Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2020
Décembre 2020 (volume 21, numéro 11)
titre article
Laura Roux

Corbière & la vérité des voix

Corbière and the truth of voices
Thierry Roger, La Muse au couteau. Lecture des Amours jaunes de Tristan Corbière, Mont‑Saint‑Aignan : PURH, coll. « Cours », 2019, 222 p., EAN 9791024013787.

« Lire Les Amours jaunes aujourd’hui »

1La sélection du recueil de Corbière, Les Amours jaunes, pour le programme de l’agrégation 2020 consacre l’accès tardif de ce « poète maudit » au panthéon des poètes français, près de cent cinquante ans après la publication presque confidentielle d’une œuvre qui n’a échappé à l’oubli que par l’intervention providentielle de Verlaine1. Cette institutionnalisation, qui signale le passage de Corbière du « petit » au « grand » canon littéraire, est aussi l’occasion pour la critique de porter un regard renouvelé sur le recueil de 1874 : c’est là la circonstance de la publication de l’ouvrage de Thierry Roger dans la collection « Cours » des Presses universitaires de Rouen et du Havre. Et il faut dire que ce coup de projecteur sur l’œuvre de Corbière est bienvenu : si l’on a pu se réjouir de la parution, ces dernières années, d’une biographie de Corbière par Jean‑Luc Steinmetz2 et d’une nouvelle édition des Amours jaunes dirigée par Jean‑Pierre Bertrand3, la plupart des monographies consacrées au poète breton sont datées des années 19704. T. Roger, prenant le contre‑pied de cet héritage critique, souhaite « lire les Amours jaunes aujourd’hui » (p. 13), tout en échappant aux écueils d’une « lecture “actualisante” » qui « décal[e] l’ancrage historique de l’œuvre, en le déportant vers l’aval » (p. 19). Son récit de la réception des Amours jaunes, de leur parution à compte d’auteur à leur relecture par Verlaine, puis par les avant‑gardes, lui permet en effet de mettre en évidence à quel point la réception critique a été irriguée, jusqu’à nos jours, par les réactualisations symbolistes et surréalistes de l’œuvre. C’est donc en re‑situant Corbière dans son temps, celui du Parnasse et de la bohème d’Henry Murger, que T. Roger choisit d’introduire son étude. Il annonce aussi d’emblée sa volonté de nuancer l’inscription de Corbière dans l’histoire de la modernité poétique telle qu’elle a été pensée par Hugo Friedrich5 ; s’il concède qu’à certains égards, Corbière incarne une « définition paradigmatique, et devenue doxique, de la “modernité” » (p. 31), il a pour projet de mettre en lumière une autre dimension de l’œuvre : son caractère réaliste.

« Retournement carnavalesque »

2Il convient d’abord de souligner l’intérêt pédagogique de l’ouvrage, qui permet au lecteur non initié une découverte des principales caractéristiques de l’œuvre de Corbière. T. Roger invite à un parcours complet du recueil, à la fois thématique et formel, et propose aussi bien des micro‑lectures de poèmes que la synthèse de débats critiques (sur la question, par exemple, de la structure du recueil, au sujet de laquelle il passe en revue de manière très détaillée les différentes thèses  lectures binaires, ternaires, linéaires ou cycliques. Bien souvent, il adopte une posture dialectique, qui s’oppose aux lectures trop tranchées que pourrait induire la lecture de ce « poète de l’excès » (p. 15) : il s’emploie à mettre en évidence les valeurs opposées, contradictoires ou multiples que prennent, dans le recueil, divers motifs (le jaune), divers thèmes (l’amour, la mer, la mort), et résout ces tensions en montrant que la poétique de Corbière est fondamentalement une « poétique du contraste, du choc et du mélange », qui met à mal « toute hiérarchie liée à une idéologie de la pureté » (p. 190). Les antithèses, paradoxes et oxymores qui abondent dans Les Amours jaunes sont le signe d’un « conflit généralisé » (p. 106), qui s’exprime aussi dans le vers « heurté » de Corbière, dont le travail sur la ponctuation est mis en évidence par T. Roger. Ce dernier nous invite à lire la poétique de Corbière comme un immense « retournement carnavalesque de la poétique de “l’harmonie” incarnée par Lamartine » (p. 177), « inventeur de la larme écrite6 » et cible privilégiée de l’auteur des Amours jaunes. Si ce « retournement », de nature axiologique aussi bien qu’esthétique, est qualifié par T. Roger de « carnavalesque », c’est qu’il résonne avec une lecture bakhtinienne de l’œuvre de Corbière.

Une lecture bakhtinienne des Amours jaunes

3Se dégageant d’une interprétation réductrice de l’œuvre de Bakhtine, qui opposerait catégoriquement le roman (dialogique) à la poésie (monologique), et prenant appui sur les plus tardifs Écrits du cercle Bakhtine7, T. Roger fait de la pensée bakhtinienne l’instrument privilégié de son analyse des Amours jaunes. Il met ainsi en évidence la « multiplication des voix » (p. 95), par laquelle « le livre se fait chambre d’échos, enregistrement sonore » (p. 99). Selon lui, ce travail de recueil des voix fait de Corbière un « poète‑ethnologue », « poète‑reporter » (p. 99) ; en rassemblant scènes de la vie parisienne et chansons populaires, il devient « poète‑sociologue et poète‑mythographe » (p. 25). À partir de l’analyse de la polyphonie des Amours jaunes, l’auteur défend la thèse d’un « réalisme linguistique et polyphonique » de l’œuvre (p. 188). Sans nier l’existence d’un Corbière visionnaire, celui de la « Litanie du sommeil » qui paraît préfigurer le surréalisme, l’auteur affirme un certain ancrage réaliste de l’œuvre.

4Mais si le texte de Corbière est profondément polyphonique, c’est avant tout, pour T. Roger, en raison de sa tonalité ironique. Selon lui, Corbière apparaît « comme l’un des grands représentants de ce que Bakhtine appelle “l’ironie lyrique” » (p. 67), une ironie qu’il s’agit de « définir surtout d’un point de vue énonciatif, et non rhétorique » (p. 106). Cette ironie lyrique est la condition et la manifestation d’une esthétique du heurt, de la rupture, de la séparation. Dialoguant étroitement avec l’ouvrage de Philippe Hamon, L’Ironie littéraire8, T. Roger détaille toutes les cibles, et tous les effets, de l’ironie corbiérienne. Le « climat » (p. 186) des Amours jaunes est celui de la dérision et de l’auto‑dérision généralisées. Le monde « jaune » est celui de la pose, du manque d’authenticité à la fois vilipendé et avoué : le poète « d’un même geste dénonce le faux et se dénonce comme faux » (p. 174). Corbière s’inscrit sous le patronage de Diogène, dont le cynisme constitue pour T. Roger l’horizon éthique, voire politique, de l’œuvre.

Les valeurs de Corbière : vérité & liberté

5Ce cynisme, cependant, ne déboucherait pas sur un nihilisme généralisé. Même si, dans cette œuvre qui pose « le problème de la valeur, autant, voire plus, que celui du sens » (p. 26), la plupart des valeurs consacrées font l’objet d’attaques féroces, il en est deux, selon T. Roger, qui survivent à la violence de Corbière et trouveraient grâce à ses yeux : la vérité et la liberté. Liberté du « poète contumace », marginal et chien errant. Vérité « sentie », qui s’opposerait à la « vérité écrite » des romantiques et des Parnassiens (p. 201), une vérité qui a à voir avec ce « Sublime Bête9 » que T. Roger interprète comme un idéal anti‑intellectualiste et primitiviste. La Muse au couteau propose de relire Les Amours jaunes comme une « quête du vrai » qui se substituerait, par le moyen de la polyphonie et de l’ironie, à une « quête de soi » (p. 201) devenue caduque. L’esthétique dissonante serait ainsi, chez Corbière, au service, in fine et contre toute attente, d’une recherche de la vérité, ce qui permettrait d’éclairer l’affirmation paradoxale du poème « Épitaphe » : « Ses vers faux furent ses seuls vrais10 ». Or, on peut se demander si paradoxes et oxymores peuvent vraiment être résolus, ou si, au contraire, ils manifestent une instabilité axiologique généralisée : « Faux du Vrai » et « Vrai du Faux11 » sont‑ils encore discernables dans le monde de Corbière ?


***

6Thierry Roger, lui, tranche en faveur d’une « positivité » (p. 201) des Amours jaunes. Si Corbière tourne résolument le dos au lyrisme sentimentaliste des Romantiques, et s’il dénonce toutes les poses poétiques comme des impostures, il n’en trouverait pas moins, par le truchement d’un réalisme des voix, le chemin d’une poésie vraie.