Acta fabula
ISSN 2115-8037

2020
Septembre 2020 (volume 21, numéro 8)
titre article
Marine Bastide De Sousa

L’écrivain des circonstances : Claude Villaret & la critique libertine sociale

The writer of the occasions : Claude Villaret and the social libertine criticism
Zhang Quianru, Claude Villaret. Témoin et acteur de l’évolution du roman libertin au xviiie siècle, Paris : Kimé, 2018, 364 p., EAN 9782841749003.

1Dans Claude Villaret, témoin et acteur de l’évolution du roman libertin au xviiie siècle, ouvrage issu d’une thèse dirigée par Patrick Wald Lasowski, Zhang Qianru s’attache à décrire l’œuvre de l’écrivain, comédien, historien et littérateur qui croqua la société des années 1740 dans des romans satiriques. Elle s’attache aussi et surtout à décrire le genre « libertin » selon une nouvelle approche, liant l’étude esthétique à une étude sociocritique. En effet, les années 1740 sont marquées par différentes problématiques autant sur le plan esthétique (querelle du roman, querelle des Bouffons), que sur les plans politique et sociologique. C’est justement ce nœud, cette bascule qui font de l’œuvre de Claude Villaret, telle que l’approche Zhang Qianru, une œuvre saisissante. Partant du constat du manque de nuances dans les définitions du genre « libertin », étiquette que reçoivent les récits de Villaret, l’autrice cherche à saisir tout d’abord la poétique propre d’un écrivain, ensuite la poétique libertine en essayant de la lier aux réalités sociales qui transparaissent dans les œuvres. Le présent essai donne ainsi à comprendre, dans des études simples et structurées, l’évolution d’un genre — le récit libertin — en fonction d’une société bien circonscrite par des remarques sociologiques.

2Aux six chapitres consacrés à l’œuvre et la vie de Villaret est ajoutée une édition de son Antipaméla. De l’aveu même de Zhang Qianru dans la notice liminaire de cette édition, de toutes les œuvres de Claude Villaret, ce récit est le plus intéressant à proposer à la lecture. La première édition date de 1742 et fut suivie, un an après, d’une nouvelle. Toutefois, les fautes d’orthographes, égarements des typographes, sont nombreuses (accords du participes passés, orthographes différentes d’un même terme). L’édition de l’Antipaméla de Zhang Qianru nettoie le texte de ces erreurs, modernise l’orthographe et agrémente le texte de notes sémantiques à l’aide du Dictionnaire de l’académie française de 1740, permettant de saisir les sens en contexte de plusieurs termes particuliers. Le choix d’éditer L’Antipaméla apparaît comme un choix pragmatique, permettant d’avoir accès dans une édition « nettoyée et lisible », à un de ces témoignages littéraires de la société du milieu du xviiie siècle.

Du récit libertin aux récits libertins

3L’étiquette « récit libertin », aujourd’hui, renvoie au xviiie siècle. Mais cette dénomination est tout sauf évidente. Faisant état de la recherche, Zhang Qianru rappelle, à juste titre, qu’il a fallu attendre les années 1960 et le mouvement de libération sexuelle pour que le terme « libertin » puisse être prononcé sans être étouffé par le puritanisme moral. C’est uniquement dans les années 1990 que Sade entre dans la « Bibliothèque de la Pléiade1 ». À présent, l’expression « récit libertin » fait émerger dans la culture commune les deux grands noms de Crébillon et de Sade. Or, si on lit Les Égarements du cœur et de l’esprit (1736) et Justine, ou les malheurs de la vertu (1791), on constate un gouffre. Entre l’aube et le crépuscule du xviiie siècle, une donnée a changé au cœur de ce qu’on nomme « récit libertin ». Partant de ce fait, étudier l’œuvre de Claude Villaret, à mi‑chemin si bien temporellement que génériquement des deux auteurs, permet d’observer cette mutation.

4Claude Villaret a rédigé quatre romans : Le Cocq, ou les Mémoires du Chevalier de V*** (1742) ; Antipaméla (1742) ; Histoire du cœur humain, ou Mémoires du marquis de*** (1743) et La Belle Allemande (1745). Zhang Qianru consacre un chapitre à chacun de ces récits qui témoignent de la mutation du genre libertin. Pour illustrer ce changement, le premier chapitre évoque deux « sous‑catégories » : le roman mondain avec pour grand maître Crébillon, et le roman licencieux avec Le Portier des Chartreux2 comme modèle. Le roman mondain, né de la Régence et de la libération des mœurs, laisse libre court à l’expression des désirs des aristocrates : plaisir, quête de sensations et d’amour, le tout exprimé par un langage masqué, « gazé » selon l’expression consacrée. Cette littérature est cependant doublée par la littérature licencieuse. Schématiquement, on peut opposer différentes données narratives et poétiques. Alors que le premier met en scène un aristocrate fortuné n’ayant aucune considération pour le monde trivial, le second met en scène prostituées et enfants mal fortunés. Si le premier développe avec détail et langueur la passion amoureuse, usant d’images métaphoriques comme le déshabillage, la description du boudoir ou les animaux de compagnie, le second va plus vite, le rythme enchaînant conquêtes et désillusions. Enfin, le premier use d’une langue héritière des sublimes classiques, équivalente au niveau social du personnage, là où le langage cru fait une apparition violente dans les discours d’amour. « Tout de suite » (p. 35), voilà l’impératif sémantique, poétique et narratif qui gouverne le roman licencieux.

5À la suite des chercheurs s’étant penché sur le libertinage comme Michel Delon ou encore Jean‑Marie Goulemot3, Zhang Qianru fait mention des ressorts psychologiques qui ont fait émerger le libertinage de mœurs (pour l’opposer au libertinage de pensée) : les mutations politiques avec entre autres l’arrivée de Philippe d’Orléans, l’hypocrisie remplaçant honneur et vertu, le développement du luxe, font naître le libertinage mondain qui s’adresse à un lectorat aristocrate. Mais, le développement économique, l’effondrement du système de Law, tout comme l’éducation et l’amélioration de la circulation du livre, permettent à un nouveau lectorat d’apparaître : plus grand, varié, il n’est plus uniquement de sang bleu. De là, ce qui était « récit libertin » au xviie siècle, c’est‑à‑dire ouvrage hardi avec une pensée défiant les grands édifices dogmatiques, devient « récit libertin » à l’aube du xviiie siècle, c’est‑à‑dire récit des plaisirs d’une caste bien circonscrite, pour devenir « des récits libertins », c’est‑à‑dire des œuvres plurielles qui s’adressent à un public varié. Au fil des décennies, le sens du terme se pluralise en fonction de l’évolution de la société, qu’il est par conséquent nécessaire de connaître.

Retour du picaro & formule de l’aventurier

6Claude Villaret est l’un de ces auteurs tiraillés entre le désir d’écrire et d’être loué, et la volonté satirique de se moquer de son monde. Connu surtout pour ses œuvres historiques, qui s’inscrivent à la suite de Montesquieu et de Voltaire4, Claude Villaret a été auteur et comédien. Sa première œuvre, Almanach ou prédications générales et particulières pour l’année M. DCC. XLI et autres dresse les premières lignes de force de sa poétique : un goût pour l’observation et surtout la critique de son temps, formulé dans un art de la description concise. Ses motivations littéraires sont égales à celles des jeunes gens de son temps. Aimant le théâtre, il formule ses opinions contre deux grands noms : Voltaire et Rousseau. Au premier, il reproche dans Lettre à M. de V*** sur sa tragédie de Mahomet, dans un style ironique, son trop grand respect des bienséances, l’accusant de plagiat, de ridicule et d’invraisemblance. Au deuxième, il répond coup pour coup et prend la défense du théâtre, composant Considérations sur l’art du théâtre, de *** à M. Jean‑Jacques Rousseau, citoyen de Genève. Il retourne l’argument du « poison » formulé dans Lettre à M. d’Alembert, faisant de la scène l’antidote essentiel de la société contre les mauvaises passions. Claude Villaret, bien que n’ayant connu qu’une fortune littéraire très courte, se dévoile, grâce à Zhang Qianru, comme un auteur engagé à la fois dans la société — qu’il critique — et face aux autres auteurs. Loin d’être un flatteur, simple imitateur ou écrivaillon5, il doit être considéré à part entière.

7C’est cet engagement que saisit Zhang Qianru lorsqu’elle décrit, pour définir le personnage type de Claude Villaret, la figure de l’aventurier, théorisée à l’aide du Coq ou Mémoires du Chevalier de V***. A un siècle qui classe6 et qui est témoin de la naissance des naturalistes, dessiner les contours d’un type de personnage est essentiel. Le chevalier de V*** est ruiné par sa famille. Il tente différents emplois honnêtes, notamment celui de précepteur, mais la jalousie et les manipulations ont raison de ces efforts vertueux. Paradoxalement, il doit sa fortune au jeu7. Les vertus du récit sentimentaliste et du récit moral ainsi que les principes libertins mondains sont dépassés par les rouages du hasard8 mais aussi de l’individu, capable de les saisir, sans que la providence n’intervienne. La figure de l’aventurier apparaît pour dépasser celle de l’aristocrate, et rappelle Marivaux et Lesage et la figure du picaro, au‑delà de Crébillon.

8Ce réinvestissement picaresque propose un nouveau type de personnage. Certes, le picaro est connu des lecteurs et les deux maîtres que nous venons de citer ne font que confirmer cette évidence. Mais ce que l’on ne connaissait pas et que l’on apprécie désormais, c’est ce mélange des genres. Le picaro n’est pas un personnage ambigu : sa naissance obscure, sa ruse et ses actes sont prévus, attendus dans ce genre romanesque. Or, ici, Claude Villaret dévie l’horizon d’attente. Le Chevalier et les différents personnages féminins ont des statuts sociaux ambigus, flirtant avec les limites du tiers état. L’Antipaméla propose la même instabilité. Rappelant la Paméla de Richardson, l’héroïne est ruinée. Mais à la noblesse et vertu de l’âme, est substituée une famille qui prostitue sa fille. De même, La Belle Allemande met en scène la figure de la prostituée, qui vend ses charmes. Prostitution, nécessité de gagner de l’argent, jeu de hasard, relations amoureuses entre ouvrières et petits‑maîtres, les limites sociales sont floues. Cependant, ce n’est pas le Jacob de Marivaux9 qui utilise les relations charnelles pour parvenir car les personnages de Claude Villaret ont une conscience morale. Le Chevalier de V*** entretient ses conquêtes, les protège et assume les enfants. Ces protagonistes oscillent sans cesse entre le désir et l’intempérance de ce dernier, et la moralité de leurs comportements, assumant les conséquences de telles aventures.

9Les aventuriers et aventurières de Claude Villaret sont des personnages neufs. Ils arrivent sur la scène littéraire à l’époque où les mots « naïf » ou « original » sont régulièrement pris dans les filets des querelles littéraires et esthétiques10. La lecture première des œuvres témoigne d’un lourd tribut aux grands auteurs. Son style historique rappelle Voltaire, Crébillon inspire plusieurs scènes topiques, Marivaux est présent dans la description des picaro, Lesage pas très loin dans le souci pécuniaire. Pour autant, Zhang Qianru, bien qu’elle évoque le « témoin » d’une époque, évoque de la même manière « l’acteur » : Claude Villaret, hypocrite au sens du comédien qui joue et se joue de ce tribut dans sa poétique.

L’hypocrite au service du genre

10La satire est un genre à la mode11. Elle corresponde à deux principes : l’exercice mondain littéraire et l’exercice de l’esprit critique. Claude Villaret a tenu ces deux fils.

11Sa toute première œuvre littéraire, L’Almanach, est à la fois un exercice de style et une première satire mordante. Le titre renvoie au goût de l’époque pour un ésotérisme léger, mais l’indication « À la Sibylle » à la place de l’éditeur rappelle l’esprit ludique qui ne quittera jamais l’auteur. Il y critique les auteurs de son temps, jugés sans talent mais pas sans public. Il y rencontre Apollon qui le pousse à composer cette satire. Mais tout cela n’est que « songe12 », soit un amusement. Son Antipaméla se moque de la Paméla de Richardson, roman publié en 1740 qui connaîtra, dès 1742, un énorme succès. L’idéalisation du personnage et l’invraisemblance des situations lui vaudra autant de critiques que d’admiration. Si plusieurs auteurs produisent des « Antipaméla13 » avec des héroïnes ruinées, débauchées, dont la trajectoire s’avère aussi triviale que tragique, Claude Villaret explore le juste‑milieu. Cette modération de l’auteur se traduit dans un style refusant le sublime moral, mais ne tombant pas entièrement dans la trivialité. C’est un ton burlesque et satirique qui guide un récit animé et enjoué. Elle se traduit aussi dans une théorie sociale. L’auteur ne vise pas, dans son ironie, l’héroïne : si elle pèche, c’est moins par mauvaise vie et par appât du gain qu’à cause de la mauvaise éducation qu’elle a reçue auparavant. L’Antipaméla peut ainsi se lire comme une expérience littéraire, mêlant la veine licencieuse et la veine sentimentale dans une volonté de tester la société, ici axée autour de l’éducation des enfants. Sa réécriture, si elle vogue sur le succès de Richardson qui lui permet alors d’être lu et de connaître la notoriété, n’est pas tant une inclination vers la facilité. Elle est bien au contraire une œuvre circonstancielle qui s’inscrit au cœur des veines romanesques et de la société. La satire est ici un exercice de l’esprit.

12La lecture des récits de Claude Villaret peut faire émerger une dizaine de noms d’auteur référents : Crébillon, Voltaire, Montesquieu, Marivaux, Lesage, Richardson, etc. À ce titre, l’auteur du Cocq est bien « témoin » : il rend visible les données topiques d’une littérature bien connue de nous. Mais il est aussi, et surtout « acteur » : il joue de ces référents. La langue gazée de Crébillon est envahie par la trivialité des ouvrières et la poétique numérique ; les cités utopiques de Voltaire sont remplacées par une société française plus que réelle ; le parvenu de Marivaux devient un individu conscient des conséquences de ses actes et assumant ses responsabilités ; à l’invraisemblance sublime se substituent les grossesses, la vérole, etc. Le monde vrai vient briser les logiques narratives et poétiques qui gouvernaient les fictions antérieures. L’hypocrisie sociale, dont le roman mondain faisait écho, est dénoncée dans ces récits qui permettent de saisir la bascule vers le roman licencieux.

Études sociales & économiques

13Profondément ironique, jouant sur la ligne burlesque et critique des auteurs passés et présents, Claude Villaret est actif dans la création littéraire. Mais il ne s’agit pas uniquement de compositions ornementales destinées à gagner la célébrité. Le ton ludique qui tourne en ridicule les personnages et dégonfle les scènes topiques se double d’une visée ironique qui cible moins l’individu en lui‑même que la société dans laquelle il évolue.

14Qu’on relise les fictions de Crébillon : l’argent n’y est que peu mentionné — les héros sont tous riches par principe, et vivent dans l’aisance. À l’inverse, les personnages de Villaret sont liés profondément à l’impératif pécuniaire : posséder de l’argent, le dépenser, mais aussi ne pas se le faire voler, éviter la spoliation et la corruption, voilà autant de principes — de réalités sociales — qui deviennent ressorts narratifs. Effet de réel ou véritable souci de réalisme avant Balzac14.

15Relevant systématiquement dans chacune des œuvres de Villaret la présence de l’argent, Zhang Qianru développe plusieurs points de la poétique pécuniaire de l’auteur. Tout d’abord, les protagonistes principaux sont soit de basse extraction, soit ruinés. La ruine, cependant, a peu affaire à la fortune et est souvent due à la mauvaise gestion familiale de l’argent, à la spoliation ou encore à la petite vertu des membres du cercle des protagonistes. Ce manque d’aisance pousse chaque héros à agir selon le besoin. Alors qu’avec Crébillon, les personnages suivent leurs envies sans se soucier d’autres choses que de leur satisfaction, les héros de Villaret assouvissent leur désir tout en se garantissant du besoin. L’équilibre corporel et pécuniaire tient en haleine les récits. Par ailleurs, Zhang Qianru prend en compte l’argent comme donnée poétique numérique : les chiffres sont présents, non pas comme sommes abstraites venant offrir des détails réels dans les conversations, mais comme guide bien plus précis des actes des différents personnages. Le chiffre devient central, soit obsession soit nécessité, mais la trivialité du comptable envahit le monde poétique du désir amoureux. Le libertinage mondain est dégonflé par cette irruption du contingent. Alors que la morale et la vertu étaient les obstacles à abaisser pour parvenir à la possession15, c’est, avec Claude Villaret, la nécessité matérielle qui conduit le désir : qu’il s’agisse de faire un bon mariage pour pouvoir gagner en aisance dans L’Antipaméla ou assumer l’éducation d’un enfant dans Le Cocq, l’argent module l’érotisme. De pulsion dont on se complait à voir l’évolution, selon le principe érotique, on passe, avec la figure de la prostituée notamment, à la consommation rapide.

16Mais la plus grande part ironique de Claude Villaret vise l’argent comme source de corruption et d’oppression. Le Chevalier de V*** a plusieurs conquêtes ouvrières : ses femmes, sans qualité, sont soumis à l’aura du petit‑maître. Elles n’ont ni prénoms ni statut, et l’absence de considération rappelle Suzanne dans La Religieuse de Diderot. L’héroïne de L’Antipaméla est outragée dans sa vertu par sa mère‑même qui la prostitue. Outre les conditions de vie féminine, c’est l’Église qui est attaquée. Les dévots sont déjà les victimes fétiches des satiristes, accusation que soutient Le Cocq. Alors que le Chevalier de V*** avait mené des études pour entrer dans les ordres et y tenir une bonne place, qu’il méritait, il perd l’occasion de posséder son poste, alors accordé à quelqu’un de moins compétant mais plus fortuné, ayant acheté sa place.

17L’argent est une image polysémique. Il est à la fois irruption d’un réel très cru, signe d’une société en mutation, porteur de violence et de corruption, et moteur de la satire. Loin d’être un gage fait à la vraisemblance, il est l’image même de récits engagés dans une critique sociale.

Effort de définition

18Claude Villaret, témoin et acteur n’en oublie pas pour autant la lourde problématique générique dans laquelle il s’installe. Si l’œuvre de Claude Villaret possède intrinsèquement des tensions sociologiques et politiques qui permettent de témoigner de la société des années 1740, elle possède de même des caractéristiques permettant de définir le genre « libertin », mais avec nuance. Les études sur les contes de fées et les travaux sur l’illuminisme décentrent le siècle des Lumières. De même, les travaux sur l’esthétique picturale permettent de mettre en avant les notions poétiques de « clair‑obscur » et de dégradé16. L’accent est de plus en plus mis sur les nuances, les ambiguïtés et les floues entre les catégories qu’on a voulues instaurer. La thèse de Zhang Qianru s’inscrit dans cette logique en cherchant à lire le libertinage non plus à partir de quelques étiquettes et définitions placées a posteriori, mais à partir des œuvres elles‑mêmes.

19La scission entre récit mondain et récit licencieux n’est pas novatrice et se trouvait déjà sous la plume de Michel Delon qui dressait l’évolution du statut et du caractère des personnages au cours du xviiie siècle17 : de l’aristocrate au petit‑maître en passant par le roué. Mais l’enquête de Zhang Qianru va plus loin. Elle rappelle à juste titre que le « libertin » est défini selon trois critères, tous les trois discutables. La notion de personnage tout d’abord. Si Robert Mauzi, Philippe Laroch et Jean‑Marie Goulemot font du libertin un personnage aristocrate, d’autres, dont Patrick Wald Lasowski, le libèrent de sa fonction sociale. Les œuvres de Sade, mais bien avant de Bibiena, le célèbre Casanova, ou encore les œuvres même de Claude Villaret confirment que l’aristocrate n’a pas le monopole du libertin — ni d’ailleurs de la libertine. D’autre part, aucun dictionnaire de l’époque ne fait mention du statut du personnage dans la définition du « libertin ». Ensuite, la question de la langue : la langue gazée est considérée comme la langue libertine par excellence. Or, lisons Thérèse philosophe, le détour et les euphémismes ne sont pas systématiques. Le savoir libertin est formulé directement, dans une langue crue. Une fois encore, les dictionnaires de l’époque n’en font pas mention. Enfin, la question du thème : est‑ce le désir qui forme le moteur du récit ? La lecture des récits de Villaret révèle une absence du désir matriciel. Si les personnages sont mus par le désir, il est le plus souvent rapidement assouvi. Ce n’est plus un désir, mais des conquêtes rapides. De manière systématique, Zhang Qianru reprend ainsi les définitions du genre pour en éprouver les limites à la fois face à l’épreuve des œuvres, mais aussi face à l’épreuve des premiers lecteurs. En se référant à des textes contemporains comme Anecdotes du dix‑huitième siècle, Biographie universelle, ancienne et moderne, le Journal des savants ou encore Le Nécrologue des hommes célèbres de France, elle peut confronter nos définitions canoniques et nos considérations à celles de l’époque et faire échouer les schémas établis sur le genre libertin. Presque aucune définition ne convient finalement à l’ensemble des œuvres. Les définitions évoquées sont cependant bornées à un certain nombre d’ouvrage critique et n’en révèle pas tout à fait les nuances. Dans Le Savoir‑vivre libertin, Michel Delon, au contraire de ce qui est schématisé par Zhang Qianru, rappelle la nuance et la difficulté du courant libertin qui se divise en autant de cas possibles que d’auteurs. Mais, toutefois, le travail de l’autrice a pour lui de rappeler que la notion « littérature libertine » est une notion moderne, construite en dehors du xviiie siècle, c’est un regard porté sur lui. De là, le projet de lire Villaret comme « témoin » de ce courant.


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20Claude Villaret, témoin et acteur de l’évolution du roman libertin au xviiie siècle n’est pas un ouvrage « révolutionnaire », mais un outil pour comprendre la nuance essentielle des productions romanesques du xviiie siècle, l’enjeu sociologique du récit libertin et la tendance systématique à l’ironie. Zhang Qianru propose dès lors un outil pratique pour parcourir à l’aide du prisme intellectuel qu’est Claude Villaret une période, celle des années 1740. Si on peut regretter le manque de précision dans l’emploi des termes rhétoriques et stylistiques, un manque de références à certains auteurs comme Casanova ou Lesage et l’absence d’arrière‑plan philosophique, on apprécie toutefois le travail de fond, documenté et pratique sur un auteur. L’édition critique d’Antipaméla nous permet alors d’observer par la lecture personnelle, les affirmations de Zhang Qianru.