La fabrique de l’héroïne ordinaire aux xvie et xviie siècles
1Ce recueil est le fruit d’un colloque organisé en 2016 à l’université de Strasbourg par Gilbert Schrenck, Anne-Élisabeth Spica et Pascale Thouvenin, sous le titre Héroïsme féminin et femmes illustres (xvie-xviie siècles). Une représentation sans fiction. La seconde mention de l’intitulé nuance et précise la particularité de la réflexion, puisque rares sont les études qui mettent en lumière la manière dont « s’héroïcisent » les femmes dans des récits non-fictionnels, le plus souvent ipséiques, relevant par conséquent d’une écriture intime et personnelle. Généralement, c’est au prisme des topoï antiques (mythes) et/ou bibliques que s’étudie la représentation de ces « héroïnes » (le terme est rarement utilisé au xvie siècle), des femmes illustres et fortes. Si la dimension mythique qui charpente cette représentation n’est pas totalement oubliée, écrivaines et écrivains offrent aux lecteurs et aux lectrices (la déclinaison genrée est ici capitale) des textes qui révèlent d’abord des vertus ordinaires (une certaine modernité parlerait de « vertus stéréotypées » et « à rebours d’une conception féministe actuelle », p. 15) qui, à elles-seules, fabriquent un héroïsme sans fiction.
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2A.-É. Spica introduit l’ouvrage et pose le cadre général ; l’ordre des articles suit la chronologie, ce qui accentue le sentiment de cette « fabrique de l’héroïne » (G. Schrenck, p. 377), dont l’expression, éclairante et pertinente, résume à elle seule l’objectif de l’ouvrage. Ainsi, annonce-t-elle, ne s’agira-t-il pas tant de « savoir comment une femme peut devenir un héros », mais bien plutôt de saisir « quelle héroïcité spécifiquement féminine peut voir le jour. » Ajoutant alors qu’il faudra chercher « les vertus remarquables qui constituent le propre de leur sexe » (p. 12), sans pour autant les considérer comme un renoncement ou une forme de passivité. Cet héroïsme, mis en scène dans les textes de cette période féconde, s’ancre dans l’imaginaire collectif et lui donne « une visibilité tant morale que sociale » (p. 18).
3Les vingt-trois communications regroupées ici vont par conséquent orienter leurs réflexions autour de cette idée centrale de l’héroïsme féminin, dans des textes non fictionnels.
4Enrica Zanin ouvre la discussion et s’interroge sur la représentativité de la reine Sémiramis à travers les récits qu’en font les auteurs de l’Antiquité jusqu’au xviie siècle. Est-elle mise en scène à l’identique ? Assurément non, ce qui ne permet pas d’essentialiser la valeur héroïque de cette reine au parcours ambigu et à l’histoire complexe, et qui, par conséquent, nuance fortement la définition même d’héroïsme puisque ce « personnage exprime à la fois les vertus du héros (la force, l’intelligence, la promptitude) et les qualités de la femme – et en ce sens elle s’écarte du modèle héroïque des amazones, totalement identifiées au modèle masculin d’héroïsme » (p. 22). La conclusion (p. 35) accentuera l’idée d’un clivage entre sexe et genre qu’incarne Sémiramis entre héroïsme « naturel » « qui consiste à préserver l’ordre établi » et un autre « artificiel » consistant « à réformer l’ordre en vigueur dans l’espoir d’imposer par la force un ordre meilleur. »
5Dans sa contribution, Claude la Charité analyse les images de cinq femmes illustres, Lucrèce, Suzanne, Judith, sainte Agnès et Camma de Galathie qui, étudiées ensemble, rassemblent des modèles qui se complètent et présentent à la dédicataire, la marquise de Mencía de Mendoza, un kaléidoscope de l’héroïsme féminin qui « a comme dénominateur commun la chasteté. » L’universitaire analyse alors la manière dont Mannius adapte son style à la tournure d’esprit de chaque héroïne pour mieux mettre en lumière cet « éventail des possibles de l’héroïsme féminin » (p. 50).
6Les femmes héroïques sont au cœur des Essais de Montaigne qu’Élisabeth Schneikertanalyse dans son article. Le cadre de cet héroïsme est celui du mariage et de l’amour, deux thèmes qui cristallisent « les qualités des dédicataires », Mme de Grammont et Mme d’Estissac. Les héroïnes ainsi théâtralisées et « mises en fable » (p. 64) deviennent valeur d’exemple dans le domaine du sacrifice marital (Pauline) et de l’amour prêt à tout pour le défendre (Arria). Avec raison, écrit É. Schneikert, « l’héroïsme chez Montaigne ne relève sans doute pas tant d’une classification sexuée que d’un intérêt pour ce qui est humain » (p. 63).
7À la fin du xvie siècle, Guillaume Reboul (1564-1611) relate les vies de Sophonisbe et d’Arria. Ce sont ces textes que se propose d’analyser Alain Cullière. L’on retrouve l’obscure Arria (« admirable quand en elle la femme disparaît », p. 73), qui s’affirme « en dépassant sa condition [de femme] » (p. 74) et que l’auteur place, ainsi que Sophonisbe (« magnifiée par l’amour » (p. 74), dans un cadre symbolique, rejetant la fiction, mais en usant des codes du romanesque pour écrire leurs vies. Ces deux récits placés en regard invitent le lecteur à apprécier la double nature de la grandeur féminine (p. 69). Leur héroïsme ne réside justement pas dans l’accomplissement d’exploits, nous dit A. Cullière, mais dans le fait qu’elles « ont seulement appris à mourir » (p. 74).
8Elisabetta Simonetta nous plonge dans l’ars epistolaria renaissant. Elle y développe l’idée d’un héroïsme féminin partagé « entre norme domestique et exceptionnalité culturelle et comportementale » (p. 77 et 81). Les lettres de Lucrezia Gonzago (1552) sont exemplaires à ce titre, puisque dans ses Lettere, l’épistolière relate « son existence romanesque et exemplaire de parfaite ancilla Christi » (p. 82).
9Cécile Huchard dans son article « Jeanne d’Albret, Élisabeth d’Angleterre. Reines, et héroïnes protestantes ? » s’interroge sur la complexité des rapports entre la politique, la religion et la féminité dans la littérature protestante qui tantôt place ces deux femmes magnifiées à l’acmé d’un héroïsme féminin vaillant, tantôt les décrie et martèle leur déception par rapport à leurs agissements. Les textes d’Agrippa d’Aubigné (pour qui Jeanne d’Albret est « notre Debora », p. 92), de Simon Goulart, de La Popelinière, seront scrutés en ce sens afin de montrer qu’au-delà des portraits tirés, ils servent « à souligner une certaine représentation du pouvoir et […] à en désigner par contraste […] les manquements et les failles dans le parti adverse et chez les hommes qui en restent les détenteurs naturels » (p. 104).
10Claudie Martin-Ulrich se propose d’étudier « La mort héroïque d’une princesse protestante. Éléonore de Roye princesse de Condé. » Des missives de cette illustre dame se dégagent trois images d’exemplarité que développe « une longue épître anonyme » : celle de la parfaite épouse aimante, celle d’une princesse versée dans l’art de la politique et enfin celle de mère (p. 107). À elles trois, elles définissent l’héroïsme de cette princesse protestante, dont « le récit des derniers jours est construit sur un ensemble de marqueurs d’héroïsation » (p. 115).
11S’ensuit l’article de Nadine Kuperty-Tsur sur Marguerite de Valois dans lequel seront étudiés les paradoxes auctoriaux (elle se peint en Moïse, par exemple) de la reine quand celle-ci s’attèle à la rédaction de ses Mémoires, genre littéraire le plus souvent illustré par des hommes. La reine Marguerite invente alors les Mémoires au féminin, se dessinant ainsi en héroïne stoïque face à la puissance du masculin et se plaçant parfois dans des situations cocasses et burlesques, suggérant par-là une forme de transgression de l’écrivaine écrivant ses Mémoires. Il n’est pas certain, cependant, d’y voir, comme l’affirme la critique, « un recours au comique » qui lui permettrait « de raconter ses actes héroïques et de miner, du même coup, leur éventuelle grandiloquence en amusant le lecteur » (p. 128).
12Dans ses Mémoires, la Mère de Chaugny s’attache à « dessiner l’âme d’une femme héroïque et forte », Jeanne-Françoise Frémyot. Ce sont ces « vertus héroïques que souhaite étudier Chiara Rolla. Nombreux sont les textes qui portent leur réflexion « sur le rôle de la femme dans la société d’Ancien Régime » (p. 137), à l’instar des textes de François de Sales que la protagoniste entend en 1604 et qui devient immédiatement « son maître spirituel. » À la limite parfois de l’hagiographie, elle est présentée comme « la dame parfaite » (p. 146), voire « une extraordinaire », c’est-à-dire « femme épouse, femme vestale et femme guerrière » (p. 147), figuration parfaite des « galeries des femmes fortes et héroïques de la première moitié du xviie siècle » (ibid.), aux « vertus héroïques », telles que les avait édictées dans la doctrine l’évêque de Genève. Elle mit donc, écrit C. Rolla « son héroïsme au service du salésianisme, doctrine qu’elle avait pleinement intronisée » (p. 150).
13Les deux articles suivants, celui de Barbara Piqué (« L’héroïsme féminin dans “Les Reines et Damesˮ de La Cour sainte de Nicolas Caussin ») et celui de Grégoire Menu (« Imperfection des vertus, vertu de l’imperfection dans La Cour sainte de Nicolas Caussin »), présentent deux faces du même auteur, Nicolas Caussin, qui écrivit en son temps un important manuel dans lequel les figures féminines révèlent leur héroïsme conjugué au féminin à l’instar de Clothilde, de Marie Stuart, de Mariamme et Pulchérie. L’étude de ces textes, entre « panégyrique et éloge », recoupe celui qu’instituent les dictionnaires de l’époque entre héros (héroïne) et personnage illustre : le premier brille par ses actions, le second par son mérite, sa noblesse, sa vertu, etc. » (p. 162). Héroïsme que le second article précise, d’ailleurs, puisque partant de ces portraits de femmes guerrières (et somme toute peu nombreux dans le recueil), l’auteur décrit un autre héroïsme empreint de patience et de résistance aux passions afin de servir la foi chrétienne. Aussi le critique montre-t-il qu’il n’est pas paradoxal de voir dans le statut de reine une volonté de sainteté.
14Cette sainteté se retrouve dans l’article suivant, celui de Catherine Pascal. En effet, qui mieux qu’Isabelle de Castille, dite « la Catholique », incarne ce double pendant : d’être reine, plus assurée en politique que son mari (elle « estoit plus masle et plus genereuse que son mari », p. 187) et d’être un modèle d’héroïsme religieux « parfait », du « princeps christanus » (p. 190) ? Deux qualités, apprend-on, qui font d’elle « l’incarnation absolue du pouvoir souverain dans la nouvelle Espagne » (p. 187).
15Richard Maber étudie l’évolution de Le Moyne dans sa représentation de l’héroïsme. Pour lui, le sexe n’entre pas en ligne de compte (p. 202), puisque la valeur se retrouve aussi bien chez la femme que chez l’homme, ajoutant alors que « l’héroïsme passif du courage » dans l’adversité, attribuée davantage aux femmes, est supérieur à l’héroïsme pugnace et actif de l’homme.
16Si madame de La Guette a été vue comme une amazone des temps modernes, Nathalie Grande nuance assurément et brillamment cette image dans son article. En effet, point de combat dans ses Mémoires, mais une force de caractère absolue face à l’adversité, un sang-froid maîtrisé et tout cela raconté avec alacrité dans son récit mémoriel. Elle est avant tout bonne épouse, croyante (p. 208) et mère, ce qui fait d’elle une héroïne dont l’ethos aristocratique concilie « virtù et vertu ». Cet héroïsme l’engage aussi sur les voies de la littérature et peut-être même à se concevoir comme « une autrice » (p. 217).
17Les duchesses de Montpensier et de Longueville retiennent l’attention de Jean Garapon. Si pendant la Fronde, elles firent preuve d’un héroïsme « spectaculaire », portant la parole des femmes à un haut point (J. Garapon parle de féminisme), après l’échec de la Fronde, elles se tournent toutes les deux vers un héroïsme plus intériorisé, de résistance au conformisme aulique (p. 231) et à l’autoritarisme royal. Ce nouvel héroïsme se nourrit, chez Mademoiselle, à la fois du théâtre cornélien (p. 225) mais aussi d’« un imaginaire personnel particulièrement riche, qui lui fait à l’occasion perdre le sens du réel » (p. 220). C’est chez Nicolas Fontaine que l’on trouve l’héroïsation de Mme de Longueville. Il se fait « le porte-parole d’une opinion publique éclairée » (p. 230).
18Hélène Michon, quant à elle, nous présente un héroïsme féminin tout à fait nouveau puisque détaché d’un arrière-plan guerrier ou antique et de la sphère religieuse ou monastique, « s’inscrivant […] dans une vie tout “unieˮ, c’est-à-dire sans faits marquants » (p. 235). C’est peut-être par des « vertus authentiquement civiles » (p. 238) et par l’idée de travail que cet héroïsme d’un nouveau genre se déploie à cette période du xviie siècle.
19Le cas de Marie Mancini est étudié par Yohann Deguin. C’est à elle seule, affirme-t-il, que l’on doit l’image qui l’enserre dans une mante mythique puisqu’à travers l’écriture de ses Mémoires, elle se peint en personnage tragique ou en aventurière. Par le truchement de cette peinture du passé et des « artifices littéraires et rhétoriques qui façonnent une figure héroïque singulière » (p. 246), c’est assurément l’image d’un futur qui s’élabore pour une postérité qui verra Marie Mancini en une héroïne « en errance », qui sous-tend, explique Y. Deguin, « une aspiration à l’émancipation féminine » (p. 252).
20Dans son article, Antoinette Gimaret analyse la construction d’un héroïsme de la souffrance et de la charité (« l’héroïsation comme topos hagiographique » (p. 262) face à un héroïsme guerrier. Le premier serait le propre du féminin, en lien avec l’évolution contemporaine des procédures de canonisation. Ces femmes, comme Marthe, deviennent alors les « championnes de la cause » (p. 267) d’un militantisme catholique en acte dont la singularité ordinaire (« la saincte ménagère », comme le dit Maupas) se métamorphose en « extraordinaire de l’ordinaire » (p. 274).
21L’article suivant est surprenant à plus d’un titre et permet de nuancer une image tenace de la misogynie de Tallemant des Réaux. Il est le fruit des réflexions de Francine Wild. S’il est vrai que pour l’auteur, il n’y a pas d’exemplarité parfaite (même chez la marquise de Rambouillet qu’il admire tant), il reconnaît chez les femmes un héroïsme moral marqué par la fermeté, la détermination et la constance. Il s’applique alors à écrire sur les « femmes vaillantes » de tous genres, aristocrates ou femmes du peuple, sans pour autant user des termes héroïsme, héros ou héroïne qui sont sous sa plume assez ironiques (p. 280). L’une de ses héroïnes est justement Mme de Sainte-Balmon1, qu’il loue parce que « sa vaillance n’est pas […] un projet personnel ou l’expression d’un rêve romanesque, mais une obligation face aux événements » (p. 288).
22Anne-Claire Volongo, quant à elle, étudie une figure de proue de Port-Royal, Angélique Arnauld, qui, après des réformes menées avec panache, décide de se retirer du monde pour anéantir toute velléité d’action dans la pénitence, se souvenant de ses lectures de François de Sales (p. 297). C’est dans cette attitude de retraire que réside son héroïsme (qu’A.-Cl. Volongo qualifie d’« héroïsme de l’enfouissement », p. 303) ou d’« héroïsme de l’anéantissement » (p. 305), alors même qu’elle contraste avec l’image que les mémorialistes de Port-Royal ont entretenue d’elle.
23Didier Course, quant à lui, étudie l’héroïsme des femmes en Afrique du Nord. Négociatrices politiques ou esclaves capturées, elles représentent des images fortes d’un héroïsme pluriel « allant de la dimension politique à valeur hagiographique au plus humble acte de résistance » (p. 316 et p. 327).
24Catherine de Saint-Augustin, qu’étudie Yann Lignereux, nous embarque dans la colonie française du Saint-Laurent. Les combats mystiques qu’elle engage contre « les démons » qui menaçaient la colonie, dont les récits ont été publiés après sa mort par le père Ragueneau, restent timidement évoqués au profit d’une surévaluation des actions salvatrices du roi (p. 344).
25Le dernier article de Christine Mongenot nous porte aux frontières des xviie et xviiie siècles et analyse l’évolution des figures exemplaires et héroïques dans la littérature d’éducation destinée aux filles. Deux ouvrages phares sont étudiés, celui de l’abbé François-Timoléon de Choisy et celui de Joseph-François Duché de Vancy (ouvrages commandés par Mme de Maintenon et utilisés dès la création de l’école de Saint-Cyr). Si ces deux livres présentent des différences, ils poursuivent un même but : proposer aux jeunes filles des modèles héroïques, mais, écrit Chr. Mongenot, ces ouvrages font glisser les « modèles héroïques traditionnels vers un héroïsme quotidien appelant à situer la grandeur dans les petites choses » (p. 348). Les récits d’exemplarité féminine sont alors récrits pour permettre aux jeunes filles de mieux s’identifier dans leur « condition de jeunes filles de la noblesse pauvres » (p. 360).
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26Cet ensemble de textes permet de nuancer un topos de la littérature féminine(-iste ?) ou écrite pour les femmes. Si l’image de l’amazone et de la guerrière reste prépondérante dans la défense des femmes pour montrer qu’elles sont aussi vaillantes, fortes et illustres que les hommes2, nous avons lu ici une mise en contexte bien différente de cette littérature où l’héroïsme accepté et assumé par des femmes des xvie et xviie siècles passe aussi par un héroïsme du quotidien ou par un héroïsme conforme à la société d’Ancien Régime.