Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2020
Décembre 2020 (volume 21, numéro 11)
titre article
Elsa Courant

De l’« Eden » au « Pandémonium » : la littérature à l’épreuve de l’âge industriel

From "Eden" to "Pandemonium": literature in the test of the industrial age
Marta Caraion, « Les Philosophes de la vapeur et des allumettes chimiques ». Littérature, sciences et industrie en 1855, Genève : Droz, coll. « Histoire des idées et critique littéraire », 2008, 373 p., EAN 9782600012195.

1Voici plus de dix ans, paraissait l’anthologie que Marta Caraion consacrait aux débats sur la légitimité d’une littérature prenant pour thème l’industrie au xixe siècle. Cet ouvrage précurseur accompagnait précocement l’essor d’un large pan de la recherche portant sur les rapports entre littérature et sciences, ayant suscité plusieurs anthologies récentes sur des sujets adjacents1. Il se démarque cependant par une approche doublement restreinte : d’abord par le choix du thème industriel  que l’autrice analyse à l’aune de la préface provocatrice de Du Camp dans Les Chants modernes ; ensuite par le choix d’une année plutôt centrale qu’unique, 1855  bien que les textes mentionnés s’échelonnent des années 1852 à 18672. Dans la triade annoncée par le titre, « Littérature, sciences et industrie », la composante industrielle tient donc une place prépondérante, révélant au passage le rapport problématique entre celle‑ci et les diverses définitions de la science (théorique ou appliquée, idéale ou positive, etc.). La citation ironique empruntée à Baudelaire, fustigeant « Les Philosophes de la vapeur et des allumettes chimiques », donne bien le ton des textes que M. Caraion entend nous faire découvrir ou relire.

2L’anthologie vise en effet à restituer les enjeux, le contexte et les modulations d’un débat ayant eu cours autour de la publication remarquée de la préface des Chants modernes, d’abord dans la Revue de Paris, puis en tête du recueil de Maxime Du Camp en 1855. Le postulat qui motive l’ouvrage est indiqué dans son imposante introduction : il s’agit d’un épisode de la « difficile histoire relationnelle entre arts, sciences et industrie » (p. 12), qu’on aborde trop souvent, selon M. Caraion, à l’aune de la rivalité entre Du Camp et Flaubert, et qui méritait d’être redécouvert.

3À ce titre, l’autrice pose d’emblée  et courageusement  la question de l’intérêt d’une étude centrée sur Maxime Du Camp, dont elle reconnaît par ailleurs les contradictions théoriques et personnelles, voire l’insuffisance des vers qui accompagnent la Préface tant commentée, et dont l’anthologie propose un échantillon. « Tels quels, c’est‑à‑dire lourdement didactiques, les poèmes de Du Camp ne comptent certes pas parmi les textes à retenir dans l’histoire poétique du siècle », écrit‑elle (p. 12). Par anticipation peut‑être, M. Caraion répond à ce reproche avec les armes des études culturelles, et considère le texte de Du Camp comme un « symptôme » (p. 13) d’une évolution générale de la littérature, préparée par un contexte philosophique, social, éditorial et artistique particulier. Selon elle, il pose les premiers jalons des grands succès de Verne ou de Zola, voire d’autres innovations formelles radicales de l’Art au xxe siècle. M. Caraion n’hésite pas à faire le lien, en termes nuancés, entre les réflexions et propositions des partisans de Du Camp et les grandes révolutions culturelles du xxe siècle, du surréalisme d’Apollinaire (dont elle cite les premiers vers de « Zone » [p. 67]) aux provocations domestico‑scatologiques de Duchamp (p. 28). Elle considère aussi que les Chants modernes ont constitué une force de changement dans le monde de la création littéraire et de l’édition. Pour défendre cette hypothèse, et de façon assez piquante, elle s’appuie sur un commentaire peu flatteur de Bourdieu à l’encontre de Du Camp, « l’antithèse de Flaubert » qui « au lieu de faire le champ, est fait par les forces du champ » et qui « court les salons pour “se pousser” » (n. 7, p. 13). Prenant au mot l’ambition systémique de la théorie des champs, l’ouvrage de M. Caraion tend à faire mentir certains préjugés concernant l’opposition entre la poétique et la sociologie littéraire, qui ne serait apte qu’à restituer une histoire culturelle « du point de vue des dominants3 ».

4Pour montrer la complexité des voix qui ont construit ce débat célèbre, l’autrice a sélectionné vingt‑cinq textes extraits de divers supports : préfaces, ouvrages critiques, mais aussi et surtout chroniques et coupures de presse, jusqu’aux plus modestes  comme celle de Paulin Limayrac (p. 327), panégyrique outrancier de Du Camp qui court sur une demi‑page. L’approche choisie pour l’anthologie et son analyse reflète la variété disciplinaire des références critiques qui viennent à l’appui de la démonstration : l’histoire littéraire et politique, l’histoire de l’Art (Patricia Mainardi), la sociologie de la culture (Pierre Bourdieu) et la philosophie (Arthur Danto) y ont leur part4. On songe également à l’approche historique et chronologiquement restreinte de Marc Angenot dans l’ouvrage qu’il consacre à l’année 18895, bien que son nom n’apparaisse pas dans la bibliographie (p. 363‑365), ni dans la préface ou l’appareil de notes. Pourtant, c’est sur une même attention aux sources et aux voix les plus diverses, y compris dans leur poids symbolique, que M. Caraion comme M. Angenot fondent l’ampleur de leur enquête, en dépit de l’apparente limitation du corpus. Car l’anthologie de M. Caraion est bien une enquête, et non une simple compilation de textes, ce dont les problématiques ambitieuses annoncées dans l’introduction doivent nous persuader.

L’Art à l’épreuve de l’industrie, et réciproquement

5La question centrale posée par l’ouvrage concerne les rapports conflictuels entre l’industrie, consacrée par les Expositions universelles du xixe siècle, et l’Art en général, dont la littérature. Sur ce point, la restitution des propositions de Du Camp, mais aussi l’analyse des positions de ses détracteurs et partisans, font apparaître les implications philosophiques, politiques et sociales d’un débat qui ne se limite pas aux thèmes licites ou prohibés d’une œuvre à vocation esthétique. Dans la préface, M. Caraion indique plusieurs pistes susceptibles de renouveler une approche critique sur l’inscription de thèmes industriels dans l’Art.

6Un enjeu consiste à montrer que le débat cristallisé et suscité par Du Camp pose la question des moteurs de la création, qu’elle prenne une forme artistique ou industrielle. Faisant la généalogie des propositions du poète, M. Caraion s’appuie sur un texte de Félix Belly6, exclu de l’anthologie, pour poser la question suivante : « et si au niveau de la genèse, aussi bien qu’au niveau de la réception, ces deux types d’ouvrages  artistique et scientifique‑technique  devaient obéir à un même mécanisme, celui de la création inspirée ? » (p. 28) Cette question est motivée par les stratégies rhétoriques, soulignées par l’autrice, de sacralisation des figures d’inventeurs et des conquêtes de l’industrie que l’on retrouve dans certains textes, parfois au second degré. Ainsi, Jacquard, à qui l’invention ne profita jamais, est un martyr du progrès sous les plumes de l’historien Kauffmann (p. 202), de Du Camp (p. 228, 230) et même de Renan (p. 251), pourtant peu convaincu par la démarche des Chants modernes7. Au contraire, le critique Gustave Planche, très virulent à l’encontre de leur préface, ironise :

L’hélice a désormais droit de bourgeoisie dans le domaine poétique ; Jacquart [sic] passe au rang des demi‑dieux […]. Puisque les bateaux à hélice et le métier Jacquart sont les rois du monde, chantons ces rois nouveaux ! (p. 315‑317)

7Un second enjeu, corollaire du premier, consiste à prendre au sérieux la capacité des objets produits par l’industrie moderne à susciter l’imagination des artistes et poètes. C’est à cette condition que les machines deviendraient les muses de l’Art moderne, comme semble le prouver  aux yeux de certains auteurs cités dans l’anthologie  la fréquentation de l’Exposition universelle de 1855. Sa « galerie » des Beaux‑Arts aurait été généralement délaissée au profit de l’« Annexe » où « les tondeuses et les machines à coudre » (Du Camp, p. 29), animées par une immense conduite de vapeur qui traversait le palais de l’Industrie (n. 97, p. 210), faisaient l’admiration des visiteurs. Dans l’article qu’il consacre à la galerie des Beaux‑Arts, Du Camp dresse ce constat sans appel :

Cet abandon douloureux [du public] et dont je m’afflige, les artistes l’ont mérité. Ils veulent vivre en dehors de leur siècle, et leur siècle les méconnaît, c’est justice.

8Parce que l’industrie est portée par un esprit d’invention qui tranche avec les modèles antiques d’une certaine peinture académique, certains vont jusqu’à suggérer que « les machines usurpent les prérogatives de l’art sur le terrain de l’originalité et de la nouveauté » (p. 28), dans les mots de M. Caraion. Il en résulte une conséquence soulignée par l’autrice, et rarement remarquée : les rapports d’influence entre arts, science et industrie sont réciproques, et même symétriques. Certes, la littérature assumerait une fonction « publicitaire et didactique » à l’égard de la science en permettant de la mettre à la portée du public, quand la science mettrait à disposition des lettres « ses ressources infinies de renouvellement thématique ». Mais au‑delà, si l’art peut contribuer à vulgariser les savoirs, « les objets industriels sont appelés à vulgariser les arts », grâce aux « nouvelles techniques de reproduction que le xixe siècle invente (notamment la photographie et ses dérivés) » (p. 44). Caraion relève ainsi la modernité du point de vue de Du Camp, photographe lui‑même8, comme de Baudelaire dans un article qu’il consacre au « public moderne et la photographie », au nom d’une valeur mémorielle de l’image :

Qu’elle sauve de l’oubli les ruines pendantes, les livres, les estampes et les manuscrits que le temps dévore, les choses précieuses dont la forme va disparaître et qui demandent une place dans les archives de notre mémoire, elle sera remerciée et applaudie (n. 53, p. 103‑104).

9Sur ce point en particulier, l’ouvrage touche à une double contradiction inhérente au débat, qui mériterait sans doute d’être développée. La première concerne les repères culturels de l’époque. L’imaginaire créateur du xixe siècle fait coexister l’exigence d’une originalité absolue, tout en consacrant les types, par exemple dans les « Physiologies9 ». Or l’une des différences majeures entre l’objet d’art et l’objet produit par l’industrie, que Du Camp et certains de ses partisans feignent d’ignorer, tient précisément à leur unicité ou, au contraire, à leur reproductibilité infinie, un critère sur lequel se fonde la valeur de l’un comme de l’autre. De ce point de vue, la transposition du thème industriel en œuvre d’art pose un problème théorique, dont les détracteurs de Du Camp se saisissent indirectement, en s’efforçant d’expliquer pourquoi l’industrie ne saurait être un thème esthétique. Pour Edmond Texier, chroniqueur au Siècle (p. 321), l’industrie ne peut inspirer la poésie parce qu’elle n’a rien d’une idée générale (p. 322) ; pour Jean Tisseur, le but utilitaire de l’industrie la rend incompatible avec l’art (p. 341) ; pour Victor de Laprade, seul l’Homme, et non l’outil, peut motiver une représentation esthétique (p. 263). Or paradoxalement, c’est du côté de l’Art (non industriel) que Du Camp identifie une tendance délétère à la copie, en fustigeant la permanence d’une inspiration antique à laquelle il semble réduire toute l’esthétique académique.

10La seconde contradiction tient à une question de terminologie. Selon les besoins de l’argumentation, les frontières, pourtant floues et poreuses, entre science et industrie sont tantôt ignorées, tantôt grossies. Certains semblent supposer un rapport de continuité, voire d’équivalence entre elles, dont le résultat implicite est d’élever la dignité des machines à la hauteur des grandes réalisations de l’esprit humain. Louis de Cormenin, par exemple, vante l’« émotion » (p. 166) suscitée par la machine à vapeur dans un article intitulé « Les fééries de la science » (et non de l’industrie). A contrario, pour Victor de Laprade, la distinction entre la science idéale, considérée comme la seule véritable, et la science appliquée, c’est‑à‑dire avilie dans le domaine pratique, sert d’argument en défaveur d’un potentiel esthétique de l’industrie et de ses réalisations (p. 270).

11M. Caraion reconnaît implicitement l’importance de cette dichotomie qui organise le titre de l’anthologie, et qui en recoupe d’autres, comme la « distinction entre valeur esthétique et valeur utilitaire » (p. 21). Pour autant, cet enjeu définitionnel intervient peu dans l’analyse des textes compilés, alors même qu’elle est au fondement de stratégies rhétoriques plus ou moins conscientes adoptées par les auteurs cités, stratégies remarquablement analysées par ailleurs sur le terrain de l’histoire des idées. Au sujet de la célèbre saillie de Du Camp, qui trouvait absurde qu’on chante Vénus et Bacchus à l’ère de la vapeur et de l’électricité (p. 3510), M. Caraion remarque ainsi que

ce qui en apparence est une question de perception du temps, et de recentrage de l’artiste dans son époque, cache en réalité une opposition plus problématique, celle de la science contre la culture, comme si, placées à deux extrêmes de l’axe temporel, culture et science ne pouvaient que s’exclure [….]. Il s’agit alors d’opérer une translation : déplacer les arts du passé vers le présent, d’une culture passéiste vers les sciences, résolument modernes et créatrices d’une nouvelle culture (p. 35).

12Il ne s’agirait donc plus seulement de thème industriel, mais bien d’une « mise en culture » des sciences (pour reprendre l’expression de Jean‑Marc Lévy‑Leblond11), un enjeu effectivement relié à la vulgarisation et au problème d’une vocation utilitaire des arts, mais travaillé par de nombreux auteurs avant Du Camp  ce que ne manquent pas de rappeler ses adversaires, auxquels M. Caraion prête voix12. Faut‑il en conclure que, dans ce cadre, la science inclut l’industrie, qu’elle la précède, qu’elle la seconde, qu’elle se confond avec elle ? La réponse à ces questions ne peut être univoque, et varie en fonction des échelles auxquelles elles se posent, en fonction des acteurs, voire des périodes.

13Il est d’ailleurs révélateur que les effets de glissement sémantiques d’un terme à l’autre interviennent fréquemment au sujet de la vapeur et de l’électricité, et non des « machines à coudre » ou des « tondeuses », puisque ce sont deux phénomènes au confluent de la science et de l’industrie. Au xixe siècle, si l’électricité sert de support aux théories scientifiques les plus éthérées, par exemple sur la nature et la survivance de l’âme, elle est aussi la source d’énergie qui modifie radicalement l’espace public en bouleversant son éclairage13. Croiser l’anthologie avec des travaux ultérieurs d’histoire des sciences sur l’évolution sémantique des emplois et des sens de ces deux termes14, au cœur d’une renégociation cruciale des hiérarchies au sein de l’arbre des savoirs tout au long du xixe siècle, permettrait sans doute de faire surgir d’autres lignes de démarcation intéressantes entre les textes cités par M. Caraion.

14Le débat sur la valeur artistique de l’industrie déborde donc largement la question thématique sur plusieurs terrains, dont ceux des missions de l’art et de la dignité des savoirs aux racines des techniques industrielles de l’époque. À ces enjeux axiologiques, s’ajoutent : le problème du public, qui s’enthousiasme des progrès techniques et se délecte des types reproduits dans la littérature comme dans l’art, jusqu’à celui du « créateur martyr » à l’instar de Jacquard, dont les réalisations visionnaires arriveraient trop tôt pour leur époque ; et celui de l’interprétation des évolutions dans l’histoire de la culture, qui sert de socle théorique à Du Camp pour justifier la révolution thématique à laquelle il appelle les artistes en faveur de l’industrie.

Aux origines du débat : une crise de la réception ?

15Pour Du Camp, à la suite des saint‑simoniens tels que Prosper Enfantin et Charles Lambert (p. 15‑20), s’inspirer de l’industrie est une nécessité pour remédier au constat, souvent partagé au milieu du xixe siècle, d’un essoufflement de la poésie après le Romantisme. Le nœud gordien du problème, tel qu’il apparaît dans la confrontation des textes de l’anthologie, tient à la difficulté pour la poésie de rencontrer son public durant cette période. Après les années fastes du Romantisme, le genre serait en mal de lecteurs, et les propositions pour y remédier catalysent l’opposition ou le soutien à celles de Du Camp.

16Dans la préface des Chants modernes, mais aussi dans d’autres articles sur les « beaux‑arts15 », le poète considère que ce divorce est causé par le passéisme dont se rendrait coupable la littérature servilement occupée des critères de l’Académie, et plaide pour une adéquation de la création artistique avec l’évolution de la société moderne, d’où l’idée d’une poésie prenant pour thème les grands succès de l’industrie. Or de ce même constat, qui fait le fonds théorique des Chants modernes, nombreux sont les auteurs qui tirent les conclusions opposées. Louis Ménard, par exemple, constate une rupture entre le public et la poésie, mais maintient que le didactisme ne peut en rien le résoudre, puisque « le moindre traité de physique est plus savant qu’un volume de tirades » (p. 296). Pour Texier, si le déclin de la poésie dans les faveurs des lecteurs est une évidence, l’industrie ne peut inspirer la poésie parce qu’elle n’a rien d’une idée générale. Armand de Pontmartin, rédacteur du Correspondant (p. 338), va plus loin encore en affirmant que ni les positivistes, ni les esthètes ne sauraient contenter leurs goûts, si diamétralement opposés, dans une poésie de l’industrie qui courrait le risque de ressusciter les fantômes de la poésie descriptive du siècle précédent, sous l’égide des figures honnies de Delille ou Esménard. Un des aspects importants de cette controverse tient donc autant à des exigences esthétiques liées à la production des œuvres, qu’à leurs conditions de réception : quel public, quels enjeux, quelles missions et quels sujets pour la poésie qu’il faudrait reconstruire ?

17La position de Du Camp est, à cet égard, un peu ambiguë. D’un côté, il suppose une compétence naturelle du lectorat, dont les goûts donneraient une indication fiable sur la qualité des œuvres appréciées ou dédaignées ; d’un autre, il défend aussi la nécessité de l’éclairer et de le guider dans la voie du progrès. Dans l’article qu’il consacre aux « Beaux‑Arts à l’Exposition universelle de 1855 », il engage ainsi les artistes à « travailler » pour « le peuple », qu’il juge « intelligent » et naturellement curieux de nouveautés. Il suggère d’abandonner les Salons où règnent les traditionnels sujets historiques et guerriers pour investir les « gares des chemins de fer » et les « vastes murailles nues, insupportables à l’œil », afin de

raconte[r] sur de grandes fresques commentées par une courte légende, les actions immortelles des Galilée, des Newton, des Papin, des Lavoisier, des James Watt, des Jacquart [sic], des Dallery […] [pour] instruir[e] le peuple, qui lirait pour la première fois sa véritable histoire dans des palais bâtis par lui et pour lui. (p. 230‑233)

18Outre cette concomitance curieuse entre la sagesse et la minorité du public populaire envisagé (et idéalisé) par Du Camp, on perçoit que son rejet des doctrines de l’Art pour l’Art provient également d’un refus de l’élitisme littéraire. Parce qu’il considère la valeur de l’Art à l’aune d’une mission vulgarisatrice et civilisatrice, la nouvelle inspiration dont rêve Du Camp fait émerger une question majeure de la définition et de la hiérarchie des genres : la poésie peut‑elle, et doit‑elle, être populaire  ce vers quoi le thème industriel aurait pour conséquence, et même pour vocation de la faire tendre16 ? On peut d’ailleurs se demander si l’échec poétique des Chants modernes, généralement admis par les critiques (de Sainte‑Beuve à M. Caraion elle‑même), ne fut pas causé en partie par un double malentendu sur ce que serait le « peuple », à qui s’adresserait la poésie des « tondeuses », et ce dont il aurait besoin. Comme l’écrit, avec une tendre perfidie, son ami Gautier : « Jamais Maxime Du Camp ne réussit mieux que lorsqu’il n’exécute pas le programme qu’il s’est tracé » (p. 302).

19Or si, comme on l’a vu, la nouvelle littérature à laquelle aspire Du Camp flirte dangereusement avec la sérialité propre au monde de l’industrie, les débats qu’elle suscite ne peuvent qu’en réactiver un second, assez récent, auquel renvoie l’ouvrage dans une note de l’introduction (n. 44, p. 27). Il s’agit de l’article que Sainte‑Beuve consacrait à la « littérature industrielle », dans la Revue des deux mondes en 1839. Le critique y désigne par ce terme une pratique vénale de l’écriture, dont le but ne serait plus d’atteindre les idéaux de l’Art, mais bien de parvenir. En effet, la gestion libérale de la presse comme de l’imprimerie aurait mené à une regrettable « démocratie » littéraire, en mettant le statut d’auteur à la portée de toutes les plumes : « Avec nos mœurs électorales, industrielles, tout le monde, une fois au moins dans sa vie aura eu sa page, son discours, son prospectus, son toast, sera auteur ». Il accuse cette nouvelle « manie » d’avoir entraîné le « désastre de la librairie en France » jusqu’à l’abandon de toute « dignité littéraire17 ».

20L’expression de « littérature industrielle » est soigneusement évitée par Du Camp dans la préface des Chants modernes, comme dans les articles cités par M. Caraion. De fait, ce qu’il aurait pu appeler de ce nom ne correspond pas au phénomène dénoncé par Sainte‑Beuve. Pourtant, il porte la trace d’un même constat : la dégradation globale de la production littéraire de l’époque. Envisager l’évolution du sens donné aux termes « littérature industrielle » permettrait de porter un éclairage intéressant sur le dialogue critique entre Sainte‑Beuve et Du Camp au sujet des Chants modernes, qui s’ouvre justement sur une question d’interprétation du cours de l’histoire littéraire, comme le montrent les extraits choisis dans l’anthologie. En effet, l’un des premiers reproches formulés par l’auteur des Lundis tient à la façon dont Du Camp résume le paysage littéraire de son temps. En ne retenant que quelques figures saillantes dont ce dernier croit, à tort, qu’elles se seraient imposées naturellement à la force du talent (Hugo, Lamartine, Vigny, Balzac), il véhiculerait une vision réductrice, et même « fantaisi[ste] » (p. 305) de l’histoire de la littérature.

21De fait, l’un des fronts inattendus de cette bataille concerne la question de la temporalité des sociétés et de leurs cultures, dont l’histoire littéraire (que Du Camp résume à la faveur de ses hypothèses) est une composante majeure.

Du passé & de l’avenir de la littérature

22Comme l’a bien montré M. Caraion, l’ensemble du débat qui ressurgit dans l’enthousiasme industriel de l’année 1855 porte aussi sur l’interprétation de l’évolution culturelle. L’idéologie du progrès vient à l’appui d’une majorité de textes en faveur des propositions de Du Camp, qui promettait lui‑même un avènement de l’âge d’or à la fin de la préface des Chants modernes (p. 112). L’« anticipation rétrospective » consistant à imaginer le monde actuel « avec les yeux des civilisations futures » (p. 50) est un des procédés communs dans les textes convaincus par l’idéologie du progrès. Les miracles de l’industrie seraient alors pour certains la preuve tangible de la glorieuse destinée de l’homme voué à maîtriser le monde, une trajectoire imaginaire menant « d’un Eden à un autre », selon la belle formule de M. Caraion au sujet du texte de Louis de Cormenin (p. 51). A contrario, ce topos idéologique apparaît, dans un célèbre article de Baudelaire, comme la source d’une véritable « décrépitude » culturelle ayant « fleuri sur le terrain pourri de la fatuité moderne » (p. 240).

23Or la réversibilité des arguments touche aussi l’interprétation du passé, voire sa reconstruction. Ces problématiques ont donné lieu à de fécondes réflexions sur l’élaboration d’une doxa littéraire et de son histoire18. De ce point de vue, l’anthologie montre que, d’un côté comme de l’autre, certaines époques passées occupent un terrain problématique dans les échanges. Du Camp, par exemple, considère l’Académie (à laquelle il ne dédaignera pourtant pas d’appartenir par la suite) comme le reliquat moribond d’un âge classique obsolète, qu’il accuse d’entretenir une obsession anachronique de l’Antiquité. À l’inverse, comme on le sait, Leconte de Lisle considère la culture de ces époques reculées comme la seule source de régénération poétique valide à l’ère du « Pandémonium industriel » (p. 294). Mais d’autres périodes font l’objet de projections plus ambiguës, comme la Renaissance, dont Du Camp prétend qu’elle aurait su faire de la locomotive une œuvre d’art (p. 211). On songe en effet à la figure si polyvalente de Léonard de Vinci.

24Pour M. Caraion, cette admiration pourrait bien être une des nombreuses contradictions de l’auteur : « [p]our le défenseur du neuf, l’éloge des formes du passé peut apparaître comme un désaveu, un ralliement à l’opinion adverse » (p. 49). Mais on peut aussi considérer, au contraire, les profondes affinités entre le xixe et le xvie siècle, ce dont les poèmes scientifiques contemporains des Chants modernes ne peuvent que nous persuader. En effet, la seule lecture de la Légende des siècles montrerait combien, dans la restitution poétique de l’histoire des découvertes scientifiques, la formidable effervescence savante qui caractérise la Renaissance en fait une période à part, riche en figures prophétiques19. Copernic, De Vinci, Giordano Bruno sont des figures aussi valorisées que Newton ou Laplace, et constituent les visages d’un passé « moderne », en avance sur son temps, dont le xixe siècle peut et doit s’inspirer. Mais sur ce point, la préface de l’anthologie s’attache plutôt à montrer que les représentations axiologiques du passé établissent d’autres lignes de démarcation au sein du débat sur la dignité du thème industriel. En effet, comme le montrent particulièrement les textes de Sainte‑Beuve et de Gustave Planche, qui reproche à Du Camp de ne pas avoir perçu combien la poésie avait changé depuis les Orientales (p. 319), remettre en cause la vision qu’a ce dernier de l’histoire littéraire, c’est fragiliser les fondations théoriques de sa proposition.

25Pour autant, les passes d’armes sur la réalité d’une décadence du genre et sur ses causes ne sont qu’une des formes possibles de ce débat. Un enjeu moins explicite, mais également important, tient aux formes et aux définitions de la mythologie, alors que son étude connaît une période cruciale de refondation dans les années 1850. En effet, l’Exposition universelle de 1855 précède d’une année la parution remarquée de la Comparative Mythology20 de Max Müller. Ce dernier, à la suite de Creuzer, défend l’idée que les mythes seraient des métaphores lexicalisées servant à désigner les phénomènes naturels. Or ce sont les poètes qui créent les métaphores dont la culture se saisit (comme « l’Aurore aux doigts de rose » ou les « sombres bords » de l’Achéron, dont Du Camp se gausse dans les « Chants de la matière » [p. 116]). À ce titre, ils seraient donc à leur tour les forgeurs des mythes modernes. L’extrême actualité de ces théories pourrait enrichir la compréhension des positions provocatrices d’un Laprade ou d’un Ménard, venant miner les prétentions révolutionnaires des Chants modernes. Pour l’un, le thème industriel serait aussi ancien que la poésie même, comme le montrent les exemples du Ramayana et de l’Iliade, mais il lui semble évident qu’Homère ne pouvait « choisir la charrue, l’enclume ou la roue du potier pour thème de l’hymne ou de l’épopée » (p. 258). Pour l’autre, la distinction entre la science et les mythes n’est qu’une question de vocabulaire, et « [s]elon la différence des formes données aux mêmes idées, on formule des lois physiques ou on crée des œuvres d’art », si bien qu’il doit être permis « d’être à la fois de l’avis de Newton et de l’avis de Phidias » (p. 299). Or c’est justement sur le terrain du potentiel mythologique des phénomènes industriels que les poètes trouveraient matière à se renouveler, si l’on en croit les chantres de la machine à vapeur et du « merveilleux scientifique », dont M. Caraion considère que Du Camp pose d’importants jalons (p. 37).

26Bien que les auteurs de l’anthologie ne semblent pas tous en avoir conscience, il existe donc des distinctions axiologiques et sémantiques entre les différentes époques du passé (Antiquité, Renaissance, âge classique) et leur héritage (thèmes, mythes, métaphores). Ce que l’autrice désigne comme une « obsession de l’avenir et réminiscences du passé » (p. 49) dans l’introduction constitue donc aussi un point d’ancrage du débat sur les Chants modernes dans des problématiques bien plus larges, tenant au sens de l’histoire et à l’organisation même des discours esthétiques et savants.


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27L’ouvrage de Marta Caraion relève donc avec brio le défi de restituer l’importance du « pavé dans la mare » que représentait la préface des Chants modernes. Pour ce faire, la forme de l’ouvrage rajoutait une difficulté, en manipulant des textes et auteurs parfois totalement ignorés sur le mode de l’anthologie, dont le principe consiste à faire parler les textes en partie d’eux‑mêmes. Leur sélection, mais aussi leur commentaire deviennent alors cruciaux, ce que démontre l’ampleur et la qualité de l’appareil critique qui les accompagne. Or la mise en rapport de textes critiques canoniques (comme la préface des Poèmes antiques) et d’articles généralement ignorés permet aussi de surprendre le lecteur de l’anthologie, qui découvre sous la plume de certains auteurs des propos plutôt en avance sur leur temps. Ainsi de l’article de Louis de Cormenin, qui prophétise la création du livre de poche en 1852 (p. 163) ; ainsi de celui d’Hippolyte Castille, qui accuse l’évolution des doctrines économiques libérales d’encourager un individualisme effréné en 1853 (p. 179) ; ainsi de celui de Laprade, qui montre dès 1856 combien l’automatisation progressive de l’industrie transforme le monde du travail au détriment de l’ouvrier, en générant l’ennui et un sentiment de perte de valeur (p. 265).

28Cette confrontation de discours, de la préface aux textes cités, confirme magistralement l’intérêt de considérer l’histoire littéraire à la lumière d’une variété de sources dissociées de leur destinée critique initiale. À la lumière de cette anthologie, on ne peut que souscrire à l’axiome qui guide la démarche de M. Caraion : c’est à cette seule condition que prennent sens les grands événements de l’histoire culturelle, lorsque toutes les voix qui en ont construit la mémoire sont rendues à leur position initiale au sein du paysage philosophique, politique et social de leur temps, et lorsqu’elles peuvent ainsi se répondre dans un système d’échos signifiants.