Acta fabula
ISSN 2115-8037

2020
Mars 2020 (volume 21, numéro 3)
titre article
Eva Raynal

La littérature judéo‑allemande contemporaine à travers le prisme du stigmate : les cas de Maxim Biller, Barbara Honigmann & Rafael Seligmann

Contemporary German-Jewish Literature through the Lens of Stigma: The Cases of Maxim Biller, Barbara Honigmann and Rafael Seligmann
Christian Mariotte, Écrire le stigmate, une nouvelle littérature judéo‑allemande, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2018, 254 p., EAN 9782878549737.

1Lorsqu’on songe au stigmate, deux conceptions principales s’imposent à l’esprit : la cicatrice épidermique, résultant d’une blessure ou d’une maladie, et les plaies mystiques visibles sur le corps du Christ crucifié ou de saints tels que François d’Assise ou Catherine de Sienne. Or, Christian Mariotte a choisi la notion de stigmate afin d’évoquer un domaine bien différent du monde médical ou de l’imaginaire chrétien : la littérature judéo‑allemande, ou plutôt « une littérature judéo‑allemande parmi d’autres » (p. 15). Deux sous‑catégories sont d’ailleurs appliquées à ce terme : d’une part, le stigmate de la victime, c’est‑à‑dire du Juif subissant l’antisémitisme toujours présent en Allemagne et/ou une « bienveillance trop marquée » hypocrite. D’autre part, Christian Mariotte constate la présence d’un « stigmate du meurtrier », lequel désigne l’indignation voire l’exclusion dont peuvent être victimes les Juifs résidant en Allemagne de la part de Juifs étrangers ou émigrés puisqu’« il semble pour beaucoup inconcevable que des membres du groupe minoritaire souhaitent vivre au milieu de leurs anciens bourreaux » (p. 62). L’auteur cite à ce propos l’expérience de l’historien Julius H. Schoeps (p. 62). On songe également à l’incompréhension rencontrée par l’écrivain Alfred Döblin face à ses pairs suite à sa décision de revenir en Allemagne dès 1945 afin de participer à la dénazification culturelle du pays1, ou encore à la suspicion rencontrée par l’écrivaine germanophone Lenka Reinerova (exilée au Mexique) lors de son retour à Prague2.

2La littérature d’après‑guerre voit naître en Allemagne la Kahlschlagliteratur (litt. littérature de coupe‑rase), proche de la Trümmerliteratur (litt. littérature des ruines). Toutes deux sont marquées par le traumatisme du conflit et cherchent à dénazifier la langue allemande. Ces courants sont portés par des auteurs ayant grandi sous le régime nazi. Mais qu’en est‑il des générations nées dans l’Allemagne divisée ou bien à l’étranger, dont seuls les parents ont directement vécu le traumatisme de la guerre et des discriminations ? Existe‑t‑il un espace pour une identité et une écriture juives dans l’Allemagne contemporaine ?

3Ainsi, Chr. Mariotte procède à une sélection d’auteurs issus de la génération d’après‑guerre et établis sur la scène littéraire allemande depuis les années 1980 : le journaliste et écrivain Maxim Biller (1960), la romancière, dramaturge et poétesse Barbara Honigmann (1949) et l’écrivain, historien et politologue Rafael Seligmann (1947). Le corpus est riche et s’appuie sur des œuvres de fiction et de non‑fiction (romans, nouvelles3, textes autobiographiques, discours, entretiens). Tous trois bénéficient d’une forte audience en Allemagne, mais si Maxim Biller et Barbara Honigmann ont vu leurs publications distinguées par plusieurs prix, ce n’est pas le cas de Rafael Seligmann. Les écrits sont analysés à travers une « sociologie du stigmate » (p. 17), théorie développée notamment par le sociologue Erving Goffman dans son ouvrage Stigma: Notes on the Management of Spoiled Identity (Prentice‑Hall, 1963). La stigmatisation se caractérise comme la honte que peut ressentir une personne lorsqu'elle ne répond pas aux normes (d’autrui, d’une communauté ou d’une société) et la peur d'être discréditée et exclue. La crainte de la stigmatisation conduit alors l’individu à modifier son comportement ou à dissimuler certains aspects de lui‑même dans l’objectif de correspondre aux normes majoritaires, ou du moins de passer inaperçu.

4Or, ces trois auteurs témoignent tous de la stigmatisation et de la peur du stigmate dans leurs écrits. Ainsi, chez Maxim Biller, Ah ! Si j’étais riche et mort4 (1990) suit les destins de treize membres de la diaspora, de même que le recueil Au pays des pères et des traîtres (1998) questionne l’identité judéo‑allemande d’une famille. Enfin, 24 heures dans la vie de Mordechaï Wind (2000) suit la quête du personnage éponyme pour retrouver sa fille allemande. Barbara Honigmann revendique une « écriture de la confidence intime » (p. 225) : le Roman d’un enfant (1986) présente le déracinement d’une femme en y mêlant des éléments autobiographiques, tandis que Le dimanche, le rabbin joue au foot (2001) brosse le quotidien d’une femme immigrée. Enfin, Soharas Reise5, à ce jour non traduit en France, raconte le parcours de Sohara, juive algérienne luttant pour retrouver ses enfants emmenés par leur père. Enfin, bien qu’il soit régulièrement cité dans les journaux de l’Hexagone, aucun des romans de Rafael Seligmann n’a encore été traduit en français. On signalera toutefois des textes essentiels dans l’analyse comme les romans Rubinsteins Versteigerung6 (1991), Der Musterjude7 (1997) et Mit beschränkter Hoffnung8 (1991).

Le « déficit identitaire »

5Écrire le stigmate est un ouvrage témoignant d’une conception interdisciplinaire de la recherche puisqu’aux analyses strictement littéraires sont associées des problématiques psychologiques, historiques et sociologiques, telles que le rôle des institutions juives en Allemagne après‑guerre comme le Zentralrat (chapitre VII), l’action du monde politique allemand sur la mémoire du nazisme et de l’Holocauste (chapitre VI), ou encore la vie quotidienne juive après 1945 en territoire allemand.

6L’ouvrage se caractérise par une structure logique et solide, s’intéressant tout d’abord à une situation historique de départ : le « déficit identitaire des Juifs allemands après 1945 » (p. 24). Les récits rendent tous compte d’une scission de la population, entre « société majoritaire » et « société minoritaire ». Cette opposition apparaît dès l’entrée dans le système scolaire, où les trois auteurs témoignent tous de moqueries, de commentaires voire d’agressions. Ces comportements de rejet sont exprimés à travers un vocabulaire dégradant (chez Maxim Biller, on retrouve des termes comme « sale juif », « étrangers de la merde », « Youpin », etc.) et l’institution scolaire n’est d’aucune aide pour les élèves harcelés, puisque les enseignants contribuent à la stigmatisation soit par leur hypocrisie, soit par leur hostilité manifeste (cf. Mit beschränkter Hoffnung de Rafael Seligmann). Les stratégies d’évitement de la stigmatisation passent alors par la « politique de l’identité », « la dissimulation du stigmate » ou son « déplacement » (p. 36). Sur le plan académique, la stigmatisation se poursuit lorsqu’il s’agit d’enseigner la Shoah, puisque le contenu des cours manque de pertinence et ce, que cela soit en RFA ou en RDA. Le voyage scolaire au camp de Dachau traumatise le jeune narrateur de Rubinsteins Versteigerung (p. 41) et les différentes approches pédagogiques sont vouées à l’échec.

7Si la stigmatisation se produit à l’école, elle se poursuit dans la vie d’adulte. Les personnages des trois auteurs intègrent de manière plus ou moins consciente l’existence d’un « physique juif » (p. 46), dont les attributs se manifesteraient par exemple au niveau du visage (nez, bouche, cheveux) ou de la peau (foncée ou dorée). La stigmatisation apparaît également dans les relations sexuelles avec la problématique de la circoncision (p. 49). Toutefois, Chr. Mariotte démontre que les personnages s’emparent des préjugés physiques pour mieux les dénoncer, et que les tentatives de stigmatisation peuvent aussi être l’expression d’une xénophobie plus générale. On songe à un passage extrait de Très affectueusement de Barbara Honigmann où une protagoniste est identifiée comme une tsigane (p. 50), population souffrant également d’une profonde stigmatisation9. La stigmatisation peut aussi prendre la forme d’une discrimination positive, notamment dans les relations sentimentales entre Juifs et non‑Juifs ou dans la promotion d’un philosémitisme (p. 54) qui tenterait d’apaiser la culpabilité liée au stigmate du meurtrier. Le cas de Mordechaï Wind dans le roman éponyme de Maxim Biller est à ce titre éloquent. Cette omniprésence d’une possibilité de stigmatisation et de marginalisation entretient une inquiétude quant au rapport avec l’Autre non‑juif dans les interactions amicales ou formelles. Les récits de Rafael Seligmann et de Barbara Honigmann s’interrogent ainsi non seulement sur la sincérité de ces rapports, mais sur la résurgence de l’antisémitisme. La question n’est plus de savoir si elle aura lieu, mais quand elle se produira, comme en témoigne le texte de Barbara Honigmann intitulé Das überirdische Licht10. Cette angoisse est perceptible à travers l’élaboration de « mondes parallèles » au sein des textes (p. 57) : chez Maxim Biller, le personnage principal juif remonte le temps ou bien imagine des situations d’antisémitisme où ses relations seraient amenées à prendre parti. Enfin, le « trouble identitaire » (p. 86) est accentué par la cellule familiale (chapitre IV) puisqu’elle participe à la stigmatisation. Chez Rafael Seligmann, cela se traduit par un refus d’un gendre ou d’une belle‑fille non‑juif ou par le choix d’un prénom hébraïque ou au contraire germanique, afin de souligner ou au contraire cacher l’identité juive. Maxim Biller évoque quant à lui les conséquences du traumatisme de la persécution sur la fonction parentale à travers la nouvelle « Elsbeth liebt Ernst11 » et Ah ! Si j’étais riche et mort.

À la conquête d’une identité

8La seconde partie présente les différentes tentatives des écrivains dans l’objectif d’une « conquête d’une identité non‑stigmatisée » (p. 24), conquête d’autant plus problématique que les trois auteurs ont en commun un « trouble identitaire » (p. 86) résultant entre autres d’un parcours marqué par l’immigration et l’exil12.

9L’engagement politique pourrait‑il constituer une tentative de « dépassement de l’identité stigmatisée » (p. 89‑90) ? Il est vrai qu’en dépit de certaines manifestations d’antisémitisme présentes dans les courants d’extrême‑gauche13, nombre de Juifs se sont engagés dans la voie du socialisme, voire du communisme, car le caractère international, égalitaire et universaliste du message marxiste n’est pas sans attrait pour l’individu stigmatisé. La foi révolutionnaire devient alors « une version laïcisée du messianisme juif » (p. 91). Cela est particulièrement le cas pour les parents de Barbara Honigmann. Toutefois, cet engagement ne fonctionne pas pour l’auteure ; celle‑ci se détache dès l’adolescence de l’idéologie de la RDA et en dénonce les travers et les limites dans le roman Très affectueusement (2000). Barbara Honigmann n’a pas trouvé dans l’idéal marxiste « une solution au stigmate ni d’ailleurs à aucun autre problème » (p. 94). Chr. Mariotte souligne que chez Rafael Seligmann, l’unification pacifique de l’Allemagne pourrait permettre la fin du stigmate et une réelle intégration de la minorité (p. 100). Or, cette prise de position est critiquée aussi bien par la société minoritaire que par certains membres toujours antisémites de la société majoritaire. Ainsi, l’engagement politique n’efface pas le stigmate et peut même le réactiver.

10Le chapitre VII s’intéresse à la distinction entre la perception individuelle et la perception collective du stigmate. Il présente également le rôle de la religion en tant qu’identité et culte, servant de barrière de protection face à la stigmatisation. Une institution juive comme le Zentralrat tente, après la guerre, d’obtenir des réparations pour les victimes et familles de victimes de la Shoah (p. 122) mais se compromet dans un scandale de détournement de fonds sous la direction de Werner Nachmann dans les années 1980. Les avis de Maxim Biller et Rafael Seligmann diffèrent sur les politiques menées par les successeurs de Nachmann, comme Heinz Galinski et surtout Ignatz Bubis, notamment dans la polémique sur l’identité nationale lancée par Martin Walser en 1998. Ainsi, les institutions juives officielles, et tout particulièrement leurs dirigeants, ne font pas consensus au sein de la communauté. La représentation peut passer par la création d’autres organes, tel le Jüdische Gruppe à Francfort (p. 123). Barbara Honigmann pour sa part privilégie les problématiques autour de la pratique religieuse et tout particulièrement sa « redécouverte du judaïsme » (p. 130). Ainsi, dans Les Îles du passé et Le Roman d’un enfant, la quête identitaire semble prendre fin (ou du moins trouver un sens) grâce à plusieurs moments‑clés épiphaniques : découverte de la synagogue, premiers contacts avec la Communauté, etc. L’écrivaine paraît trouver un véritable foyer culturel et religieux dans la ville de Strasbourg, tout en soulignant les limites : en témoigne le parcours de la protagoniste principale de Soharas Reise, juive séfarade s’intégrant difficilement à la communauté ashkénaze locale (p. 136).

11Rêvés par les jeunes générations et redoutés par les parents (p. 144‑145), l’Aliyah et l’engagement sioniste ne constituent pas des solutions pour échapper au stigmate, puisque ce dernier est présent dans la société allemande à travers la confusion du juif allemand et du juif israélien (p. 138). Le stigmate conduit à l’amalgame : la nationalité, l’ancrage géographique et les codes culturels ne seraient rien, car c’est la conviction d’une identité juive universelle qui prime, sur laquelle on peut projeter divers fantasmes antisémites ou des accusations de crimes (envers les Palestiniens notamment, cf. Der Musterjude de Rafael Seligmann). Chr. Mariotte approfondit encore son analyse et perçoit l’amalgame comme une tentative de dédouanement :

Dans le contexte spécifique de l’Allemagne post‑Shoah, l’utilisation d’une échelle de valeurs particulièrement rigoureuse pour juger des actions d’Israël constitue en outre l’élément clé d’une stratégie visant à se disculper collectivement des crimes nazis. En assimilant Israël à un nouveau Troisième Reich et en s’identifiant au peuple palestinien, des Allemands procèdent à une inversion symbolique entre “victime” et “bourreau” (p. 139).

12Le processus d’ « autodéfinition » (p. 140) par rapport à l’existence de l’État moderne d’Israël peut s’inscrire dans ce que Chr. Mariotte nomme une « stratégie de compensation » (p. 141), comme cela est parfois le cas chez le jeune narrateur de Rubinsteins Versteigerung (Rafael Seligmann) ou le narrateur adolescent de Auf Wiedersehen in Hasorea14 (Maxim Biller). Israël symbolise alors un désir d’ailleurs et apparaît pour l’individu stigmatisé comme une sorte d’Eldorado identitaire aux possibilités multiples. Toutefois, le stigmate fait également partie de la société israélienne, laquelle distingue les Juifs d’Israël et ceux de la diaspora, comme l’illustre l’utilisation péjorative du terme Jecke dans plusieurs romans de Rafael Seligmann. À l’inverse, Chr. Mariotte souligne l’absence de communauté minoritaire dans la société israélienne (puisque la majorité de ses citoyens sont juifs) : pour certains arrivants, elle provoque une perte de sa spécificité et un sentiment de désorientation, comme l’expliquent Rafael Seligmann et Barbara Honigann. Finalement, la notion d’Heimat demeure problématique pour ces auteurs, issus de l’immigration et quelque part condamnés non seulement à une position d’entre‑deux dans la société allemande parce que Juifs, mais également dans la société israélienne ou diasporique parce qu’Allemands. Ainsi, dans Les Îles du passé, Barbara Honigmann voit l’émigration comme seule solution (p. 110), tout en s’établissant dans une ville marquée par la présence juive, un héritage franco‑allemand et une dimension politique européenne : Strasbourg. De son côté, la visite mémorielle accomplie sur les lieux de la catastrophe laisse Maxim Biller sceptique et fait surgir la question des « conditions de possibilité d’une émotion authentique » (p. 115).

Réception & écriture du stigmate

13La dernière partie questionne la réception du stigmate, sa « digestion » à travers l’écriture et le choix de la langue comme outil d’émancipation. Un rappel biographique de chaque auteur est donné en fin d’ouvrage. Court mais dense, il permet de resituer les auteurs, en particulier pour les lecteurs non‑germanophones. Le plan part ainsi d’un objet constitutif et extérieur – l’identité – pour arriver à un objet constructif et intérieur – la langue : ces deux notions dialoguent, se nourrissant l’une de l’autre.

14Chr. Mariotte fait le constat unanime d’une « réception de la réception » (p. 155) : les trois auteurs s’intéressent en effet aux réactions du lectorat quant à leurs publications, mais ils interrogent également leur relation avec ce dernier. Ainsi, certains ont subi les attaques virulentes de critiques : Harald Wieser pour Barbara Honigmann (p. 157), Tessa Szyskowitz et Ulrich Greiner pour Maxim Biller (p. 158). Tous trois leur reprochent de s’emparer de la Shoah pour en faire un sujet à sensation ou un succès commercial. Dans le même temps, Rafael Seligmann et Maxim Biller dénoncent un certain « philosémitisme littéraire » (p. 159) qui porterait préjudice à l’ensemble de la littérature juive, jugée non plus sur sa qualité mais sur son appartenance. Qu’elle soit positive ou négative, la discrimination n’a donc pas disparu.

15Pour autant, les auteurs n’oublient pas d’analyser leur propre rapport à la littérature et à la réception de leurs œuvres au sein de la société majoritaire. Ainsi, Barbara Honigmann parvient à trouver un « arbitrage » (p. 162) entre son identité minoritaire et la reconnaissance de la part de la société majoritaire – Chr. Mariotte décrit par exemple le cas du prix Kleist en 2000 – mais ce n’est pas le cas de Maxim Biller et Rafael Seligmann, dont les personnages sont tiraillés par des sentiments contradictoires (complaisance, honte, autodérision, trahison, etc.). La reconnaissance de la communauté pose problème chez ces derniers, accusés de caricaturer leurs personnages juifs et de se faire les représentants de la société minoritaire : leurs ouvrages relèveraient alors pour certains critiques de la Nestbeschmutzung (litt. : le fait de salir le nid) (p. 167).

16Chr. Mariotte développe ici une notion essentielle : ces exemples de littérature judéo‑allemande contemporaine développeraient une « “littérature de la haine” qui s’autoriserait un regard négatif sur le groupe minoritaire mais ne prêterait pas le flanc à l’accusation de faire le jeu des antisémites » (p. 169). Autrement dit, les auteurs de cette étude – et en parallèle l’écrivain Edgar Hilsenrath (p. 175) – défendent le droit de décrire des personnages antipathiques ou moralement douteux, de désacraliser le thème de la Shoah et de présenter le quotidien des Juifs allemands après la guerre. Si le stigmate existe bel et bien au sein de la société minoritaire, la société majoritaire attend de cette dernière une attitude de pardon, sinon de réconciliation complète. Chr. Mariotte en présente la figure littéraire emblématique : le « Juif qui pardonne » (p. 172), telle l’histoire vraie de Jakob Littner romancée par Wolfgang Koeppen, l’appel à la tolérance de Nathan le Sage dans la pièce éponyme de Gotthold Ephraim Lessing (1779) ou encore certains poèmes de la survivante Gerty Spies. Rafael Seligmann témoigne des réticences des maisons d’édition quant à son roman Rubinsteins Versteigerung, publié finalement dans un premier temps à compte d’auteur (p. 176‑177). Sans verser pour autant dans une écriture du « ressentiment » (Jean Améry), Maxim Biller tente de « transgresser » (p. 182) les normes et traque l’antisémitisme latent en endossant paradoxalement le rôle du journaliste juif provocateur, notamment dans ses articles des années 1985 à 2000 (p. 185). Enfin, Barbara Honigmann fait la promotion des « littératures mineures » (p. 198) telles que définies par Gilles Deleuze et Félix Guatari (note 5, p. 198), en trouvant ses modèles chez plusieurs figures féminines de l’écriture intime du xviie au xxe siècle : Glückel von Hameln, Rahel Levin‑Varnhagen et Anne Frank (p. 200). La littérature mineure peut aussi bien désigner une forme minoritaire d’écriture (le journal féminin par exemple) qu’une langue minoritaire (le yiddish). Ce dernier aspect est d’ailleurs l’objet du chapitre XII. Quel rapport peut‑on en effet établir entre langue et stigmate ? Écrire en allemand, est‑ce parler dans la « langue des assassins15 » ? D’où la problématique développée par Chr. Mariotte : « […] est‑il possible, pour les membres d’un groupe stigmatisé, d’inventer un rapport à la langue permettant d’échapper aux structures de pensée par oppressives de la société majoritaire ? » (p. 208). Ainsi, « le plurilinguisme est placé au service d’une politique de l’identité » (p. 209). S’il a pu être décrié au cours des siècles par des mouvements antisémites, l’hébreu apparaît comme un élément structurant au sein de la société minoritaire. Il peut être source de solidarité chez Barbara Honigmann16, mais également créateur de barrières pour Maxim Biller (24 heures dans la vie de Mordechaï Wind). Toutefois, pour ces écrivains de la seconde génération et marqués par une histoire migratoire familiale ou individuelle, l’allemand – qu’il soit oral, écrit ou littéraire – demeure un « ancrage linguistique » (p. 214) essentiel, aussi bien au sein de la société majoritaire que de la communauté minoritaire.


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17Écrire le stigmate interroge ainsi des problématiques identitaires et de représentation à travers un corpus pertinent, tout en se servant d’outils sociologiques et psychanalytiques. Cet ouvrage se remarque par sa lucidité. Christian Mariotte constate notamment que « pour un Juif vivant dans l’Allemagne des années 1970, 1980 ou 1990, la vie quotidienne est nécessairement marquée par des rencontres avec des individus qui ont participé à la perpétration de crimes antisémites » (p. 60). Il déclare avec raison que les écrits des trois auteurs rendent tous compte d’une « stigmatisation plus ou moins insidieuse » de la part de la société allemande (p. 72), et notamment durant l’enfance à travers l’école (chapitre I), laquelle est « comme le reste de la société le lieu d’une confrontation avec les non‑Juifs » (p. 30). Enfin, il souligne que la lutte antisioniste se double trop souvent de préjugés antisémites et vise à une « stratégie de déculpabilisation ou d’auto‑victimisation » par rapport aux crimes nazis (p. 139). L’auteur rappelle ainsi des vérités peut‑être dérangeantes mais essentielles qu’il serait bon de ne pas oublier, alors même que le parti Alternative für Deutschland est arrivé en deuxième position dans plusieurs Länder aux dernières élections législatives17.