Acta fabula
ISSN 2115-8037

2020
Novembre 2020 (volume 21, numéro 10)
titre article
Occitane Lacurie et Barnabé Sauvage

En attendant les cyborgs : prothèses et projections de soi en milieux numériques

Waiting for the cyborgs: prostheses and projections of the self in digital environments
Sylvie Bauer, Claire Larsonneur, Hélène Machinal, Arnaud Regnauld (dir.), Subjectivités numériques et posthumain, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2020, 293 p., ISBN 978‑2‑7535‑7924‑8.

1Ce volume, issu d’un colloque s’étant déroulé à Cerisy en 2018, vient prendre la suite d’un précédent ouvrage dirigé par Elaine Després et Hélène Machinal (PostHumains : Frontières, évolutions hybridité, 2014 — actes d’un colloque tenu à Brest en 2012), mais également d’un ensemble de travaux menés pour partie par les contributeur·rices de cette mouture, et qui dessine depuis quelques années la cartographie d’un champ prolifique des études littéraires et intermédiatiques1.

2Sans proposer de renouveau théorique majeur sur la question du posthumanisme et de ses liens avec la littérature ou les arts visuels, l’objet de cet ouvrage semble donc surtout d’ajouter au tableau de ses représentations fictionnelles en ouvrant la question à de nouveaux médiums, tels la bande dessinée (en l’occurrence au manga) ou la danse et la performance, mais également de démontrer ses implications pour de nouvelles pratiques comme la socialité en régime Internet ou l’écriture de la philosophie contemporaine.

3À la structuration de l’ouvrage en parties assez hétérogènes, mêlant questions de médiums, de méthodes et de thématiques, l’introduction ajoute un second parcours transversal, dramatisant les idées fortes du recueil en quatre personnages conceptuels. Le fantôme, figure du délitement de soi et de l’identité, représente la vulnérabilité du corps soumis au contrôle cybernétique ; le cyborg, emprunté au maître‑ouvrage de Donna Haraway, fraye un possible devenir posthumain développant une épistémologie critique de l’anthropocentrisme ; le doppelgänger, image de l’ambivalence d’une technique à la fois émancipatrice et assujétissante ; le sujet enfin, brève unité intermittente et plus que jamais ouvert sur le réseau et ses « processus contextuels de subjectivation ». On le verra plus loin, un troisième cheminement dans les articles est proposé au cœur du livre.

Épistémologies posthumaines

4C’est à l’article de Marina Maestrutti qu’est dévolue la tâche de la présentation et de l’examen conceptuel du posthumanisme, que l’autrice aborde en sociologue et en historienne des idées dans « Pour une définition du posthumain et du posthumanisme. Dépasser ou connecter ? ». À partir de la définition minimale selon laquelle « [p]osthumain fait généralement référence à une condition ou une perspective qui cherche à redéfinir la notion d’humain, son identité et son statut ontologique, suite aux possibilités des technosciences d’intervenir sur la structure du vivant » (p. 55), l’autrice propose une partition convaincante entre une conception stadiale du posthumanisme (celle, défendu surtout par les penseurs de la Singularité, cherchant à dépasser une condition biologique marquée par la dégradation du corps et de l’esprit) et une conception réticulaire, recoupant grosso modo les épistémologies adoptant une posture critique à l’égard de l’anthropocentrisme.

5Dans le premier cas, l’autrice analyse au moyen des concepts de l’anthropologie philosophique (l’anthropo‑poïesis de Francesco Remotti ou l’anthropotechnique de Peter Sloterdijk) la continuité entre les biotechnologies contemporaines et futures (visant à l’amélioration corporelle et sociale de l’individu humain) et les techniques socio‑politiques héritées de la tradition humaniste (les pratiques littéraires et culturelles, les institutions politiques servant à policer les mœurs humaines). Les transhumanistes contemporains, explique‑t‑elle, revendiquent une anthropotechnique active et programmatique, fondée sur l’ingénierie rationnelle et la liberté d’accès et de décision à la transformation du corps ; ce perfectionnisme physiologique se double dans un second temps de la réalisation du destin humain dans son hybridation avec les machines. L’être humain, dyade corps‑esprit, n’est qu’une étape éphémère de l’histoire de l’intelligence, stade de transition de celle‑ci vers son dépassement réalisé par l’avènement des altérités, des intelligences qui ont cessé d’être biologiques. Dans cette perspective, le posthumanisme transhumaniste tel que l’invoque ses apôtres les plus zélés (Ray Kurzweil en tête) n’est rien de moins que l’épuisement du paradigme humaniste classique et la réalisation, traversant le destin de l’espèce, de l’individu libéral déchaîné des servitudes biologiques propres à l’espèce. On aurait tort cependant d’y voir une liquidation complète des présupposés (notamment politiques, moraux, et surtout eugénistes) de l’humanisme, tels que rappelé par les Règles pour un parc humain de Peter Sloterdijk. Dans les mots de Hayles, le danger du posthumanisme est bien celui de sa récupération par une frange élitaire (et, pourrait‑on ajouter, raciste et patriarcale), celle ayant profité des avantages de l’humanisme libéral et défendant une conception libertaire de la subjectivité : « What is lethal is not the posthuman as such but the crafting of the posthuman onto a liberal humanist view of the self2 ».

6Permettant un recul critique sur la fondation historique de l’idéologie transhumaniste, l’article de Sara Touiza-Ambroggiani propose dans « De la réparation à l’augmentation : le statut de la prothèse chez Norbert Wiener » une enquête sur la « scène primitive de la [première] cybernétique » qui révèle les antagonismes au sein même de la constitution de cette notion, dont tous les pères‑fondateurs n’étaient pas entièrement prêts à accepter comme conséquence au développement exponentiel des biotechnologies le dépassement de la condition humaine. La thèse de l’article est de montrer que Wiener, s’il était ardent artisan du premier versant du posthumanisme, l’augmentation technique de l’humain, refusait pourtant le second, sa transformation en cyber‑organisme complet, au profit d’une pensée toute entière dévouée à la notion de prothèse — tour à tour arme de destruction et réparation issue de la contrition de l’ingénieur devenu sans le vouloir « destructeur des mondes » :

[...] le rôle de la prothèse, dans la pensée de Wiener, n’est pas seulement d’augmenter ou de réparer les corps mais aussi, et surtout, de réparer la faute morale commise par les scientifiques en permettant le déchaînement de la violence humaine [...] La prothèse — objet technique — doit sauver l’humanité de l’inhumanité permise par la puissance technique elle‑même. [...] Wiener veut donc la survie de l’humain et il est impossible pour lui d’imaginer un quelconque posthumain. (p. 254)

7La cybernétique, rappelle l’autrice, se construit sur le rêve de l’unification disciplinaire, voire de l’unité méthodologique des sciences, dont on peut retracer la genèse dans l’économie militaire de la Seconde Guerre mondiale : Wiener, mathématicien, travaille au MIT sur un dispositif de défense des aéronefs américains, le AA Predictor, assisté d’ingénieurs, de médecins et de psychologues. C’est là que naît l’intuition première de la cybernétique, l’hypothèse méthodologique postulant d’étudier non seulement l’avion, l’aviateur ou le canon, mais bien le système formé par ce complexe, et d’anticiper les réactions de ce système dans son ensemble. La deuxième pierre angulaire de cette transdisciplinarité méthodologique consistera en la possibilité d’analogies entre les caractéristiques provenant des systèmes techniques et ceux des systèmes biologiques, par exemple la comparaison entre le tremblement d’un canon automatique incertain de la tâche à accomplir et un symptôme pathologique du comportement humain. Ce fonctionnalisme radical aboutira à la thèse centrale de la cybernétique, érigeant le corps et la machine en modèles justiciables d’une analyse comportementale unifiée : « Le biologique comme le machinique sont modélisables à profit comme des systèmes dont il faut mener une étude comportementale […] autrement dit à la relation qu’ils entretiennent avec leur environnement et non à leur structure interne (« boîte noire »). » Pourtant, pour Wiener, la structure humaine (corporelle, intellectuelle, morale) demeure une forme indépassable dont la conservation constitue une valeur en soi : l’identité humaine stable et fixe, dont on soupçonne qu’une téléologie politique et morale conservatrice lui fournit assise, demeure à l’opposé de la conception identitaire « processuelle », « performative », dont le personnage du cyborg d’Haraway fournit l’exemple.

8Dans la lignée du personnage d’Haraway, la seconde définition, dite « réticulaire », du posthumanisme avancée par Marina Maestrutti est en effet fondée sur une perspective critique de l’humanisme, défini comme « l’idée autarcique et séparative de l’ontologie humaine », modèle qui auto‑institue l’humain comme démiurge, y compris de lui‑même. Dès lors, les possibilités d’une critique posthumaine ne sauraient se limiter à une approche techniciste, et la pensée de l’hybridation homme‑machine doit être étendu au sens large que lui donne Haraway dans son Manifeste cyborg, et parvenir à « réveiller l’humanité » de son « rêve héroïque d’autoconstitution identitaire » afin de la rendre enfin « consciente de la solidarité qu’elle entretient avec le monde non‑humain ». Ce « posthumanisme culturel » dont Maestrutti fournit la lecture, constituant un puissant faisceau théorique regroupant les approches anthropologiques qui replace l’humain au cœur de l’écosystème naturel (Moscovici, Marchesini), défige l’image autarcique de l’humain au profit d’une pensée non‑évolutionniste du réseau — qui alors « remplace la flèche comme métaphore théorique de référence » (p. 65) — et défend la possibilité d’une pluralisation ontologique de l’espèce. Ce posthumanisme épistémologique serait alors le nom d’une prise de distance avec la fiction de la domination de la nature au profit d’une ouverture, voire d’une « contamination » volontaire de l’humain avec l’altérité non‑humaine, sans autre projet défini que celui d’une « alliance », d’un « partenariat créatif et ouvert » dans la lignée du « parlement des vivants » latourien.

9L’Ontologie Orientée Objet (OOO) a connu un certain succès parmi les tentatives d’élaborer une épistémologie posthumaine permettant d’accéder aux choses et aux autres « formes de vie », débarassé·e·s de nos biais anthropocentriques. Dans « Faire sens de l’anthropomorphisme : pourquoi Jane Bennett dépasse l’ontologie orientée objet ? », Dominique Smith brosse l’histoire critique de ce courant de pensée — « trop sophiste, trop ouvertement masculin et trop façonné par une technologie fondée sur la culture du blog » — né au début des années 2000 autour de Graham Harman, Timothy Morton puis des « réalistes spéculatifs » représentés par Hamilton Grant, Quentin Meillassoux ou encore Ray Brassier. L’OOO promettait alors de pouvoir s’extraire du rapport nécessairement relationnel que le sujet entretient avec l’objet pour enfin parvenir à étudier les choses en elles‑mêmes, libérées de la perception humaine et des savoirs situés, de manière purement spéculative. Or une telle démarche a‑matérialiste et oublieuse des épistémologies du point de vue, reposant sur un bond temporel allant de Kant aux hyperobjets3 de Morton, pose problème. Selon Dominique Smith, Jane Bennett constituerait une sorte de « troisième voie », entre relativisme radical et une OOO qui ne serait, somme toute, qu’un objectivisme. Pour la philosophe, l’anthropomorphisme, plutôt que d’être synonyme d’erreur fatale du raisonnement, serait au contraire une stratégie épistémologique. Acceptant de n’être « ni au‑dessus ni hors d’un environnement humain », Bennett préconise le recours à une « dose d’anthropomorphisme » congrue pour comprendre « la vitalité propre des corps, forces et formes non humaines » condition d’une véritable réflexion posthumaine qui ne se fourvoierait pas en dogme faussement apolitique, émancipé de la finitude, ne dépassant finalement guère un rapport « un rapport intense et virtuose aux choses » et une contemplation esthétisante de sa propre pensée.

Figures du corps augmenté

10Les autres textes de l’ouvrage se partagent entre les deux postulats esquissés dans le titre du colloque : les subjectivités numériques dans lesquelles doivent désormais se couler les esprits et le devenir‑cyborg des corps.

11Prenant au pied de la lettre les topoï de la production artistique science‑fictionnelle, plusieurs contributions se concentrent sur la question du dépassement de l’humain tristement entropique par des améliorations technologiques du biologique. C’est le cas de la tentative d’état des lieux que propose Hélène Machinal des personnages augmentés dont le corps ou l’esprit sont le théâtre de l’affrontement entre machine et subjectivité humaine. L’autrice prend le parti de dresser une liste d’« êtres organiques augmentés par le numérique [sic] [passant] par le corps ou l’esprit » et d’« entités numériques plus ou moins incarnées », au sein d’un corpus de séries télévisées relativement restreint que rien ne semble justifier théoriquement : Caprica, Almost, Intelligence et Person of Interest. En effet, la rencontre entre « subjectivités numériques » — qui sont en réalité plutôt des augmentations techniques étant donnée la définition qu’en donne l’autrice et les exemples qu’elle convoque — et les séries télévisées, sur la table de travail d’Hélène Machinal, semble tout‑à‑fait fortuite : rien n’explique l’angle de recherche thématique ni l’intérêt particulier que le format sériel peut présenter pour un tel questionnement.

12La série des articles consacrée au versant « devenir‑cyborg » de l’ouvrage trouvera sa galerie de personnage la plus emblématique dans la revue que fait Claire Larsonneur, dans « De la contamination numérique : relecture de l’humain chez David Mitchell », des créatures du célèbre auteur de science‑fiction. Illustrant les diverses modalités de la mutation transhumaine, l’œuvre de Mitchell explore systématiquement la question du voyage de l’esprit de corps en corps, de la mutation génétique ou numérique et du diptyque incarnation‑réincarnation. C’est le cas, par exemple, du fantôme de Ghostwritten (1999), se propageant d’un hôte à l’autre à la manière d’un virus, ou des membres de l’arbre généalogique global de Cloud Atlas (2004) dont les souvenirs se transmettent comme des gènes. Si bien que, selon Claire Larsonneur, ce comportement des personnages indépendants de toute enveloppe biologique, affecte l’écriture même de Mitchell qui adopte une structure réticulaire, à même de déployer des récits affranchis de toute linéarité : une logique de la mutation figurativement et narrativement transmissible qui n’est pas sans évoquer Marina Maestrutti et la contamination de l’humain par le non‑humain.

13L’article de Gaïd Girard « À quoi rêvent les femmes augmentées ? » pose de front la question du contexte et du devenir de la notion de cyborg posée par Haraway il y a maintenant trente ans, en examinant parmi quelques œuvres science‑fictionnelles du xxe siècle (Alice Sheldon, Pat Murphy, William Gibson ou encore Spike Jonze) les affinités entretenues entre auteur·rices et figures féminines machiniques. S’il relève, au début de l’article, que les autrices auraient seules le privilège de la « représentation de subjectivités féminines » tandis que les auteurs bien souvent « cantonnent l’androïde féminin à n’être qu’une simple projection du désir masculin » (p. 174) comme dans les premières nouvelles de Gibson, Gaïd Girard prête cependant à l’héroïne de Ghost in the Shell (1995) puis à la Samantha de Her (2013) le rare statut de « subjectivité féminine active » du fait de la conscience réflexive dont ces deux femmes témoignent. Progressivement, le tableau dressé par l’auteur se fait l’écho d’une transformation à l’œuvre selon lui dans le genre cyberpunk, (notamment dans The Peripheral (2014) de William Gibson) genre littéraire dans lequel la distinction genrée ne serait plus une dichotomie pertinente, réalisant par là le vœu d’Haraway d’ériger le cyborg en être « post‑genre ». On serait pourtant en droit d’être étonné que l’exhortation faite aux femmes de la part de la théoricienne, et relayée par l’auteur, à « s’approprier les outils de la science et de la technologie pour comprendre que les femmes elles‑mêmes [font] partie des circuits intégrés d’information qui structure[nt] le monde occidental » (p. 172) ne soit toujours pas le fait des femmes elles‑mêmes. On pense notamment au travail de l’artiste et cinéaste américaine Lynn Hershmann‑Leeson et à sa trilogie de cyborgs féminines Virtual Love (1993), Conceiving Ada (1997) et Teknolust (2003).

Le transhumanisme latent du numérique

14Mais l’intérêt du spécifique du livre apparaît dans les contributions qui tissent le plus finement le premier terme du titre, massif, avec le second, plus spécifique, et qui constatent l’« émergence d’une entité constituée en sujet mais intrinsèquement définie par le numérique », comme le propose l’introduction. Ce deuxième type de contributions s’intéresse en effet davantage aux modifications subreptices de la vie quotidienne, affectée par la grammatisation de l’expérience contemporaine, plutôt qu’à un transhumanisme fantasmatique véhiculé par les représentations science‑fictionnelles. Le concept de « subjectivité numérique » avancé par le livre propose ainsi l’exploration d’un rapport prothétique à l’identité développé par les utilisateur·ices des Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication.

15L’article qui ouvre le livre, « Le profil numérique : au‑delà de l’opposition homme‑machine ? » propose d’interroger la notion d’écriture profilaire qu’invente son autrice, Servanne Monjour. À partir du constat de l’injonction à créer un profil d’usager afin de pouvoir utiliser un réseau social, de l’importance grandissante que ces identités numériques prennent dans nos existences et de la valeur qu’elles représentent pour les firmes prospérant sur le Big Data, le texte propose d’envisager ces écritures numériques de soi comme des formes de prothèses, moins spectaculaires que celles des cyborgs, mais indubitablement plus assujettissantes. S’appuyant sur l’exemple de cinq auteur·rice·s contemporain·e·s dont la pratique de l’écriture se poursuit en ligne, Servanne Monjour établit une typologie des usages des profils numériques permettant à leurs détenteur·ice·s de contourner les règles que la plateforme tente d’imposer au sujet. Ce petit répertoire des stratégies de résistance par l’éthopoïèse numérique contribue à l’édifice francophone de l’étude des « subjectivités computationnelles » commencé dès 2015 dans la revue Multitudes avec la traduction de l’article de David M. Berry4 et continué dans les numéros suivants par les textes d’Yves Citton, d’Anthony Masure ou les travaux du collectif #12ThèsesSurLaSubjectivitéComputationnelle5.

16La question des subjectivités est en effet l’histoire de ce que le numérique fait aux cadres de la perception humaine et donc de la conscience. Dans « Les amours reliés au cinéma : Thomas est amoureux et Noah », Anaïs Guilet étudie le comportement de cette conscience dans le cadre de deux histoires d’amour épistolaires au temps du numérique. Dans Thomas est amoureux (2013) de Pierre‑Paul Renders comme dans Noah de Walter Woodman et Patrick Cederberg, la correspondance se déroule sur ce que l’autrice nomme, avec Bertrand Gervais et Samuel Archibald6, des « écrans reliés », des écrans dans l’écran de cinéma qui affichent, en temps réel, les missives que les amants s’écrivent. Peu à peu, ces écrans polarisent le regard jusqu’à habituer l’œil à les voir supplanter les visages. Si cette substitution peut au premier abord laisser redouter une disparition du corps de l’être aimé, Anaïs Guilet montre comment ces écrans de projection ouvrent en réalité de nouveaux espaces où se noue le drame amoureux, théâtres « d’un lien multiple qui se développe et qui est en même temps plus rapide et plus profond que l’intimité en face‑à‑face7. »

17L’idée selon laquelle l’intimité sur écran serait le lieu privilégié du déploiement de la subjectivité numérique est explorée dans une autre œuvre : Programme sensible d’Anne‑Marie Garat (2013). Dans ce roman que présente Jean‑François Chassay, le personnage n’entretient pas de liaison via ordinateur mais bien avec son ordinateur, grâce à l’interface écranique de celui‑ci. Convaincu que l’antique machine — acquise cinq ans plus tôt, à la naissance de sa fille — communique avec lui, Fären s’engage peu à peu dans une psychanalyse computationnelle. Tout se passe comme si le programme avait machine learné l’homme, qui « à force de trafiquer [son] ordinateur, de circuler à tout va dans ses arborescences, ses couloirs occultes, dy stationner des heures durant, [a dû] détraquer le programme, l’infecter d’un virus personnel » (p. 69) avant de lui renvoyer ces images « modélisées par le système expert de [sa] mémoire lente. » Assis face à cette sorte de dream machine de Rorschach, le personnage interprète les glitchs et les images qui surgissent sur l’écran à la manière de figures de rêve mal condensées et se croit guidé par elles dans une anamnèse assistée par ordinateur qui l’aide à retrouver le fil d’une mémoire histoire personnelle oubliée et à reconstituer une identité fragmentée. 

18Une expérience de pensée strictement symétrique est mise en scène dans le manga Dêmokratia (2013‑2015) de Motorô Mase : Mai est le sujet d’une expérience de pensée techno‑politique, un androïde vivant au milieu des humains, mais dont l’intelligence, loin d’être artificielle, est téléguidée par les suffrages d’un petit groupe d’humains amenés à choisir pour lui ses faits et gestes. À partir de cet exemple d’une « fiction interactive » assemblant en un unique corps (mais en celui, moyen, d’un citoyen lambda, et non dans la fiction monarchique du Léviathan) une communauté d’individus, « Le sujet synthétique dans Dêmokratia de Motorô Mase » d’Isabelle Boof‑Vermesse propose de destituer le concept d’identité de du statut d’importance que la lecture et la critique du récit littéraire lui ont donné : l’expérience, y compris quotidienne, du personnage du manga est ici loin d’une « identité narrative » possédant une continuité a posteriori, est ici « grammatisée », discrétisée, décomposée en unités d’actions simples soumises aux votes des internautes comme un « gigantesque scénario en construction. » (p. 41)

19Isabelle Boof‑Vermesse propose alors de replacer l’enjeu narratif de la fiction au sein de la tradition politique aristotélicienne, voyant dans la constitution d’un corps social transcendant les singularités individuellement indignes de gouverner, l’avènement d’un corps politique dont l’agentivité ne peut être que collective. « Le manga contribue à réflexion sur l’élargissement de la définition de la subjectivité, en révisant l’opposition classique (et occidentale) entre le sujet individuel et la société, mais aussi en tenant compte de la dimension machinique de cette nouvelle subjectivation », explique l’autrice, s’appuyant largement sur les concepts proposés par Deleuze et Guattari d’« agencement collectif d’énonciation », ou encore de la « constitution de complexes de subjectivation individu‑groupe‑machine‑échanges multiples8. » C’est en effet via la technique que se tisse une nouvelle forme de subjectivité, projectuelle et dynamique, qu’Isabelle Boof‑Vermesse définit comme une « réserve de potentialités, un milieu qui permet de relier entre eux les utilisateurs et de créer un nouvel être par l’utilisation qu’ils en font en commun. »

Subjectivités & humanités du numérique

20On s’étonne à cet égard de la mention rapide, mais pour la contredire trop rapidement, du concept proposé par le théoricien américain Daniel M. Berry de « subjectivités computationnelles », qui semblait pourtant être en mesure d’éclairer l’approche de ce phénomène et même de servir de fondation utile à l’ensemble des contributeur·rices du recueil. Proposant un décentrement du sujet humaniste tel que celui que l’université allemande et française a participé à façonner, subjectivité aristocratique correspondant peu ou prou dans le domaine du savoir à ce que l’idéal de l’honnête homme recouvre dans la sphère morale et politique, la subjectivité computationnelle avancée par Berry — loin de caractériser une pensée humaine devenue mécanisée, algorithmique, comme semble le suggérer Isabelle Boof‑Vermesse — offre plutôt les moyens de penser une subjectivité collective ouverte sur un paradigme de pratiques numériques spécifiques :

Si logiciels et codes deviennent la condition de possibilité d’unification des multiples formes de connaissances produites aujourd’hui au sein de l’université, alors la capacité à penser par soi‑même, enseignée par l’apprentissage par cœur de méthodes, de calculs, d’équations, de lectures, de canons, de processus, etc., pourrait bien perdre de son importance. On pourrait avoir moins besoin d’une capacité individuelle à accomplir ces actions ou à mobiliser une connaissance exhaustive des œuvres canoniques, du fait de leur nombre et de leur ampleur. En revanche, l’usage d’appareils techniques, en conjonction avec des méthodes collectives d’apprentissage et de travail, permettrait de développer de nouvelles méthodes de cognition assistée. […] Cela entraînerait en effet un décentrement radical, dans la mesure où le sujet à la Humboldt, rempli de culture et d’une certaine conception de la rationalité, cesserait simplement d’exister. Il se trouverait remplacé par une subjectivité computationnelle qui saurait où retrouver de la culture au fur et à mesure qu’elle en aurait besoin, en conjonction avec les autres subjectivités computationnelles disponibles à ce moment précis — participant ensemble d’une subjectivité culturelle en temps réel et à flux tendus peut‑être, nourrie de réflexions et de visualisations connectées et computationnellement assistées9.

21À ce titre, et malgré l’importance reconnue par la plupart des textes de l’ouvrage à l’œuvre théorique de N.K. Hayles (et notamment à l’ouvrage fondateur How We Became Posthuman), les auteur·ices ne semblent pas faire cas de l’inscription des travaux récents de l’Américaine dans le champ de la théorie des médias et des humanités numériques, réseau théorique considérant que la posthumanité est moins l’affaire de transplantations biotechnologiques et de consciences uploadées que d’une modification des pratiques matérielles (voir notamment son Lire et penser en milieux numériques, traduit en français en 2016). On s’étonne par ailleurs de l’absence de travaux importants concernant les caractéristiques attentionnelles spécifiques des sujets numériques (Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, 2014) — et notamment en régime capitaliste (Jonathan Crary, 24/7. Le capitalisme à l’assaut du sommeil, 2013) — ou même de toute mention au champ connexe de l’archéologie des médias (voir notamment Qu’est‑ce que l’archéologie des media ? de Jussi Parikka, 2012) dont l’apport concernant les relations entre formation politique de la subjectivité et technique médiatique est considérable.

22Une des tentatives les plus ambitieuses de l’ouvrage aurait pu en effet provenir non d’une contribution textuelle, mais d’une représentation graphique de la « cartographie conceptuelle » déployée par les auteur·rices du livre. On regrettera cependant que de cette promesse de réalisation (même sommaire) d’une subjectivité numérique à l’œuvre dans le livre lui‑même, proposée par Lucie Haute et Alban Leveau‑Vallier, il ne soit rien dit de plus que sa mise en graphe en neuf tableaux, laissant cette organisation réticulaire des concepts orpheline de toute interprétation. C’est semble‑t‑il au lecteur ou à la lectrice que revient la tâche de produire un commentaire de la disposition progressivement raisonnée de la constellation de mots‑clés qui — devine‑t‑on — ont été « minés » à partir des textes écrits par les participant·es de l’ouvrage. Après une disposition aléatoire dans l’espace des étiquettes (« vortex », « singularité », « entropie », « hybridation »…), un algorithme rassemble progressivement en clusters les mots dont les rapports de cofréquence permettent de déduire des possibles relations sémantiques. Deuxième étape, les termes ainsi organisés sont ensuite rapportés à de nouvelles étiquettes, portant le nom des auteur·rices de l’ouvrage et formant alors un second diagramme circulaire se superposant au premier, avant d’être à nouveau repositionnés par l’algorithme, rapprochant ou dispersant les étiquettes en fonction de leur proximité textuelle. On regrette ainsi l’absence de tout commentaire concernant cette réalisation graphique somme toute peu lisible (la qualité de l’impression n’arrangeant rien), et ne semblant guère dépassé le stade du constat. Cette « lecture machinique » redoublant l’analyse humaine de la « lecture rapprochée » (Hayles) a pourtant déjà fait ses preuves dans des domaines variés parmi les tenants d’une méthodologie numérique appliquée aux humanités, et notamment aux formes textuelles (que l’on pense par exemple au Labex OBVIL associé au laboratoire d’informatique LIP6). L’absence d’usage problématisé de cette visualisation graphique ne semble ainsi pas pouvoir bénéficier pleinement du gain heuristique promis par la mise en graphe dont les humanités numériques (voir par exemple les travaux de Franco Moretti) ont développé la méthode.