L’écriture comme prolongement des sens
1Considérer les cinq sens, et plus largement, le corps dans ses dimensions synesthésiques et somesthésiques, comme un opérateur fondamental de l’écriture et de la lecture représente une dynamique particulièrement heuristique aujourd’hui. L’ouvrage ici présenté commence par un état des lieux récent et synthétique proposé par Paul Dirkx. Il souligne l’intérêt actuel pour les sensorialités qui s’est développé chez les philosophes (Jean-Luc Nancy, Richard Shusterman), les historiens (Alain Corbin), les anthropologues des sens (David Le Breton ; on pourrait ajouter à ceux que propose P.Dirkx, Joël Candau, anthropologue des odeurs) et le tournant culturel des études américaines faisant suite à la French Theory et de la théorie du genre. Les cinq sens ont fait l’objet d’étude à la suite des travaux de Bakhtine sur Rabelais (depuis les années 1960 jusqu’à maintenant). En France également, des ouvrages récents prouvent cet intérêt pour l’investissement somatique de l’écrivain comme du lecteur et leur configuration par la société qui les environne. Aussi une étude des liens dynamiques entre les systèmes sensoriels et les signifiants artistiques et leurs valeurs symboliques et matérielles trouve-t-elle sa place, qui s’interroge particulièrement non seulement sur la façon dont le corps est représenté dans la littérature mais aussi sur la manière dont le soma fait œuvre. Mettre le corps au centre de la poétique et de la lecture : tel est l’enjeu de l’ouvrage.
2P. Dirkx présente une introduction très serrée, panoramique et au fait des débats. Dans les années 1990, à la suite de Marcel Mauss et de ses « techniques du corps » prenait son essor avec David Howes une « technique des sens », reprise chez Edward Hall, comme jeux sensoriels spécifiquement littéraires. Le primat du regard sur les autres sens dans la tradition occidentale et les théories de la littérature comme vision font régner un impérialisme visuel abstrait et niant le corps. Depuis l’autonomisation de la littérature à partir de 1850, et particulièrement dans les années 1970, nombre de théories littéraires ont insisté sur la symbolicité du texte, ses structures organisationnelles à développement dérivé d’une axiomatique, plus que sur ce que la littérature doit à son extraterritorialité, qui pourtant la détermine semblablement. Le paradoxe est que l’expérience sensorielle jaillisse des lieux mêmes d’où leur primat est ôté au profit d’une organisation en structures textuelles possibles. P. Dirkx insiste sur la doxa naguère active « vision-forme-texte », à la place de « cinq sens-sens-contexte » au cours de l’époque « formaliste » ou « narratologique » pourrais-je dire, alors même que se développaient simultanément de fructueuses études sur la sensorialité chez Proust, en lien avec la mémoire involontaire multisensorielle qui abouche les sens, dans leur diversité, au sens et à la rédaction elle-même. Roland Barthes avec le Plaisir du texte comme Jean-Pierre Richard dans Proust et le monde sensible, à la suite des travaux de Merleau-Ponty, font émerger la signifiance de la synesthésie et des sens variés, note P. Dirkx. Aussi l’ouvrage propose-t-il en quinze chapitres de faire un tour d’horizon sur quelques questions soulevées par une poétique des sens : questions historiques du rapport aux sens (du xviie siècle à l’époque actuelle), question de l’inspiration des auteurs, de l’effet sur les lecteurs, d’impact sur la société ou de façonnage des genres littéraires et des styles.
3L’ouvrage est organisé en quatre parties : la première s’intéresse aux effets des sens et du corps sur les techniques d’écriture et sur l’idée que se font les écrivains de leur rapport au monde. La deuxième s’occupe des liens entre les sens et la poétique des récits de voyage : ceux-ci sont fondés tantôt sur des hypotyposes, tantôt sur le rapport entre les lectures de récits antérieurs et les sensorialités vécues, occasionnant des textes vifs, vivants mais en belligérence parfois avec les textes passés qui en sont les modèles et dont la réalité du voyage peut être une version affaiblie ou trompeuse par rapport à un récit de voyage antérieur. La troisième partie est dédiée à l’engagement littéraire de l’auteur ou du lecteur par les sens, produisant une implication sous forme de mise en jeu du corps et de l’identité d’un lecteur ou d’un auteur qui se découvre lui·elle-même. Les sens y ont une double fonction, selon les auteurs étudiés : soit l’appel au goût comme mesure sociale partagée et normée, soit, au contraire, les sens permettent une libération par rapport à une organisation sociale figée. La quatrième partie analyse la façon dont chaque écrivain ou poète crée une manière spécifique de langage qui a son propre rapport à l’expérimentation sensorielle, articulant un style spécifique, soit séduisant par les sens, soit essayant de passer la barre séparant les signifiés des expériences.
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4Dans la partie I, intitulée « des sens littéraires » et consacrée à la manière dont la sensation agit, le premier article, consacré à Claude Simon par Jean-Yves Laurichesse, insiste sur le fait que l’éveil évocatoire de la sensation ne s’obtient que par l’écriture du perçu et du senti. Il s’accorde avec la philosophie de Merleau-Ponty. La puissance des odeurs fascinantes et repoussantes à la fois envahit le texte ; celles-ci proposent un anti-cogito où les sens priment sur le sens ; le lexique des odeurs est traversé de conflits, de sonorités répétées, de figures où l’une des sensations se dit par une autre en hypallage : une poétique des odeurs écrites émerge, baroque, cherchant à rendre compte de la sensation en la faisant exister ainsi, de manière moirée, jamais figée. Justine Feyereisen, quant à elle, travaille sur Le Clézio qui entre dans la peau des personnages en passant précisément par la sensation, et en anthropomorphisant le monde lui-même par projection d’un corps microcosmique en accord avec des sensations macrocosmiques. En contradiction, cependant, la parole d’un personnage peut dire l’horreur sans qu’il soit touché émotionnellement ; l’énonciation laisse à entendre l’ironie et la distance persistante entre l’usage du langage par certains et les conséquences d’actes irrémédiables commis les laissant impavides, ce qui jette une suspicion sur la justesse du langage de la sensation. Il faudrait pouvoir demander à J. Feyereisen si elle irait jusqu’à considérer que les sensations dites peuvent être parfois présentées comme coupées des émotions, dans l’œuvre de Le Clézio. Chez Henri Bosco, pose Stefana Squatrito, l’écriture est un débordement, un état d’ivresse qui passe par les cinq sens mais aussi par les sensations thermiques et synesthésiques, mettant en jeu une expérience de corps qui fait corps avec les éléments du monde, expérience rendue par l’écriture, à un éblouissement enthousiasmant. Cette euphorie repose sur la volonté pour l’écrivain de dépasser la platitude de la vie. Suit un article d’Élise Montel-Hurlin consacré à Erri de Luca, auteur d’autofictions comme des mythifications de lui-même. L’auteur appréhende la réalité du texte de la bible, de l’Écriture sainte, en faisant tourner les mots de l’hébreu ancien dans sa bouche, comme une manne. S’attachant à lire le texte biblique à la lettre, dans sa corporéité et sa matérialité, il voit Dieu comme pure expérience incarnée dans le corps humain. Les traductions se font au plus près de l’hébreu et donnant la parole à Marie, et à son expérience corporelle du toucher, de l’odorat, et de l’allaitement, l’auteur vit et fait vivre une expérience corporelle qui branche le corps sur un divin immanent et non transcendantal, ou bien il transcende le corporel et le divinise par le texte ancien. Ainsi les quatre auteurs considérés voient l’écriture comme permettant l’hypotypose (Simon), comme un lieu de sensation parfois coupé de l’émotion (le Clézio), comme lutte enthousiaste contre la platitude (Bosco) et comme spiritualisation de la matière ou matérialisation des signifiants (De Luca) ; ils accordent aux sens le pouvoir de faire partager l’expérience, de créer l’élan, l’enthousiasme ou la parousie, mais aussi à la langue de maintenir une défiance par rapport à la capacité qu’une perception sensorielle puisse susciter une émotion. L’écrivain y devient le rédacteur, le révélateur de ce qui le transporte, de ce qu’il perçoit et reçoit, pour le rendre tantôt toujours insaisissable et changeant (Simon), tantôt comme paroxystique et débordant du banal (Bosco), tantôt comme un moyen de fusionner de manière cratylienne les sensoralités aux signifiants qui sont le lien entre la matérialité de la prononciation et la signification (Le Clézio et De Luca), même si la mise en doute de ce cratylisme reste forte chez Le Clézio, où perdure plutôt le soulignement du fossé demeurant entre la sensation décrite, partageable, et l’émotion qui reste opaque.
5La deuxième partie du livre a pour propos l’interrogation du « sens de l’histoire ». Elsa Chaarani-Lesourd analyse L’Expédition des Deux-Siciles de Maxime Du Camp dans lequel ce dernier rend compte de l’avancée des troupes de Garibaldi libérant le sud de l’Italie pour accomplir l’unité italienne, l’Expédition des Mille. La description des lieux se substitue à l’évocation des faits. Les jeux d’ombre, les paysages laids, les bruits surgissent. La représentation du mouvement passe par l’hypotypose. Les sensations, au départ de l’expédition, sont empreintes d’émotion, qui sont suscitées par des passages de Dante et par les souvenirs vraiment vécus, devenant tantôt lieu de réalisme descriptif, partageable avec le lecteur, tantôt occasion de lyrisme exprimant l’émotion de l’auteur. C’est une série de voyages en Russie ou en Union soviétique qui est évoquée ensuite par Martina Stemberger. Passant en revue plusieurs récits de voyage en Russie, elle montre combien l’oculocentrisme est indéniable quand il s’agit de récit de voyage (Custine, Paul Morand, Dorgelès, Gide…). Le lecteur devient co-énonciateur refaisant un parcours géographique tracé par le voyageur narrateur, lui-même pris entre la découverte par les sens et la lecture idéologique toute faite qu’il pose sur le monde. Le voyageur veut conquérir et découvrir la nouveauté mais sa perception est déjà citationnelle, montre Martina Stemberger. Ainsi la découverte de la Russie s’inscrit-elle dans un imaginaire sensoriel où l’olfacation est un puissant révélateur du désir de l’auteur de communiquer avec une foule soviétique ou au contraire de s’en éloigner parce qu’il est rebuté par sa saleté et ses odeurs repoussantes. La ville russe est perçue même par les autrices, comme un corps féminin dont on veut se gorger, selon un topos « viril » de la conquête. Le dispositif sensoriel contribue à conférer au genre du récit de voyage une dynamique discursive et narrative : il fonde un genre « frictionnel » qui négocie le rapport à la réalité en passant par la « chose lue » déjà. Un autre voyage, vers l’Italie, est proposé par Rachel Monteil mettant en lumière la rééducation sensorielle comme vecteur de reconnaissance et de résistance au monde actuel, dans les œuvres de l’auteur contemporain Maurizio Maggiani. Dans Il Viaggitore noturno, l’homme obligé de s’adapter à une technologie réfrène ses émotions. Or, le livre est un antidote, vecteur de renaissance du sujet : l’attention portée aux sens devient le medium pour saisir le sens des choses et « redonner un sens à l’existence ». Des liens sont tissés par les sensorialités entre divers endroits du monde, les sensations se faisant écho au-delà des distances. La souffrance infligée aux personnages féminins est une critique de la société moderne. L’auteur choisit des médiateurs spirituels comme le Père Foucauld et le Prince Potocki ; ceux-ci s’opposent aux figures occidentales de journalistes qui menacent la vie primitive. Puis, le récit s’adresse à son lecteur et cherche à dialoguer avec lui, critiquant la modernité, mais pour mettre en valeur les sens, comme échus en partage à tous, dans la vie la plus simple, et permettant un mode de connaissance authentique et harmonieux. Dans cette seconde partie, donc, les sensations permettent de partager l’élan révolutionnaire (Du Camp) ; elles sont configurées déjà a priori par les écrits de voyage antérieur, quitte à ce que naisse une sensation de déception par rapport au réel (voyages en Russie) ; enfin, elles sont au contraire valorisées dans leur primitivité (Maggiani) comme occasion d’une expérience vraie. On voit que la sensation est ici tantôt porteuse d’émotion patriotique ou révolutionnaire et que, ce faisant, l’idéologie de l’auteur, peut transcender la sensation pour lui conférer une signification variable selon sa sensibilité, tantôt de valorisation, tantôt au contraire de déception, de dégoût ou de trahison. La sensation y devient presque tout entière idéologique ou politique. Encore une fois se pose la question qui serait la suite de cette recherche, celle du lien entre sensation et émotion.
6La troisième partie aborde la question de « l’engagement par les sens » de l’écrivain ou du lecteur. Alain Montandon se consacre à une analyse du goût et montre comment cette sensorialité est polymorphe : aussi révélatrice d’une manière d’être au monde correcte à l’époque classique (« le bon goût »), le goût est un sens tellement central dans la langue française qu’il est souvent métaphorisé dans les textes par les autres sens, par une foule d’expressions, à l’instar d’« une symphonie de saveurs ». Son étude transhistorique de divers auteurs montre que le goût est souvent le lieu d’une manière d’être au monde en société, façonnant ainsi les corps-esprits au cours des textes littéraires. Chez André Pierre de Mandiargues, selon Caecilia Ternisien, les sens offrent une expérience d’enchantement dionysiaque et c’est par le roman qui se crée que l’écrivain parvient à s’autostimuler pour générer sa propre expérience de libération corporelle, de reconnaissance de la pulsion, comme elle lui permet de communiquer, avec d’autres, celle de la libération. L’engagement littéraire comme découverte de la pulsion est aussi majeur dans l’analyse que fait Laurence Denooz du texte de l’écrivaine marocaine contemporaine Nedjma. C’est en effet par la libération de l’érotique découverte par les femmes, enfin en capacité d’être sujets de leurs propres désirs (et non soumises aux désirs des hommes) que celles-ci cheminent vers leur identité propre, y compris en s’éloignant du corps, si nécessaire par après. C’est donc par l’expérience individuelle corporelle que se fait aussi entendre l’émergence d’une strate sociale, tout entière dominée, et allant vers une reconfiguration du statut des femmes, désormais en reconquête simultanée de leur corps et de leur identité. Ensuite, le texte de Bernard Andrieu montre comment Mathieu Bénézet écrit avec sa propre expérience. Or, la différence entre le corps tel qu’il est vécu et le flot des sensations produit, selon Bernard Andrieu, un trauma, lié à la distinction husserlienne entre « corps vivant » et « corps vécu ». De Rousseau à Annie Ernaux, les écrits autobiographiques érotiques rendent compte du dépassement du trauma par l’écriture qui redonne une vie à l’expérience antérieurement vécue, et qui avait échappé. L’écriture provoque une émersion d’une forme du corps vivant qu’est le langage de l’écrivain. L’après-coup de l’écriture permet d’élaborer ce que la chair a perdu dans l’extase ou dans l’expérience, tout court, poussant Ernaux, par exemple à transformer son corps et ses sensations en pensées écrites.
7Enfin en quatrième partie, la question d’écriture qui se pose est intitulée un « appel aux sens ». Cette partie est consacrée au genre de la poésie et à son traitement des sensorialités. Un article de Camille Venner est dédié aux Poësies chrestiennes (1660) d’Antoine Godeau. Il montre que le travail de l’apologète est ardu qui doit à la fois recourir aux figures de styles et aux apprêts rhétoriques fondés sur l’éclat des lumières et des sens dans ses prédications (se réclamant de la valeur symbolique des sensorialités, à l’instar du Cantique des Cantiques), et aussi conduire, dans une voix plus augustinienne et plus janséniste, vers l’exigence de la foi christocentrée austère et réprimant les plaisirs. Étroite voie, où Antoine Godeau utilise aussi les sens de la vue et de l’audition musicale pour que son apologétique soit accompagnée et s’accommode des plaisirs de la description sensorielle. Les sens y sont alors perçus comme un détour, une voie de séduction, une source d’inspiration mais ne sont là que pour s’abstraire ensuite. Ce sont ensuite Philippe Jaccottet et Robert Marteau qui sont comparés par Sandrine Bédouret-Larrouburu. L’article s’ouvre sur la question du dicible : la poésie peut-elle tout dire, c’est-à-dire à la fois l’horreur (comme le refuse Adorno) ou l’impalpable, comme s’interrogent ces poètes ? Le poème n’est pas là seulement pour percevoir les expériences mais pour les diffuser jusqu’au lecteur. Chez ces deux poètes, la puissance évocatoire des couleurs comme celle du blanc (qui évoque aussi bien le lait que la neige, l’hiver et les anges) se lit et se dit, se fait ressentir au lecteur par un halo de sonorités récurrentes. Le jeu est donc de correspondances sensorielles capables de créer une expérience de lecture passant par l’ekphrasis et levant un voile sur l’insaisissable. La poésie permet d’accéder à ce non-dit par le battement entre les sens et les évocations suscitées. Marie-Anne Macé consacre ensuite une étude à Bernard Noël sur Le Roman d’un regard, dédié au peintre franco-polonais Roman Opalka. L’essai de Bernard Noël est aussi une visite d’atelier et explique le travail du peintre, sa posture et les conversations. Les changements de position entraînent une transformation du regard du peintre et de l’observateur. Le pinceau et le poignet entrent dans un rythme de danse, laissant voir des reflets différents. L’espace-temps se dit, s’écrit et se peint tout à la fois, les symboles des nombres représentés sur la toile étant vivifiés par leur corporéité et leurs reflets, puis retranscrits par l’oralisation de la performance du peintre que reflète le discours écrit du poète. Le sens abstrait (les chiffres sur la toile) devient aventure sensorielle et vice versa par l’écriture de Bernard Noël en reflet. L’article d’Hélène Aubriet travaille sur la transposition en images, au 19è siècle, du texte romantique d’Alfred Tennyson, « Geraint and Enid » (réécrit depuis la tradition médiévale arthurienne), comparant la transposition faite par une femme, Eleanor Fortescue Brickdale, et par un homme, John Byam Show. Elle montre que les illustrateurs ont particulièrement dessiné la vue et le toucher pour rendre compte des relations amoureuses entre les personnages : proximité imposée à Enid, absence de regards échangés dans le couple, toute une lecture de l’échec amoureux se lit dans des illustrations qui font apparaître des liens amoureux abîmés, par la simple expression des sens du toucher et de la vue, dès lors centraux pour qualifier l’amour. Et ressort particulièrement de l’illustration faite par Eleanor Fortescue Brickdale, une vision très critique de l’amour courtois, et de la transposition qu’en donne le poète Tennyson son contemporain, quant à lui non conscient de ce que la virilité s’y définit contre la liberté féminine. Dans cette partie, il est apparu que les sens en poésie ou en texte illustré sont à la fois le lieu de la séduction, l’expression de l’impalpable et le partage de l’expérience avec le lecteur dans une totalisation de sensations en « correspondances » peu accordées les unes avec les autres, et en lien avec le sens, celui du texte et de l’écriture, les sens pouvant révéler même ce que le sens cache.
Conclusion, réflexions, questions dans le prolongement
8L’hypothèse de la recherche menée par ces articles repose sur l’idée que le rapport au corps et aux sensations induit et façonne une écriture, détermine le sens, qui n’en est pas détaché, les processus « de haut niveau », diraient les cogniticiens, ne pouvant être séparés des autres processus neuronaux comme ceux de la perception et de la mémoire. Une telle hypothèse rejoint celle qui avait été faite par Julia Kristeva dans Séméiotikè, en 1973 (mais, elle, du point de vue psychanalytique), laquelle fondait sa réflexion sur l’importance du mouvement de bercement du corps du bébé, chora sémiotique, inspirée des théories de Melanie Klein, mouvement de bercement qui crée un mode de rapport du corps subjectif au monde et aux signifiants et aux signifiés (d’ouverture, de rejet, d’acceptation, de répulsion du monde…).
9Dans Les Cinq Sens littéraires, l’écriture est conçue comme rendant notre rapport perceptif au réel en le traduisant de manière vivante et partageable. Elle le ferait saisir, bien que le percept échappe toujours en quelque façon au langage, mais elle permettrait aussi de combler le manque de conscience autoréflexive pendant la perception sensorielle, en prolongeant celle-ci et en la revivifiant à nouveau par l’écriture. Selon les auteurs des articles composant l’ouvrage, l’écriture dit donc, à la fois, les sensations, leur évanescence inatteignable par le sens, mais aussi la capacité de retravailler l’aporie pour reprendre la sensorialité débordante (le chavirement des sens, par exemple) et pour l’assujettir afin de mieux l’analyser. La volonté de renverser le paradigme de la vue, comme seul des sens qui soit noble et lié à la compréhension et à l’intellection dans la majeure partie de la tradition occidentale, est à la manœuvre ici. Le primat du visible dans la tradition occidentale peut être nuancé, cependant, comme le montre Joël Candau évoquant l’expédition d’anthropologues de Cambridge dès 1903 qui assignent beaucoup d’importances aux sensations diverses sans privilégier la vue1. Cependant, on ne peut être qu’admiratif devant la manière dont l’ouvrage montre la puissance créatrice des autres sensorialités. Nombre d’articles en outre élargissent à des percepts qui ne sont pas circonscrits aux cinq sens habituellement dénombrés, en introduisant les expériences somesthésiques, celle du chaud et du froid, de poids et de la légèreté...
10Les intertitres de l’ouvrage jouent sur les mots, passant des « sens » au « sens » : « le sens de l’histoire », « le sens des voyages » mettent en exergue la puissance germinative des sensorialités qui font éclore des significations, un tel titrage essayant d’inverser le primat du concept au profit d’une co-création du percept et de l’écriture, donc de la sensorialité et du sens à la fois. S’il n’est peut-être pas certain que le sens naisse ou jaillisse toujours des sens, au moins est-il influencé dans sa construction par ceux-ci. Comment s’articule précisément ce passage de l’écriture à la sensation à la signification ? C’est ce que la performance d’Opalka, l’écrit d’Erri de Luca, entre autres, peuvent chercher à faire voir. Comment s’articule l’inverse, le percept au concept écrit ? Et là, de nombreux exemples ont été offerts dans cet ouvrage riche : l’expérience de Claude Simon, d’Henri Bosco… Quant aux expériences qui témoignent des deux, du percept traduit en texte ou du texte configurant les sensations, les récits de voyage en ont été le témoignage marquant. Je ne sais s’il est vrai que l’écriture permette de rédimer le manque à percevoir de la sensation (comme le pense Bernard Andrieu), mais telle est l’hypothèse de Bernard Noël qui montre le geste du peintre dansant pour dessiner les symboles que sont les lettres. Ainsi, selon les articles, passe-t-on de l’évocation de « correspondances » entre sens, jamais naïvement construites mais vues comme battements et décalages d’un sens (dés)articulé à l’autre (selon le modèle des Muses de Jean-Luc Nancy) à l’imagination d’un corps entier qui synthétise les divers percepts et les fait circuler entre eux de manière cohérente jusqu’à trouver précisément un sens de l’art (comme le laisse à entendre Deleuze dans Francis Bacon : Logique de la sensation).
11L’ouvrage offre ainsi un contrepoint aux études formelles qui ont porté au premier plan l’organisation axiomatique des textes et cherche à présenter une alternative à ces approches. Mais il rend pourtant hommage à une organisation par genres littéraires puisque nombre d’articles sont cousus ensemble par proximité générique ; ainsi la quatrième partie rassemble-t-elle les textes poétiques, la seconde, les récits de voyage. Finalement, peut-être les paradigmes ne sont-ils pas si éloignés entre les études narratologiques ou formelles et l’étude de l’extraterritorialité du texte, devient cœur forme-sens du texte ? Car la forme même du texte est peut-être aussi, à la fois un concept, et une manière matérielle de sculpter la chose littéraire, un objet de percept même. Ainsi, une des conclusions fortes de Paul Dirkx est que l'approche corporelle entend se mettre au service d'une analyse des formes scripturales (génériques, narratives, stylistiques, etc.).
12Pourtant, l’ouvrage montre aussi que nous n’arrivons pas nus et vierges devant une sensation mais que la lecture façonne les sensations et les attentes, comme s’il n’existait pas de sensation qui n’ait d’abord été dite par autrui, qui n’ait transité par le tamis social qui lui sert d’écrin (Proust en fait son motif, pour qui le réel est toujours inférieur aux récits et aux représentations de ce réel-là). Cette thèse repose sur une proclamation phénoménologique et Merleau-Ponty est cité par Paul Dirkx à plusieurs reprises dont la conclusion ; la sensation se construit par ma manière de la saisir et il n’existe pas de sensation pure, car elle est toujours déjà filtrée par les écrits littéraires l’ayant précédée.
13Peut-être cette réflexion nous conduit-elle à reprendre à Bertrand Russell son exemple de l’observation du soleil par un télescope : une telle observation est vraiment perspectivique car on ne peut voir le soleil que par un filtre, que celui-ci soit rouge ou vert. On a donc une vision du soleil qui n’est pas la couleur du soleil mais qui est subjective (en tout cas perspectivique, via le filtre) et pourtant elle est partageable, puisque toute personne qui regarderait par ce même télescope verrait le soleil filtré par la même couleur. Ainsi passerait-on du partage de la sensation à une possible construction du sens partagé via le langage qui serait cette perspective sur la perception capable de la fixer en stimulation imaginante pour le créateur ou en réinstanciation pour le lecteur (mais le dire peut-il rédimer le manque à dire de l’ivresse ou de l’extase, tout dépend de l’auteur). Ainsi se partagerait la sensation, de l’auteur au lecteur comme l’ont montré aussi nombre d’articles dont ceux consacrés à la poésie évocatoire de Jaccottet et Marteau, ou même plus anciennement Antoine Godeau. Là, on pourrait attendre une suite possible à l’ouvrage qui se demanderait comment circule la sensation lue jusqu’au lecteur, projection d’un corps fictif ou pure expérience neurologique évocatoire ?
14Par ailleurs, le recueil montre cependant qu’on ne peut passer simplement de la sensation partagée à l’émotion partagée mais que l’échange fonctionne plutôt comme battements, plus ou moins désaccordés. Chez Le Clézio, il existe un dire de la sensation qui met en doute le bouclage de la sensation à l’émotion et donc révoque en doute le passage de l’un à l’autre. Position qui contraste avec celle de Maurizio Maggiani, certes, égalisant le sens et l’émotion.
15Paul Dirkx termine brillamment l’œuvre collective en appelant à une prolongation de la réflexion engagée. On pourrait s’interroger sur la façon dont la sensation écrite passe jusqu’au lecteur en inventoriant peut-être des figures de styles spécifiques, des choix génériques, bref tout un paradigme textuel lié aux sensations en œuvre et en s’interrogeant sur le substrat littéraire et neuronal qui permet ce passage. Les modes sociaux de valorisation des sens sont également évoqués par l’ouvrage. Le lecteur que je suis a envie de faire des suppositions. Le goût et la vision et l’audition seraient-ils davantage du côté du social, de ce qu’on partage par le repas, le concept ou le concert ? L’olfaction, les sensations somesthésiques (poids, chaleur), la mise en jeu du corps relèveraient-ils davantage de l’individuel et, d’une libération par rapport aux normes sociales ? C’est ce que dessinent peut-être certaines réflexions qui affleurent et dont une prolongation de la recherche pourrait soupeser l’éventuelle véracité ou remettre en cause cette supposition.
16Aussi recommandons-nous absolument la lecture de ce recueil riche qui choisit ses exemples dans un vaste domaine de cultures diverses, lesquelles toutes, à leur manière, montrent la puissance des champs d’inspiration que sont les sens. L’introduction et la conclusion à elles seules, méritent la lecture en bouclant, avec un engagement puissant, la multitude des questions que ce domaine de recherche suppose. L’ouvrage a ainsi remarquablement montré, comme il est dit dans la conclusion, que « la sensorialité littéraire fonctionne comme un opérateur scriptural majeur et comme un analyseur puissant des options d’écriture d’un ou plusieurs écrivains à un moment donné de l’histoire de telle ou telle littérature ». Gageons qu’il suscitera auprès de ses lecteurs de nouvelles questions et des désirs d’expériences littéraires autres qui pourraient y répondre.