Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Mai 2006 (volume 7, numéro 2)
Joëlle Pagès-Pindon

Duras en images

Jean Vallier, Marguerite Duras. La vie comme un roman, Paris, Éditions Textuel, « Collection Passion », 2006, 192 p. – ISBN : 2-84597-158-3.

1 Pour qui s’intéresse à Duras, le livre de Jean Vallier séduit d’emblée : au format d’un « beau livre », l’ouvrage offre en couverture la photographie couleur sépia d’un visage souriant, épanoui, au modelé rond et plein. Marguerite Duras avait alors quarante ans, c’étaient les débuts de sa carrière d’écrivain, et si son visage n’était déjà plus celui de ses dix-huit ans (« A dix-huit ans, j’ai vieilli » écrit-elle dans L’Amant), ce n’était pas encore  ce visage « à la peau cassée », « détruit », qui la caractérise dans les années quatre vingt, à l’époque du Goncourt et de sa grande gloire…  Ainsi, de l’enfance aux dernières années, de l’Indochine à Paris, ces pages dédiées essentiellement aux images, ont le mérite d’incarner, au sens propre du terme, le parcours d’un écrivain pour qui la relation entre la vie et l’œuvre se résumait à cette formule : « J’ai vécu le réel comme un mythe ».

2   Travaillant depuis neuf ans à une biographie à paraître aux Editions Fayard, l’auteur se livre à une enquête qui l’a conduit à révéler ou à préciser certains aspects de la vie de Marguerite Duras : ses travaux font référence, comme en témoignent des parutions récentes qui font appel à ses recherches pour l’établissement des données biographiques concernant l’écrivain : tel est le cas du Cahier de l’Herne Duras (dirigé par Bernard Alazet et Christiane Blot-Labarrère, 2005), du Dossier de presse sur Le ravissement de Lol V. Stein et Le Vice-Consul (présenté par Sophie Bogaert, IMEC-10/18, 2006) ou du numéro spécial Marguerite Duras du Magazine littéraire (coordonné par Aliette Armel, avril 2006).  

3L’ouvrage est composé de neuf sections qui couvrent chacune environ dix années de la vie de l’écrivain. La première moitié commence avec une section intitulée « De la Cochinchine au pays de Duras » pour s’achever avec « Les années de guerre » ; la deuxième moitié débute avec « L’engagement, les premiers succès » : cet équilibre dans le découpage chronologique est significatif d’une étude qui accorde une place aussi importante aux années « de formation » qu’aux années de création proprement dite.

4Les documents présentés (500 documents en bichromie, précise l’éditeur) sont puisés à des sources diverses. Une partie importante provient de la collection personnelle de Jean Mascolo, le fils de l’écrivain : photographies et souvenirs concrets donnent à voir une Marguerite Donnadieu qui franchit les étapes de « l’humaine condition », de la petite fille à la mère, de l’étudiante à l’employée du Ministère des colonies. Un deuxième grand ensemble est constitué par des documents administratifs, en particulier ceux que Jean Vallier a découverts au Centre des Archives d’outre-mer d’Aix-en-Provence, et qui permettent d’appréhender sous un angle socio-économique et institutionnel ces années indochinoises que Duras présente à travers le prisme de l’écriture. La genèse de l’œuvre est, quant à elle, représentée par l’abondant fonds durassien de l’IMEC, auquel l’ouvrage de Jean Vallier emprunte largement : pages manuscrites à la graphie reconnaissable, ferme et lisible ; tapuscrits bien souvent surchargés de corrections de la main de l’auteur – preuve de l’incessante réécriture que Duras faisait subir à ses textes et qui déconcertaient particulièrement les interprètes de son théâtre. Une dernière série de documents concerne  la réception : ils confirment que l’œuvre de Duras a toujours débordé les frontières, qu’elles soient géographiques  (les photos d’affiches et de couvertures d’ouvrages traduits en anglais font écho à l’écrivain qui se disait non sans fierté « petite et mondiale ») ou génériques (la création durassienne s’étant déployé sous des formes littéraires, journalistiques, cinématographiques ou théâtrales).

5Parmi les temps forts de ce parcours, nous retiendrons deux moments particuliers. Au cours de la période fondatrice de l’enfance, une figure s’impose avec une force nouvelle : celle du couple parental réuni dans ces pages, quand l’œuvre durassienne est creusée en son centre par son manque irrémédiable. Certes, toutes les photographies du père et de la mère de l’écrivain ne sont pas inédites : nous en connaissions déjà certaines grâce au film de Michelle Porte, Les Lieux de Marguerite Duras (un film datant de 1976 qui s’était prolongé par un recueil d’entretiens, paru chez Minuit), ou  grâce à l’abondante iconographie fournie par la collection Jean Mascolo au livre d’Alain Vircondelet, Marguerite Duras – Vérité et légendes, paru en  1996 aux Editions du Chêne. Mais dans l’ouvrage de Jean Vallier, la représentation du couple Donnadieu acquiert une tout autre dimension. Le certificat de mariage, reproduit en page 13, fait apparaître avec une évidence pathétique, qu’en ce 20 octobre 1909,  ce sont deux êtres éprouvés par le destin qui s’unissent, deux veufs, « Henri Donnadieu, âgé de trente-sept ans, veuf en premières noces de Alice Rivière et Marie Legrand, âgée de trente ans, veuve en premières noces de Flavien Obscur ». Plus encore, ce père, dont les textes de Duras ne disent que l’absence et la mort, se révèle comme un homme sur lequel pèse la responsabilité d’une famille (« Père de cinq enfants, je n’ai pas le droit de compromettre plus longtemps ma santé » écrit-il au Conseil de Rapatriement exceptionnel, le 31 mars 1921) qui conduit à considérer différemment la cellule matricielle (la mère et les deux frères) omniprésente dans l’œuvre durassienne.

6Plus tard, à la fin de la section consacrée aux années de guerre, une double page retient particulièrement l’attention : on y trouve un court billet (daté du 1er mai 1945) de Robert Antelme  (« Délivrés il y a deux jours »), ainsi que, se répondant à quelques jours d’intervalle, la lettre envoyée le 6 mai de Dachau par Robert (« Mon petit, … en ces huit jours j’ai dû vieillir de cent ans ») et celle de Marguerite (« Robert, Tu es vivant. Tu es vivant. Je ne sais pas d’où je reviens moi aussi »). Voilà qui permettra au lecteur de comprendre l’injonction que lui donne Duras dans La Douleur : « Apprenez à lire. Ce sont des textes sacrés ».

7Cet ouvrage, qui témoigne d’une approche essentiellement historique de l’univers de Duras, constitue une contribution précieuse aux études durassiennes. Une réserve, cependant. Si la typographie du texte qui accompagne les documents est de qualité (nous n’avons noté qu’une coquille à la page 161 dans l’orthographe du nom de « Paul Seban »), l’exégète de l’œuvre regrettera que soient reportées en fin d’ouvrage ou même omises, les références des citations : ainsi, p. 84, on ignore d’où est tirée la phrase de Ramon Fernandez  à propos du premier roman de Duras, Les Impudents ; de même, p. 98, la note présentant un extrait du tapuscrit intitulé « Les plaisirs du 6e », ne précise pas que ce texte se retrouve dans La Vie matérielle, un ouvrage publié en 1987.  

8Grâce au livre de Jean Vallier et à sa profusion d’images, le lecteur durassien pourra se livrer, jusqu’au vertige, à cette « pulsion scopique » qui caractérise tant de personnages de Marguerite Duras, avec le désir illusoire de pénétrer plus avant dans le mystère de sa création.