Acta fabula
ISSN 2115-8037

2021
Janvier 2021 (volume 22, numéro 1)
titre article
Michel Murat

Ponge en chantier

Ponge in progress
Francis Ponge, ateliers contemporains, sous la direction de Lionel Cuillé, Jean-Marie Gleize et Bénédicte Gorrillot, avec la collaboration de Marie Frisson, Paris : Classiques Garnier, coll. « Colloque de Cerisy », 2019, 659 p., EAN 9782406087953.

1Les actes du colloque de Cerisy consacré à Ponge en 2015 viennent de paraître en un fort volume aux éditions Classiques Garnier. Ils rejoignent dans nos bibliothèques les actes du colloque qui s’était tenu à Cerisy en 1975, Ponge inventeur et classique (U.G.E., 1977) : quarante ans les séparent, qui ont vu la consécration littéraire et la mort de l’auteur (en 1988). Le titre de l’ouvrage n’est plus centré sur la figure de Ponge, mais sur la critique elle-même, dont les travaux en cours sont présentés sous le nom d’ateliers, terme valorisant pour une activité intellectuelle. C’est donc l’occasion de poser la question : où en sommes-nous avec Ponge ? S’est-il « éloigné », comme Montherlant le disait à la mort de Barrès ? Sa période de grande faveur s’étend à peu près de 1960 à 2000. C’est dans ce temps qu’il fut, non sans ambiguïtés, porte-drapeau des avant-gardes, et qu’il a connu, du Grand Recueil aux éditions de poche et à la Pléiade, une consécration éditoriale chez Gallimard. Depuis le processus de canonisation s’est poursuivi, porté par la critique universitaire. Il a assuré à Ponge la place d’« inventeur et classique » à laquelle il prétendait dans la littérature française ; mais ces mots même de « littérature française » risquent de nous renvoyer, et de le renvoyer, dans le passé.

2Il n’est pas très équitable d’adopter une perspective aussi générale dans une recension, par définition restreinte à un livre. Je me suis efforcé par conséquent de garder en mémoire d’autres ouvrages collectifs postérieurs au Cahier de l’Herne confectionné en 1986 par Jean-Marie Gleize sous le regard de l’auteur, et qui forment avec ces Ateliers contemporains un ensemble virtuel : avant tout le Ponge, résolument de Jean-Marie Gleize (2004), Francis Ponge et ses lecteurs de Benoit Auclerc et Sophie Coste (2014), et le Politiques de Ponge dirigé par Benoit Auclerc et Bénédicte Gorrillot (Revue des Sciences Humaines, n° 316, 2014) ; on y retrouve nombre des collaborateurs de ce volume, et leur antériorité explique que certains sujets, politiques avant tout, ne soient pas abordés dans ce dernier. Quant à J.‑M. Gleize, il fait figure à présent de mémoire vivante de la critique pongienne, et c’est un rôle qu’il assume vaillamment, même si un peu de fatigue se manifeste.

3Quels sont donc ces ateliers contemporains ? La première impression qui se dégage est que le texte de Ponge n’est plus, en lui-même, un enjeu critique majeur, alors qu’il l’était au moment du colloque de 1975. Le volume s’ouvre par une belle analyse, due à Stéphane Baquey, du déroulement de cette décade « historique », qui fut le théâtre d’une lutte entre l’auteur et la critique pour la possession de l’œuvre — lutte dont le texte de Derrida sur la signature, Signéponge, est un emblème assez parlant. Ponge était alors aux prises avec les spectres de lui-même que la théorie (« la re-scolastique qui nous menace », disait-il) avait suscités. Depuis la critique pongienne s’est émancipée de l’auteur, atteignant sa pleine maturité. Mais les études rassemblées dans une première partie du volume sous le titre un peu daté de « Questions de poétique », semblent, à l’exception de la relecture de L’Araignée par Nathalie Barberger, hésiter devant une confrontation directe. L’exposé de Thomas Schestag sur Le Soleil tourne autour d’un mot, « fastigiée », sans se résoudre à en commenter les implications idéologiques. Plusieurs intervenants manient le texte de Ponge à travers des catégories génériques, la satire (Aziz Jendari), le proème (Bénédicte Gorrillot), le prosimètre (Marie Frisson) ; ils le saisissent dans des matrices formelles (le mot par, chez Sophie Coste), ou l’abordent depuis des lieux communs (au sens aristotélicien du terme) : les émotions chez Elisabeth Cardonne-Arlyck, les lieux géographiques chez Michel Collot, au risque de le tenir à distance et d’en réduire les aspérités. Par exemple l’examen par Bénédicte Gorrillot de la notion de proème l’amène à conclure que le poète s’écarte des pratiques — elles-mêmes variées — de la rhétorique antique jusqu’à produire un « monstre » tel que Le Savon, où « il élève ce lieu textuel bref à la dimension d’un genre textuel autonome, mais déclaré hors-normes » (p. 200). Ce recul est pour une part imputable à un sentiment — inévitable — de saturation après un demi-siècle d’efforts critiques. Mais plus profondément je crois que le ressort qui portait le commentaire jusqu’à un point d’effervescence s’est détendu : ni l’émulation avec l’auteur ni le désir d’appropriation d’un texte « suscitateur », terriblement provocant, n’ont survécu à la croyance dans un pouvoir créateur de la critique, croyance largement partagée dans les années 1970, et qu’un universitaire comme Philippe Bonnefis avait reprise à son compte. Dans cette émulation textuelle, nous ne lisons plus aujourd’hui qu’une rhétorique vaine, paraphrastique — une mousse de savon ; nous avons vieilli. Les approches génériques ou thématiques, qui dominent ici, échappent cependant à ce reproche ; en se recroisant, elles dessinent un paysage global dont la précision s’accroît. Quant à la critique génétique, comme le reconnaît J.‑M. Gleize dans l’introduction, elle a battu en retraite après la parution du cahier de Genesis dirigé par Bernard Beugnot (1998). Le travail philologique pour l’édition des Œuvres complètes, malgré les contraintes imposées par l’éditeur, l’a vidée de son contenu, faisant perdre à « une laborieuse reprise généticienne d’une jubilatoire écriture génésique » (p. 25) l’essentiel de son intérêt. Ponge a coupé l’herbe sous le pied de la critique, du moins d’une certaine critique : l’original vaut mieux que la copie.

4Il n’est pas certain que le renouvellement des problématiques soit l’occasion de profonds changements. La géo-poétique hexagonale, celle de Michel Collot (lui-même excellent connaisseur et commentateur de Ponge), ne fait guère que confirmer la pertinence de ses thèses en constatant le déplacement de l’objet vers le paysage, avec les exemples attendus de La Mounine, du Bois de pins et du Pré, avant de conclure que « l’écriture des lieux ne saurait être parfaitement objective et littérale » (p. 102) : mais la Pomme de terre l’était-elle davantage ? On en apprend plus dans l’article de François Bizet sur le monde végétal, dont la compréhension par la science est en train d’être profondément renouvelée, ce qui donne à bien des intuitions de Ponge une portée inattendue. Quant à la confrontation avec l’éco-critique américaine, menée par Lionel Cuillé, elle est intéressante surtout parce qu’elle fait émerger d’évidentes incompatibilités, imputables à l’ancrage de Ponge dans un temps antérieur de la pensée, à commencer par son rationalisme et son idée du féminin. Il en résulte que la référence à Ponge chez Lawrence Buell par exemple, se résume à un argument d’autorité assis sur quelques citations, et qu’elle produit l’image fausse d’un Ponge « écocentré » et critique de la domination humaine sur la planète (p. 445) — lui qui aimait tant les barrages, et qui n’était pas insensible aux réussites de la colonisation française en Algérie. Il y a certes chez Ponge à la fois une fascination pour l’anthropomorphisme et une résistance éthique à celui-ci, qui le conduit à « crever l’abcès poétique » du Bois de pins. Mais il reste un homme de la vieille Europe, étranger à la fascination américaine pour le wild ; son pré en bordure du Lignon est longé par une ligne électrique.

5Ponge avait lui-même indiqué au jeune Christian Prigent d’où pouvait provenir un renouvellement, en l’incitant à publier sa correspondance avec Paulhan (p. 402). À sa manière peu académique, l’auteur du Malherbe remettait à l’honneur, en pleine fureur textualiste, les ressources traditionnelles de l’érudition, de la philologie et de l’histoire littéraire. La philologie n’est guère présente dans ces Ateliers contemporains, et on peut le regretter, car l’usage par Ponge du dictionnaire, son raisonnement lexicologique et étymologique, et certains aspects de son rapport à la langue (la syntaxe, la phraséologie), restent d’importants sujets d’étude. L’histoire littéraire est redevenue un chantier productif, porté par la publication des correspondances, qui fournissent des objets inédits et permettent d’en réexaminer d’autres à nouveaux frais. La découverte de la correspondance avec Gabriel Audisio (Didier Alexandre), la relecture attentive des rapports avec Paulhan par Pauline Flepp (qui a soutenu en décembre 2020 une importante thèse, constituant la première biographie intellectuelle de Ponge jusqu’au Malherbe), les précisions apportées par Alain Paire sur Jean Tortel, la belle étude par Olivier Gallet des rapports avec Jaccottet, comptent parmi les apports appréciables de ce volume. Avec Claude Simon, les rapports semblent un peu minces pour un rapprochement ; mais la correspondance avec Dupin, qu’étudie J.‑M. Gleize, même si elle est frustrante par son (peu de) contenu, met en place des repères utiles à notre compréhension de l’histoire littéraire. Méthodologiquement ce n’est pas révolutionnaire, mais c’est à coup sûr du nouveau.

6La dernière section, intitulée « D’ailleurs », est une heureuse surprise. On y trouve un article de Luigi Magno sur Ungaretti, qui donne lieu à des réflexions de fond sur le rapport à la tradition lyrique. Ungaretti forme avec Paulhan une sorte de triangle ; le regard qu’il porte sur Ponge et l’admiration que Ponge lui voue éclairent de manière neuve la question de son classicisme. Le texte de Vincent Broqua sur Ponge dans le monde anglophone est un modèle d’intelligence et d’érudition : Broqua se sert de Ponge, en particulier des traductions, pour contribuer à une histoire de la poésie américaine, de ses époques, et de sa divergence d’avec la poésie anglaise, et il termine avec un remarquable exemple d’appropriation créatrice par Stephen Bann (où l’on voit bien qu’il ne s’agit pas d’un pastiche) — exemple qui reste cependant isolé. D’autre part deux articles viennent du Brésil, et trois du Japon : ils illustrent de façon frappante une opposition de culture intellectuelle et de style. Les études issues du Brésil sont encore prises dans l’esthétique textualiste, mais elles lisent Ponge dans un contexte local à la fois très marqué par la French Theory et les courants philosophiques américains, et très spécifique, avec une réflexion sur l’assimilation métaphysique par le cannibalisme dont Ponge se serait sans doute délecté. Au Japon s’est au contraire développée une réflexion critique précocement autonome, adossée à la traduction et menée à la fois par des poètes et des universitaires : le clivage de la réception entre existentialisme et structuralisme y est particulièrement bien marqué, ce qui en fait une sorte de miroir grossissant de la réception en France, et rend particulièrement lisible cette interaction entre œuvre et interprétation qui est une des clés du devenir littéraire.

7La contribution personnelle de J.‑M. Gleize s’intitule « Poète pas très ». Elle mérite toute notre attention, en raison de l’engagement sans faille de son auteur, de l’importance de ses travaux critiques, et de la générosité constante de son action : nous lui devons beaucoup. J.‑M. Gleize est venu à Ponge par les avant-gardes, et Ponge est pour lui la vraie figure tutélaire de l’avant-garde en tant que puissance ininterrompue de subversion. C’est pourquoi il n’est ni un phénoménologue, inspiré par le Ponge poète des objets (dans la lignée de Sartre), ni un textualiste, qui donnerait en tout priorité au compte-tenu des mots. Son Ponge est celui de l’action poétique contre la poésie : celui qui veut « parler contre les paroles » et « utilise le magma poétique mais pour [s’]en débarrasser ». J.‑M. Gleize soutient par conséquent que la question de la « connaissance » du réel est chez Ponge la visée majeure, conformément à la ligne définie dans « Sur les berges de la Loire » : sur ce point je suis pleinement d’accord avec lui (mais Ponge ne s’en tient pas toujours strictement à ce parti). J.‑M. Gleize parle de réelisme, mot auquel je préférerais celui d’objectivisme, car avec les poètes objectivistes américains, il y a au moins une convergence de principe. En revanche je ne pense pas qu’on puisse tirer de Ponge, comme J.‑M. Gleize le voudrait, l’idée d’une prose en prose, d’une « prose aplatie », aussi littérale que possible. Ce n’est pas l’exemple que donnent les textes de Ponge, dont la prose s’apparente plutôt au Caucase ou à la Cordillère des Andes, quand elle n’est pas ouvertement et magnifiquement poétique.

8La question de la « sortie » de la poésie, appliquée à Ponge lui-même, est un peu rhétorique. Il est plus simple de penser que Ponge a redéfini la poésie en en élargissant considérablement les possibilités ; c’est ce que Baudelaire et Rimbaud avaient fait avant lui. Reste à savoir si Ponge, comme il se le promettait dans le Malherbe, a « fait école ». C’est le point de vue de J.‑M. Gleize, pour qui Denis Roche est le véritable héritier. Mais il ne me semble pas que cette école se situe dans le prolongement des avant-gardes. Roche lui-même ne se sentait pas si proche de Ponge (« Je n’ai rien à dire, c’est beaucoup trop loin »), et il ne partageait pas son rapport à la tradition ; les prises de position récentes de Chr. Prigent, issu de la même lignée, sont presque hostiles. L’objectivisme de Ponge, peut-être parce qu’il portait trop l’empreinte de Sartre, a été sans effet sur les poètes français de la « modernité négative », comme Emmanuel Hocquard ou Anne-Marie Albiach, qui se sont tournés directement vers les maîtres américains, Zukofsky et Reznikoff. Il y a certes des affinités entre Ponge et Nathalie Quintane (dans ses débuts) ou Christophe Tarkos, le praticien de la « pâte-mots » et l’auteur de brillantes « tentatives orales » ; mais il est difficile de voir en eux une postérité directe. Quant aux poètes que J.‑M. Gleize soutient et publie, comme Franck Leibovici ou Christophe Hanna, ils représentent une sorte de néo-objectivisme à la française, et dans une large mesure ils ont accompli la « sortie » de la poésie que leur mentor appelle de ses vœux. Mais leur apport, surtout pour le second, est plutôt d’ordre théorique ; ils se situent très loin de l’écriture de Ponge et de son travail de la langue, et il est difficile de dire, sur un autre plan, qu’ils s’inspirent de son rapport aux objets. « Désaffubler » la poésie est un mot d’ordre toujours inspirant, mais qui ne donne pas consistance à une école.

9Ce qui reste d’actualité, et sans doute pour longtemps, c’est en revanche la singularité de Ponge comme poète, et dans une certaine mesure (une moindre mesure) son exemplarité éthique. Cette singularité fixe une tâche suffisante à la critique, celle — pour paraphraser Rimbaud — de se mettre en état de la « voir à la loupe » : il y a là de quoi occuper encore bien des ateliers.