Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2020
Novembre 2020 (volume 21, numéro 10)
titre article
Karen Ferreira‑Meyers

Histoire & fiction, fiction & histoire : écrire la dictature africaine et hispano‑américaine

History and fiction, fiction and history: writing the African and Spanish-American dictatorship
BROCHARD, Cécile, Le roman de la dictature contemporain. Afrique‑Amérique, Paris : Honoré Champion, 2018, 264 p., ISBN : 978‑2‑7453‑3926‑2.

1La fiction a un rôle crucial à jouer dans le partage d'informations et de visions sur la dictature : en tant qu'art de l'imagination, elle peut offrir une expérience esthétique, émotive et émotionnelle, catharsistique par l’humour, par exemple. La littérature est également un acte politique, un véhicule de la mémoire, un instrument de socialisation, un moteur de changement social et un outil pour donner un nouveau sens au passé.

2Dans son ouvrage Le roman de la dictature contemporain. Afrique — Amérique, Cécile Brochard rassemble en quelque sorte toute une vie de recherches sur les croisements et les interférences entre la violence, la politique, la dictature, l’histoire, la sexualité, l’identité, l’altérité, le pouvoir et la mémoire. Elle propose un panorama de l’écriture romanesque de la dictature, par des écrivains africains et hispano‑américains, sur des situations politiques et socio‑économiques de ces mêmes territoires. L’auteure part de la prise de pouvoir (comment et quand le dictateur a‑t‑il accès au pouvoir) en passant par les discours sur l’identité, la sexualité, le corps et le langage afin d’arriver à l’histoire et l’Histoire, la mémoire, le réel, le « mentir vrai », le silence et l’oubli. Sa vaste démarche souligne ce qui relie les différents éléments de ce même sujet : la dictature.

3Pour ce faire, l’auteure a lu, beaucoup lu, avec attention et intelligence, et étudié avec passion et précision. La liste est longue, car elle inclut des romans d’auteurs africains tels Chinua Achebe, Yasmina Khadra, Ahmadou Kourouma, Sony Labou Tansi, Henri Lopes, Ibrahima Ly, Rachid Mimouni, Tierno Monénembo, Yambo Ouologuem et Wole Soyinka, ainsi que des romanciers hispano‑américains, à savoir Roberto Bolaño, Alejo Carpentier, Tomás Eloy Martínez et Augusto Roa Bastos, et un romancier français, Patrick Grainville, qui ont tous (notons que ce sont des hommes !) mis en scène des systèmes politiques dictatoriaux et/ou des dictateurs1. En plus de cette liste, elle a ajouté des lectures approfondies d’œuvres littéraires d’appui (une quarantaine de romans historiques, politiques, biographiques), rédigées par des auteurs du monde entier. L’étude proposée par C. Brochard s’appuie donc, d’un côté, sur une analyse littéraire de textes premiers et, de l’autre, sur une analyse documentaire de textes secondaires (livres, revues et articles sur les auteurs et les œuvres du corpus, sur les romans du dictateur, sur la littérature africaine et hispano‑américaine, sur la théorie littéraire, les sciences humaines, la théorie politique et l’anthropologie, en plus d’entretiens avec certains des auteurs étudiés). C. Brochard combine avec brio de multiples approches et lit les œuvres littéraires sous divers angles : elle les interroge en utilisant, d’un côté, les théories littéraires de Bergson à propos du rire et du comique dans la littérature, celles de Bakhtine et Kristeva, de Barthes et de Genette, ainsi que de Moura pour les études postcoloniales dans les romans francophones. De l’autre, elle s’inspire de l’anthropologie et de la théorie politique telles que prônées par Arendt, Augé, Aron, Derrida et Foucault.

4C. Brochard a subdivisé son ouvrage en quatre chapitres, en plus d’une introduction et d’une conclusion, représentant ce qu’elle définit comme les quatre volets majeurs de l’écriture fictionnelle sur la dictature. Selon mon ressenti de l’introduction de l’ouvrage, C. Brochard en appelle à notre sens de la citoyenneté, de la démocratie et de l’écoute, car en utilisant le titre « Écouter ‘le cri du monde’ », elle explique son double projet : souligner les reflets et contrastes inscrits dans les romans de la dictature des deux côtés de l’Océan Atlantique et identifier, de façon plus thématique, les désordres et les horreurs du monde décrits dans cette pluralité romanesque.

5Les titres des chapitres décrivent les objectifs de certains romanciers lorsqu’ils utilisent le thème de la dictature, à savoir « témoigner et dénoncer » (chap. I), « résister et caricaturer » (chap. II), « transcrire l’expérience du réel » (chap. III) et « dire le cri du monde » (chap. IV). Voilà comment l’ensemble des textes choisis par C. Brochard est abordé. D’autres aspects de l’écriture fictionnelle de la dictature, comme l’esthétique, le narratif, l’énonciatif, le lexical, sont soulignés ici et là (par exemple dans la partie intitulée Engagement et pouvoir performatif du roman : Achebe et le story‑telling (p. 210‑215), C. Brochard se focalise sur l’aspect narratif), mais ne constituent pas la trame principale de l’approche. Celle‑ci peut se résumer par la façon dont elle a construit ses titres : les verbes d’action impliquent l’action et la réaction contre les atrocités commises par les dictatures et les dictateurs. Ainsi, « la description de l’enfer » (chap. I) inclut des sujets abordés par les romans de la dictature, comme les crimes et les châtiments et le culte du chef. La dictature devient une religion, le régime est sacralisé, le dictateur devient même Jésus (p. 64) ou « concurrent de Dieu » (p. 18). Le dictateur exhibe son désir d’omniscience, d’omnipotence et d’omniprésence en utilisant la violence lorsqu’il prend le pouvoir (par exemple, la conspiration sanglante du général Koyaga dans En attendant le vote des bêtes sauvages d’Ahmadou Kourouma) ou encore lorsqu’il emprisonne ses opposants (par exemple dans Yo el Supremo d’Augusto Roa Bastos). L’enfer, c’est aussi la torture décrite par Sony Labou Tansi dans La Vie et demie. Dans ce premier chapitre, C. Brochard s’attarde aussi sur la « naissance » du dictateur, la propagande qui va de pair avec le culte du chef et sa mystification. Particulièrement intéressante est la partie dédiée à la maîtrise du discours : le dictateur (ab)use des techniques argumentatives afin de se mettre en scène. Dans El recurso del método, Alejo Carpentier a habilement décrit cette façon d’utiliser l’art oratoire à travers les personnages du Premier Magistrat et Suprême. Le chapitre mentionné aborde en clausule la différence entre autorité et force/violence. Comment œuvrer pour l’autorité et résister, contre la violence ?

6Pour ce faire, il n’y a que la révolte et la lutte populaire qui peuvent « s’opposer à la tyrannie et à la dictature » (p. 67). Le chapitre II se concentre alors sur « l’omnipotence minée » et comporte des sections qui se focalisent sur la pluralité (division identitaire, pluralité narratives), les faiblesses du potentat (le tyran, la tyrannie de l’amour, le pouvoir en déclin), tout en prenant en compte les formes de la narration (la satire, le comique tragique, le grotesque, le picaresque, la contre‑épopée, le tragique). Le chapitre ouvre sur des questionnements importants : comment les romanciers conservent‑ils la portée critique de leur texte ? Peut‑il y avoir une éthique dialogique dans un roman où « la simple exposition réaliste des faits pourrait suffir [sic] à la condamnation du dictateur par le lecteur » (p. 67) ? La section intitulée Pluralité narrative et guidage éthique du lecteur (p. 80‑88) offre une analyse de l’opposition instaurée dans les romans ancrés dans la sphère du politique : comme le dit C. Brochard, « une dichotomie se dessine spontanément dans l’esprit du lecteur entre d’un côté la parole unique et le monologisme caractéristiques d’une écriture dictatoriale et, de l’autre, le dialogisme polyphonique [Bakhtine est convoqué] associé à un principe démocratique » (p. 80). Cette opposition fait référence aussi à deux formes de gouvernement : la démocratie avec sa pluralité de partis et la dictature avec son parti unique. Pour C. Brochard, « la présence de discours pluriels au cœur des romans de la dictature indiquerait quelque chose comme la permanence irréductible de la démocratie ». En revanche, la pluralité des voix mène, dans certains cas, à la confusion : le lecteur ne sait plus qui parle (l’auteur, le narrateur, le dictateur, le bourreau, le complice, ...), et cela perturbe la capacité de saisie du sens. S’agit‑il, de façon postmoderne, de ne pas trancher, car « la poétique plurielle » serait « la plus à même de dire la complexité du monde » (p. 86) ?

7Dans le troisième chapitre, il s’agit de saisir les effets de réel, de la mythographie, de la vérité et du mensonge abordés en tant que « mise en fiction de l’histoire ». Ce chapitre se concentre sur le lien entre l’histoire (à travers l’idéologie dictatoriale, les biographies des dictateurs, les détails ou anecdotes, soit la référence historique) et la fiction, en vue de répondre à la question suivante : « par quels mécanismes la fiction parvient‑elle à immerger le lecteur dans son univers ? » (p. 118). Les références aux lieux réels, à la géographie concrète et aux événements historiques attestés, ainsi que la présence de personnages historiques à l’existence avérée (par exemple des figures politiques comme Hamani Diori et Kountché au Niger, Boumédiène en Algérie, Kadhafi en Lybie) sont fréquentes dans les romans de la dictature, renforcent les liens entre Histoire et fiction. Bien que la liberté d’invention romanesque reste l’apanage des romanciers, les personnages des romans de la dictature évoluent souvent « sur une toile de fond historique offrant vraisemblance au roman » (p. 126), jusqu’au point où les dictateurs fictifs deviennent de vrais doubles de personnages historiques réels. Cela permet à C. Brochard d’envisager le passage de l’Histoire — grâce à la fiction — à la création du mythe (et parfois à la mise à mort subséquente du mythe).

8Enfin, le quatrième chapitre ouvre le débat sur les possibilités du roman : peut‑il représenter la « multiplicité du monde » selon l’expression de Samoyault2, existe‑t‑il une littérature‑monde, que peut le roman au niveau de l’engagement et de la performance, de l’éthique mémorielle ? Et, finalement, que faire de la perversion, du mal, de la mémoire, du silence et de l’oubli ? Des questions qui restent très pertinentes dans le monde postcolonial, postmoderne, ou désormais décolonial où nous vivons.

9Une thématique importante, abordée par C. Brochard, est celle du corps : alors que le corps colonisé n’était qu’un objet dont l’humanité même était contestée par des épistémologies raciales de la différence, les régimes dictatoriaux postcoloniaux, avec leurs discours de redressement des torts du colonialisme, n’ont fait que maintenir le sujet en situation de contrainte et de violence : les corps se sont fracassés sous cet ordre nouveau, et pourtant si semblable. Des pans entiers de la société se sont évanouis, ont disparu de l’espace public et de tout accès à une citoyenneté. Ainsi, à défaut de corps social, les fictions de la dictature ont amplifié le corps exceptionnel du dirigeant, du dictateur ou du potentat, un supposé topos de l'unité nationale, de la mémoire collective et de la rédemption nationale. C'est cette même mythologie du corps du dictateur qui fait de ce dernier un motif créatif dans les romans de la dictature postcoloniale, car, tout en procédant par « monstration », il décompose le pouvoir qu’il est censé incarner. Le rire, l’ironie, le grotesque, la charge est intense pour ramener la figure à un point zéro, digne de l’effacement de ses propres sujets. En plus des nombreux exemples analysés par C. Brochard, il est intéressant d’observer d’autres exemples significatifs dans la littérature africaine. Comme le note Ndi Gilbert Shang3 en 2016, et auquel se réfère l’auteure, le roman The Wizzard of the Crow (2006) de l'auteur kenyan Ngugi wa Thiong'o est le cas exemplaire d’une représentation burlesque d'un régime dictatorial. Son récit piège le président de la république fictive d'Aburiria, simplement appelée « Le Souverain », dans sa propre illusion de pouvoir. Le texte déconstruit l'image rédemptrice que le dirigeant prétend incarner et le replace dans le contexte mondain auquel il appartient. Par ces aspects, associés à un mélange de théâtre de l'absurde de Beckett et de roman burlesque rabelaisien, le récit de Ngugi déconstruit l'imaginaire judéo‑chrétienne que le dirigeant tente d'imiter, toujours selon Ndi Gilbert Shang cité dans l’ouvrage. Après avoir vaincu la force de gravité, comme Jésus‑Christ, le corps du souverain est incapable de dépasser le plafond dans son dernier acte d'ascension. Dans ce roman, la tendance est d'employer une esthétique burlesque, scatologique et eschatologique pour imaginer une coexistence politique plus représentative à travers le ridicule d’une soi‑disant vitalité corporelle.

10C. Brochard conclut son ouvrage de façon brève mais pointue : elle montre les liens transatlantiques entre les écrivains des deux côtés de l’océan ; elle rappelle les liens que les auteurs entretiennent et valorisent par leur identité, leur culture, leur langue (maternelle) ; elle souligne l’engagement des auteurs à s’exprimer sur le scandale, l’horreur, la violence, le pouvoir, le mal, la barbarie ; elle observe les différentes approches, les styles variées, les divergences poétiques des auteurs. Ainsi, les auteurs africains et hispano‑américains et leurs romans, dont Brochard a amplement déployé les motifs, la narration et les choix poétiques, ainsi que les postures, font de la littérature « face aux ténèbres » (sous‑titre de la conclusion). Il s’agit, selon Philippe Forest (cité par Brochard, p. 243), de romans modernes où « l’expérience humaine [est] considérée aux limites les plus extrêmes où s’abolit toute possibilité de signification4 » (p. 64).

11Dans ce sens, les propos de Brochard font écho à un ouvrage publié la même année, de la main de Hannah Grayson et Charlotte Baker, intitulé Fictions of African Dictatorship : Cultural Representations of Postcolonial Power5. Également en 2018, Grayson avait publié un article sur Tierno Monénembo et son traitement du personnage du dictateur6.

12Bien sûr, la dictature, les dictateurs et la violence politico‑idéologique ne sont pas des thèmes nouveaux. La littérature d’après les deux guerres mondiales en est certainement la preuve et d’autres auteurs africains, latino‑américains, mais aussi asiatiques, auraient pu figurer dans l’ouvrage de C. Brochard7. Mais celle‑ci a fait un choix qui s’avère judicieux, car les textes se parlent, les motifs se répondent, qu’ils soient écrits en français, en espagnol ou encore en anglais. Cécile Brochard cite les textes dans leur version originale et propose des traductions en français. Les situations, personnages et événements analysés sont toujours d’actualité et ce constat conforte la nécessité de maintenir l’intérêt et la motivation tant esthétique que politique de ce champ de réflexion8.