblance » de Dieu, a été rendu dissemblable à Dieu par le péché originel, qui déforme en lui la splendeur de l’image du Créateur. Dans cette optique, la pensée théologique d’Hugues de Saint‑Victor ou de Bernard de Clairvaux assimile la beauté de l’homme à une « restauration de la ressemblance » rendue possible par la grâce de la Résurrection. Un tel schéma irrigue la représentation de la qualité esthétique dans les romans du corpus, qui assimilent la beauté à une similitude : dans les œuvres à tonalité religieuse comme la Queste, la splendeur d’un héros se juge à l’aune de sa ressemblance au Christ ; dans les romans davantage porteurs de valeurs courtoises, elle dépend de la conformité de la bele créature, non pas à Dieu, mais à un archétype esthétique. C’est donc la même structure qui, d’un texte à l’autre, irrigue la conception de la splendeur, qu’elle soit envisagée sous un angle profane ou sacré. Ainsi — et c’est là le troisième point de jonction que l’auteure établit entre beauté romanesque et beauté théologique — la beauté est foncièrement mystique en ce qu’elle invite toujours au dépassement du sensible : que la bele chose soit considérée en tant que créature d’un Créateur dont elle manifeste la puissance, ou caractérisée par sa similitude à un archétype transcendant, la beauté ne compte pas uniquement pour elle‑même. Signe d’une Présence, elle ne laisse pas le spectateur au niveau de la simple contemplation esthétique, mais lui procure une joie provoquée par la manifestation du supra‑sensible.

14De cette manière, M.P. Halary s’attache à déterminer des « structures du beau », présentes dans le discours théologique, et que les romans peuvent investir sans en conserver obligatoirement la portée religieuse. De façon stimulante, l’auteure insiste à ce titre sur un point central dans son raisonnement : pour nombre d’œuvres du corpus (à l’exception peut‑être dela Queste), l’usage par les romans de structures présentes dans le discours théologique ne saurait relever d’une quelconque intertextualité. Rien ne permet d’envisager qu’Hugues de Saint‑Victor ait pu, par exemple, influencer le Roman de la Rose. Il ne s’agit donc pas de supposer une filiation entre les écrits théologiques d’Augustin ou du xiie siècle, et les romans datés du premier tiers du xiiie siècle. Les structures communes à la définition du beau ne témoignent pas d’une « invasion » du champ de la littérature profane par le discours théologique ; ces points de rencontre invitent plutôt à considérer que le discours des spirituels et le discours romanesque seraient deux témoignages d’une « épistémè » (p. 419) commune, d’un « univers mental » (p. 450) qui façonnerait les discours spirituels et littéraires.

15De fait, si les « structures du beau » qui organisent la pensée romanesque sont les mêmes que celles qui régissent les écrits spirituels, elles revêtent une portée bien différente dans les textes de fiction analysés par l’auteure : dans ces romans où la beauté se veut avant tout une « marque distinctive de la chevalerie » (p. 559), les chevaliers sont ces héros à qui il revient de restaurer le beau, et l’action héroïque a pour fonction de « rendre à la beauté naturelle les attributs artificiels qui lui sont dus » (p. 622). La pensée du beau n’y est donc pas, comme dans les écrits spirituels, subordonnée à une méditation sur le caractère divin de la Création, mais elle est au service d’une idéalisation de l’imaginaire aristocratique. Malgré les points de contact qu’elle entretient avec la pensée monastique, l’écriture romanesque de la beauté s’inscrit dès lors dans un cadre idéologique qui lui est propre.

Conclusion : mise enroman & mise en question de la beauté

16Cette riche étude, impressionnante tant par l’ampleur du corpus secondaire convoqué que par la minutie de ses analyses, constitue donc un apport important, non seulement à l’étude de l’appréhension médiévale du beau, mais aussi plus largement à l’analyse des relations entre littérature et savoirs (poétiques, théologiques) au Moyen Âge. Le parti‑pris de M.P. Halary — envisager la beauté comme une question — permet en effet de révéler comment les romans analysés par l’auteure questionnent eux‑mêmes un mode de représentation du Beau qui associe la beauté à des conceptions esthétiques (à l’œuvre dans les arts poétiques) et symboliques (ce dont témoignent les discours spirituels). En « inventant » une beauté proprement romanesque — une beauté dont l’irruption et/ou la quête président au déploiement de l’aventure —, les romanciers du début du xiiie siècle font de la fiction le lieu d’une mise en question de « la beauté sous toutes ses formes » (p. 727).


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17Et c’est peut‑être là que réside l’une des principales forces de cet ouvrage : en lisant dans les textes fictionnels de son corpus l’affleurement d’un « autre discours » (p. 420) sur la splendeur, l’auteure démontre que les romans ne sont pas les simples reflets d’une pensée de la beauté — poétique ou théologique — qui existerait au moment de leur écriture, mais qu’ils participent pleinement à la construction d’un discours sur le beau. Ce changement de perspective nous semble capital, car il implique d’envisager la littérature narrative comme l’un des lieux privilégiés de la rencontre et de la confrontation entre différents savoirs, et d’accorder aux textes fictionnels un rôle actif dans l’élaboration de ces savoirs. On ne peut ainsi que souligner la valeur de ce bel ouvrage, dont l’élégance est à la hauteur du sujet qu’il s’est choisi.