Dans le tissage du vivant. Poésie & pensée chez Lorand Gaspar
1Le 9 octobre 2019 disparaissait Lorand Gaspar ; le poète de Sol absolu avait 94 ans. La presse, très discrète – tellement trop discrète – ne lui rendit que quelques tardifs hommages, bien loin de ce que méritait l’œuvre foisonnante et d’une totale originalité de ce contemporain capital.
2Paru en mai 2020 aux éditions Hermann, Lorand Gaspar. Une poétique du vivant, dernier des essais de Patrick Née, permet heureusement de mesurer toute l’ampleur d’une œuvre qui, alimentée à deux sources – la poésie comme art, la médecine comme science et art – rappelle que le genre poétique doit être pris au sérieux de la pensée. L’unité du vivant, que Gaspar défend dans ses recueils et essais, voit ici l’ensemble de ses enjeux déployés dans l’analyse d’une poétique, d’une ontologie, d’une phénoménologie de l’art et d’une pensée médicale. P. Née dégage ainsi l’actualité de l’œuvre gasparienne en en faisant entendre toutes les résonances écologiques.
3L’ouvrage propose un ensemble d’études denses, très informées, parcourant l’œuvre poétique et les essais, nourries des lectures critiques antérieures auxquelles elles rendent hommage (en particulier l’ouvrage de Maxime del Fiol : Lorand Gaspar, une pensée de l’immanence, Hermann, 2013), tout en leur ajoutant de grandes avancées. Dialoguant entre eux, parcourus de fils entretissés, les chapitres de l’essai autorisent plusieurs modes de lecture, tout en réfléchissant l’œuvre du poète elle-même où se croisent, à l’image du monde sensible, les fils tissés du vivant.
Ontologie : une pensée du continu
4C’est d’abord au continuisme de Gaspar que l’essai apporte une attention précise et constante. Replaçant l’humanité dans la pleine continuité des forces qui animent le vivant, soulignant par le jeu de ses images leur interdépendance étroite et défendant l’unité du « corps-esprit », l’œuvre de Gaspar est portée par une pensée de la physis puisant sa source dans une ontologie moniste aux résonances ouvertement spinozistes. P. Née en expose les fondements et les ramifications ; ce faisant, il replace la poétique de Gaspar, pour l’en démarquer, dans l’horizon des pensées qui ont sous-tendu l’histoire de la poésie depuis le xixe siècle : contre les dualismes qui ont alimenté la fascination romantique de l’ailleurs (exposée par P. Née dans l’un de ses précédents essais, L’Ailleurs en question), et contre les pensées du dépassement dialectique qui ont pu marquer la période surréaliste, l’œuvre de Gaspar donne toute sa confiance à l’«être-là », à sa plénitude et à son mode de déploiement intérieur. Certaines sources ayant nourri la pensée de l’auteur sont avancées, jamais évoquées jusqu’alors : ainsi de Diderot, dont Le Rêve de d’Alembert est analysé à cette aune, et dont certains motifs (comme celui du « brin ») rejoignent, avant l’heure, les analyses du poète sur la continuité du corps-esprit. L’essai démontre ensuite la puissance de cette empreinte dans le paysage gasparien. Si la « pulsation de la vie indivise » (Arabie heureuse) dans les espaces désertiques a souvent fait l’objet d’études critiques, P. Née ne s’y attarde pas. En revanche, on découvre par exemple l’importance du motif de l’estran, « principe unitaire du multiple élémentaire » (p. 42). Certains schèmes sensibles traversent par ailleurs l’œuvre au service de ce monisme vivace : l’arborescence ainsi, qui, tout en reliant les domaines du végétal et de l’organique, constitue un mode de déploiement du sensible joignant l’un et le multiple et structurant, « en une même dépense d’énergie vivante, la totalité du réel » (p. 116).
5Ce continuisme présente par ailleurs un versant linguistique aux enjeux poétiques décisifs. Rappelant le poids du contexte formaliste dans lequel Gaspar a publié son premier essai majeur, Approche de la parole, P. Née démontre toute l’originalité d’une pensée du langage qui, contre l’impératif saussurien, défend la pleine continuité du signe et du référent, et fonde ainsi une « gravité linguistique » (p. 403). Puisant son ancrage dans une physiologie du langage, l’œuvre de Gaspar écarte l’hypothèse de « mots-origine » (du cratylisme à la théorie paracelsienne des signatures), mais prend appui, de façon pragmatique, sur la « chaîne référentielle » reliant « mon expérience » et « celui à qui je la communique » (p. 102). L’essai souligne alors tout le potentiel poétique d’une telle pensée du langage, et ce en particulier dans la vivacité des motifs qui, traversant les sols et les ciels des recueils, permettent de suivre la « calligraphie » des martinets ou le « braille » des empreintes dans le sable, et entretissent ainsi magnifiquement le langage humain au non-humain. C’est alors toute une théorie de l’inspiration qui s’en trouve repensée : le poète déchiffre les écritures du sensible qui viennent à lui, il est à l’écoute de la musique du vivant. C’est aussi le lien étroit entre pratique poétique et pratique médicale qui reçoit ici tout son sens : le médecin lit le texte du vivant et s’emploie à y répondre.
6L’essai de P. Née dégage alors l’enjeu métaphysique de cette théorie continuiste. Loin de se réduire à un simple matérialisme, la pensée de Gaspar porte en elle une métaphysique par son interrogation sur les fondements du sensible. Prolongeant sur ce point l’essai de M. del Fiol, P. Née dévoile le sens du sacré qui nourrit l’œuvre de Gaspar et qui fait d’elle une célébration du seul divin qui soit : celui de la nature elle-même, se déployant dans la « double avancée du savoir scientifique » et de « l’expression créatrice » (p. 404). Reprenant le « Deus sive natura » spinoziste, l’œuvre de Gaspar l’entrelace, montre P. Née, aux apports de la pensée chinoise découverte antérieurement pour mieux lutter contre les transcendances théologiques. La lumière, qui circule entre les chapitres de l’essai et les éclaire de reflets réciproques, retrouve sa pleine substance matérielle, les traditions religieuses sont écoutées dans leurs diversités culturelles et le mot « religion » est retrempé à sa source étymologique : il invite à « éprouver le lien unissant tous les éléments d’une Nature seule divine » (p. 149) – ce qui engage sur le plan écologique notre responsabilité humaine, en tant que nous sommes partie prenante de ce grand Tout.
Esthétique : les limites du modèle occidental
7L’interrogation esthétique constitue ensuite l’un des enjeux essentiels de l’essai de P. Née. Concentrée dans deux chapitres centraux (« Une Mimesis renouvelée », « Vers l’Un ») et innervant par ailleurs l’ensemble de l’ouvrage, elle permet de mesurer le renversement radical amené par l’œuvre de Gaspar au regard des données de la pensée occidentale. À la « représentation » qui, depuis le mythe de la fille du potier de Corinthe, alimente celle-ci en posant l’idée d’un dédoublement de la réalité dans l’œuvre artistique, Gaspar substitue la « participation », qui pense la dynamique de l’œuvre dans le prolongement du corps-esprit de l’artiste et dans le creuset du sensible. Les pages consacrées aux fresques pariétales du Tassili (dont la rencontre rejaillit tant dans les essais de Gaspar que dans ses poèmes) insistent – à l’encontre de la pensée de Bataille – sur le lien étroit joignant l’animal sur la paroi et l’humain qui s’est porté vers elle ; le rapport entre l’art et la vie n’y est pas « métaphorique » (amenant un dédoublement), mais « métonymique » (posant une continuité). L’expérience pariétale se vit en outre, pour le poète qui dit progresser sous des « voûtes utérines » (Arabie heureuse), comme une « envoûtante présence » (ibid.) et non comme le spectacle distancié imposé par la mimesis.
8C’est la rencontre de Gaspar avec la pensée chinoise qui donne toutefois toute son ampleur et toute sa résonance à cette redéfinition de la pensée esthétique. L’essai de P. Née lui consacre des développements nourris, très documentés, dont l’apport est déterminant. Prenant appui sur les lectures, précisément consultées, qui ont étayé chez Gaspar cette passion de la pensée traditionnelle chinoise – les essais de François Cheng mais aussi et surtout ceux de Nicole Vandier-Nicolas –, il déploie l’ensemble de cette influence et montre comment s’y croisent l’art de la Chine et la tradition occidentale. À l’imitation est préférée « la traversée de l’apparence », à l’objet tenu à distance son « modèle intériorisé ». L’analyse se concentre décisivement sur l’opposition entre le « disegno » occidental (qui, comme le signe, ne saisit l’objet que de l’extérieur, par son contour) et le « Trait » de la pensée chinoise (qui capte les lignes internes du vivant, auquel il prend part et dont il alimente le « souffle » interne). Cette pratique de l’art mobilise en cela tout l’homme, corps et âme : la mimesis laisse place à une « praxis engagée dans le réel » (p. 123).
9Ce bouleversement de la pensée esthétique rejaillit dans le travail du poème et dans le jeu de ses motifs. P. Née analyse ainsi comment, chez Gaspar, la lumière, omniprésente, ne désigne pas les choses, mais se montre en elles et éclôt dans leur tissu. C’est ainsi à un renversement déterminant que l’on assiste : écouter et contempler ce qui surgit du sensible, jusque dans sa dimension imperceptible, constitue la disposition du poète, et forge le sens gasparien du mot « révélation ». Cette « révélation illuminante » (p. 254) traverse les trois grandes époques de l’art inspirant l’œuvre gasparienne et se répondant entre elles – l’art égéen, la peinture byzantine et l’art contemporain (l’influence d’Arpad Szenès est sur ce point analysée). Une telle pensée esthétique amène enfin P. Née à réévaluer le sens de la notion d’invisible et à en dégager tout le potentiel poétique. Nul rapport avec le surnaturel, mais une alliance du visible et de son prolongement invisible ; plus encore, « l’invisible », chez Gaspar, « porte » en lui « le visible » (p. 142) et invite à appréhender une « visibilité neuve », celle de la « vision poétique du réel » (p. 143) attachée à ce qui échappe aux sens.
Épistémologie : itinéraire, enjeux, résonances
10À l’heure où se déploie un nouveau courant épistémocritique, l’œuvre de Gaspar mérite que l’on y porte toute son attention tant l’alliance entre poésie et sciences y est féconde. Marquant sur ce point toute son originalité dans le champ de la poésie contemporaine, elle n’est pas seulement alimentée aux sources de la biologie, de la géologie, de l’archéologie, de la médecine, de la psychanalyse et des neurosciences – deux derniers domaines sur lesquels l’essai de P. Née offre une mise au point éclairante –, elle est aussi profondément marquée, dans ses choix d’écriture, par ce compagnonnage étroit. P. Née apporte une information très précise sur les sources et enjeux scientifiques de l’œuvre, comme dans les développements consacrés à l’histoire de l’étude du cerveau, avec consultation des ouvrages possédés par le poète). C’est à la lumière de ces influences scientifiques qu’il livre une analyse de certaines composantes stylistiques de l’œuvre : choix générique de l’essai et/ou du poème ; oscillations énonciatives entre l’affirmation subjective de l’essai et la discrétion du sujet lyrique dans le poème ; options typographiques… La pratique spécifique de la citation dans « Sous le platane de Cos » (section d’Égée rendant hommage à l’histoire de la médecine) tend, par exemple, à dissoudre la responsabilité de chaque médecin de l’Antiquité dans « une pratique collective de l’inspiration » (p. 238) ; de la sorte, « chacun » s’avère « poète ». Bien souvent, l’étude de cet entrelacement met en lumière les enjeux éthiques d’une œuvre qui ne clôt jamais l’interrogation scientifique sur elle-même mais s’attache aux modes d’être qui en résultent.
11Pensée médicale du corps et de l’âme, l’œuvre de Gaspar se ressent aussi de l’influence qu’a exercée la psychanalyse sur son auteur, depuis ses lectures de Freud dès les années 1950 jusqu’à celles, déterminantes, de Winnicott dans les années 1970, tandis que l’expérience de l’analyse accompagne le poète-médecin pendant plus de vingt ans – jusqu’à la déception entraînant l’arrêt de la cure. L’essai de P. Née revient sur le rapport du poète à sa mère, livré dans l’entretien avec la psychothérapeute Khadija Besbès, pour en explorer les ramifications poétiques : ainsi dans une belle analyse du désert de l’Arabie Pétrée, visage-miroir de la mère imaginée de pierre que la poésie s’emploie à ranimer, ou dans une étude de la rareté de la figure humaine dans les poèmes, expression de la « quête infinie d’un seul visage perdu », celui de cette mère supposée mal-aimante (p. 327). Il montre par ailleurs comment la pratique médicale du poète peut être appréhendée, à la lumière du mécanisme de transfert en psychanalyse, comme une mobilisation des « forces d’autoguérison » chez le patient, aussi bien que chez le médecin ; l’écriture poétique est alors envisagée dans cette même perspective prophylactique.
12C’est enfin le point de bascule entre une psychanalyse qui n’aura pu calmer les angoisses du poète, et la passion pour les neurosciences qui s’y est substituée à partir de la fin des années 1990, qu’analyse avec grande attention P. Née dans l’ultime chapitre de son essai. Il lui faut d’abord marquer l’apport indéniable des neurosciences à la pensée de Gaspar, qui trouve dans l’étude du fonctionnement du cerveau la confirmation de certaines des intuitions portées par l’œuvre poétique : le processus artistique « créateur » relèverait d’une combinatoire de sensations et d’émotions mises en forme ; la partie dite « limbique » du cerveau alimenterait les « émotions primitives et répétitives » (p. 361), quand sa partie « préfrontale » abriterait la force créatrice ouvrant le sujet à l’inconnu ; quant à « l’empreinte épigénétique », elle résulterait des interactions entre l’organisme et son environnement… Cet enthousiasme pour les neurosciences a toutefois amené le poète à prêter allégeance à l’une de leurs applications en mode dégradé : la thérapie comportementale et cognitive ou « TNCC » mise au point par Jacques Fradin – ensemble de recettes cognitivistes censées supprimer le stress. P. Née montre qu’elle a conduit in fine le poète, atteint de la maladie neurologique qui aura raison de lui alors même qu’il croyait ainsi pouvoir mieux s’en défendre, à remettre en question les apports fondamentaux de son œuvre : dans ses ultimes « Neuropoèmes », l’ancrage référentiel s’affaiblit, la confiance dans les savoirs s’émousse, la relation à l’altérité s’estompe.
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13Alors que la poésie se voit trop souvent réduite à une redescription esthétique du monde sensible ou à un divertissant jeu de formes, l’œuvre de Lorand Gaspar démontre avec puissance qu’elle est avant tout un mode de connaissance, qui porte en elle une éthique et une métaphysique. Défendant un monisme intégral, disant l’univers dans son unité, elle dévoile ainsi son « universalité fondamentale » (p. 405). C’est tout l’enjeu de l’essai de Patrick Née, qui dégage à partir d’elle la force de nécessité du genre poétique. Contre la lecture réductrice qu’une pensée de l’immanence pourrait susciter, P. Née insiste sur le sens de l’ouverture que la poésie de Gaspar porte en elle. Ouverture qui ne « consiste nullement à s’extraire » du monde, mais à « se sentir partie prenante de son immensité » (p. 174) ; ouverture qui ménage toujours, au creux du sensible, un accès à l’insaisissable, et préserve ainsi l’intuition de l’infini. Tel est le legs précieux laissé par l’« un des plus nobles porte-parole de l’humanisme occidental contemporain » (p. 402).