Acta fabula
ISSN 2115-8037

2020
Mars 2020 (volume 21, numéro 3)
titre article
Jean‑Louis Cabanès

Fantaisies

Fantasias
Jules Champfleury, Fantaisies, édition présentée et dirigée par Michela Lo Feudo, Paris : Honoré Champion, coll. « Textes de littérature moderne et contemporaine », 2019, 447 p., EAN : 9782745351418.

1Cette édition des trois recueils de Fantaisies, publiés en 1847, se présente comme le premier volume des Œuvres complètes d’un écrivain connu surtout comme réaliste attitré, mais qui fut aussi un auteur de pantomimes et un historien de la caricature. Ce collectionneur de faïences s’intéressa aussi à la culture populaire. Depuis une dizaine d’années, il bénéficie d’une attention nouvelle dont témoigne entre autres, le livre de Bernard Vouilloux, Un art sans art. Champfleury et les arts mineurs, 2009. Les années 1988‑1990 avaient enregistré un bref frémissement d’intérêt, avec la thèse de Louis‑Paul Raybaud, Champfleury entre l’étrange et le réel (1990), et la belle édition des Fantaisies, en 1988‑1989, par Bernard Leuilliot. Puis le silence s’était fait à nouveau. Ce qui a réveillé la critique universitaire, c’est probablement le recentrage de l’histoire et de la sociologie littéraires sur la presse (Alain Vaillant, Marie‑Ève Thérenty), sur les bohèmes littéraires (Graham Robb, Jean‑Didier Wagneur, Sandrine Berthelot), sur la fantaisie (Michelle Benoist, J‑L. Cabanès, J‑P. Saidah, Bernard Vouilloux, Philip Kékus), sur les relations qu’entretiennent, dans les années 1850, la littérature et les arts visuels (B. Vouilloux). Parallèlement, la pantomime blanche ou noire, et plus largement les genres non légitimés suscitaient des études ou des thèses stimulantes (Isabelle Baugé, Gilles Bonnet).

2Champfleury, qui débuta dans la petite presse, qui fut proche des bohémiens au point parfois d’être considéré comme l’un des leurs, et dont les premiers recueils, réunissant des proses publiées dans des revues (Le Corsaire‑Satan, L’Artiste), étaient précisément des « fantaisies », trouva un statut nouveau grâce à ces divers travaux. Le volume publié chez Champion et dont le maître d’œuvre est Michela Lo Feudo, vient donc à point. Celle‑ci est épaulée par Sandrine Berthelot et Aude Deruelle qui assument la présentation des Fantaisies d’hiver et des Fantaisies d’automne, M. Lo Feudo se réservant l’introduction aux Fantaisies d’été et la présentation de l’ensemble de ces trois recueils. Chaque partie de ce triptyque est accompagnée d’une notice, la collecte des variantes est surabondante, les notes sont précises et érudites. Judicieusement, le texte choisi est celui de l’édition princeps qui seule permet d’apprécier l’effet‑recueil, Champfleury ayant par la suite redistribué autrement les pièces qu’il avait réunies en 1847.

3La présentation d’ensemble étudie la carrière de Champfleury, tout au moins ses débuts dans le monde des lettres, son passage dans la petite presse (il écrit deux feuilletons dans Le Tam‑tam de Commerson), ses contributions au Journal de l’Aisne, à L‘Artiste, au Corsaire‑Satan, sa collaboration, dès 1846‑1847, avec le théâtre des Funambules. On voit ainsi se préciser le domaine, en grande partie contraint, dans lequel Champfleury se cantonne à ses débuts : articles érudits ou satiriques, rapinades, saynètes inspirées par Monnier, récits faisant vivre des excentriques, notamment des fondateurs de religions minuscules ou des bohèmes désargentés. Dans Les Fantaisies l’anecdotique alimente la biographie‑fiction, des personnes réelles se transforment en personnages, on hésite entre l’allusion et la clé, le pittoresque et l’insolite et le récit souvent sautille. Partout s’affirme un rire tantôt pincé, tantôt franchement caricatural. Champfleury hésite, en effet, entre le grotesque, et l’ironie autoréflexive. Parfois, une nouvelle conjugue l’humour et la compassion comme dans Chien‑Caillou. La fantaisie corrode les formes convenues et sa négativité s’exprime dans le premier recueil sous la forme d’antipoèmes, pour emprunter une expression à Nicanor Parra. La platitude des ballades en prose, dans Fantaisies d’hiver, est délibérée : le culte du circonstanciel est anti‑lyrique, anti‑élégiaque. Souvent, le singulier acquiert l’exemplarité d’un cas et le rire qui cible une excentricité se mue parfois en une sorte de blague sérieuse que pouvait seul écrire un humoriste à froid. Baudelaire l’a bien compris. Enfin, en choisissant des artistes comme personnel de ses petits récits de vie ou en faisant la satire des critiques « bourgeois », Champfleury met constamment en cause la notion de mimésis ou plus exactement en interroge les fondements.

4Tout cela est dit, et fort bien, dans la présentation d’ensemble et dans les deux introductions signées par Sandrine Berthelot et Aude Déruelle.


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5Le véritable apport de cette édition critique réside peut‑être dans son sous‑sol. Comme ces Fantaisies sont le plus souvent allusives, il convenait, en effet, de les éclairer à la lumière de nombreuses notes. L’alliance d’une érudition exigeante et d’une démarche inspirée par la poétique historique donne un relief nouveau à une période de transition, période qui ouvre sur la littérature moderne, période où l’ironie inhérente à tout réalisme se manifeste particulièrement, période qui est encore celle du romantisme, mais d’un romantisme qui propose une nouvelle représentation d’Hoffmann, et qui en appelle à Diderot plutôt qu’à Jean‑Paul. Ce premier volume des Œuvres de Champfleury est à tous égards une grande réussite.