Acta fabula
ISSN 2115-8037

2020
Mars 2020 (volume 21, numéro 3)
titre article
Noé Maggetti

Plongée dans une archive photographique et textuelle

Diving into a photographic and textual archive

1Le volume publié par l’historien Pierre Schill sous le titre Réveiller l’archive d’une guerre coloniale. Photographies et écrits de Gaston Chérau, correspondant de guerre lors du conflit italo-turc pour la Libye (1911‑1912) est un objet résolument hybride, au croisement du recueil d’articles scientifiques et du catalogue d’exposition, format auquel la grande élégance matérielle de l’ouvrage fait notamment écho. Consacré à l’archive inédite du photoreporter de guerre Gaston Chérau, le livre fait suite à une exposition présentée en 2015 pour laquelle P. Schill a collaboré avec plusieurs artistes dans le but de proposer un dialogue entre sa propre perspective historique et un traitement plus libre des documents liés à ce journaliste et photographe. L’ouvrage qui en résulte est à l’image de ce projet initial, dans la mesure où il combine une approche historique très rigoureuse de l’archive, adaptée à la variété de documents qu’elle regroupe — correspondance privée, photographies et textes publiés dans la presse dans un but de propagande, récit paru dans un recueil collectif —, et une série d’articles offrant une réflexion plus générale sur les objets qu’elle a pu inspirer à différents créateurs — écrivains, chorégraphe, plasticienne. Cet aspect mixte du projet constitue sa principale originalité, et permet le développement d’un propos à portée politique, s’efforçant de montrer par les méthodes combinées de l’historien et des artistes la dimension inévitablement orientée, voire propagandiste, de toute représentation de la guerre.

Publier l’archive

2L’ouvrage se présente avant tout comme la publication d’une archive jusqu’ici jamais éditée, constituée de différents documents liés à la figure de Gaston Chérau, photojournaliste de guerre pour le quotidien français Le Matin au début du xxe siècle. Comme P. Schill l’explique dans la préface, le projet a été amorcé par une découverte fortuite au cours d’un travail de recherche : une série de clichés anciens, représentant notamment des soldats italiens en expédition dans le désert, mais surtout les corps d’insurgés libyens pendus sur une place publique (p. 11). Après avoir découvert ces images, P. Schill s’est lancé dans une enquête historique, par un « déplacement du regard des corps meurtris à l’opérateur photographique, auquel [il] n’avai[t] d’abord accordé qu’une place secondaire » (p. 13). Le chercheur a donc suivi la trace de Gaston Chérau, écrivain et journaliste né en 1872, désigné en 1911 par le quotidien pour lequel il travaille pour couvrir le conflit colonial en cours opposant l’Empire ottoman et le Royaume d’Italie pour le contrôle de l’actuelle Libye. L’étude du voyage de Chérau et du conflit que ce dernier était chargé de documenter a permis à P. Schill de comprendre que les photos des pendus avaient été prises pendant une exécution ordonnée par les Italiens pour punir une insurrection des Arabes en faveur des Turcs. L’enquête de l’historien l’a amené à enrichir l’archive photographique initiale, en y ajoutant différents documents : les articles publiés par Chérau dans Le Matin ou d’autres journaux, la correspondance qu’il a entretenue avec son épouse pendant son séjour en Libye, ainsi qu’un récit publié en 1926, « réminiscence littéraire de son expérience tripolitaine » (p. 17). L’édition de ces différentes parties de l’archive constituée par P. Schill au fil de sa recherche occupe la première partie de l’ouvrage, divisée en quatre chapitres principaux : les photographies (p. 49‑224), les articles de Chérau dans la presse (p. 229‑288), la correspondance (p. 289‑344) et enfin le récit littéraire (p. 345‑360). Chacun de ces volets est organisé et référencé de manière rigoureuse et limpide, pour permettre une circulation aisée entre les documents de différentes natures : les photographies, tout d’abord, au nombre de 229, sont reproduites en grand format sur papier glacé et présentées dans l’ordre chronologique du reportage. Elles sont par ailleurs classées par séries, selon le lieu et les circonstances de leur prise, et parfois agrémentées d’une légende précisant leur contenu, tirée soit « de mentions directement portées par Chérau sur les tirages » (p. 48), soit « [d’informations] portées au dos des images par deux scripteurs non identifiés, peut‑être membres de la rédaction du Matin » (p. 48), comme l’explique P. Schill dans son « Avertissement ». On peut toutefois s’étonner de certains choix d’édition signalés dans ce même chapitre, comme le fait de ne pas présenter les photos dans leur format d’origine ou d’harmoniser la teinte des tirages en bichromie. Ces décisions qui mettent au second plan le tirage dans sa dimension de document unique pour favoriser la mise en avant du référent de la photographie, ne sont justifiées que par « des raisons de lisibilité et de qualité de reproduction » (p. 48), un argument qui peut étonner dans un ouvrage à vocation historiographique.

3Les articles publiés par Chérau dans Le Matin suivent ces deux cents images, et répondent à des choix éditoriaux explicités par P Schill : les textes ont été retranscrits — les pages du journal ne sont pas reproduites telles quelles —, mais l’éditeur s’efforce de conserver leur disposition et de signaler toute modification. Ces articles sont agrémentés de la reproduction de pages d’autres journaux dans lesquels les photographies de Chérau ont été publiées pendant le conflit. Cette sous‑partie permet au lecteur ou à la lectrice de se faire une meilleure idée de la place qu’ont pu occuper ces clichés au sein de plusieurs publications (disposition et taille des photographies, mise en page, etc.), ce que la simple reproduction des textes de Chérau hors du dispositif de la page de journal dans la première sous-partie rend plus difficile à saisir.

4En miroir de ce parcours à travers les textes du reporter publiés dans la presse, on découvrira la correspondance privée qu’il entretient avec sa femme et son fils. P. Schill a souhaité « retracer le fil chronologique d’une correspondance [non-classée] constituée principalement de cartes postales » (p. 296) : le lecteur ou la lectrice peut ainsi découvrir ces missives dans l’ordre et mesurer les différences entre ce discours lié à l’intimité du journaliste et ses comptes rendus dans la presse. Cette partie de l’archive permet pleinement de « considér[er] le reporter en tant qu’instance d’énonciation de la guerre, mais aussi en tant qu’être sensible » (p. 17), comme l’annonce P Schill dans sa préface. Ici encore, on regrette toutefois le fait que le texte des missives soit uniquement retranscrit (à l’exception d’une lettre reproduite dans sa version manuscrite, p. 306), un choix éditorial qui ne permet pas de saisir l’archive dans sa matérialité : Chérau ayant principalement envoyé des cartes postales à sa famille, il aurait pu être intéressant de donner accès à leur matérialité ou aux images présentes sur leur verso (seules deux d’entre elles sont reproduites, p. 290).

5Enfin, la première partie de l’ouvrage s’achève avec un court récit de la plume de Chérau intitulé « Sur le trésor des caravanes », publié à l’origine en 1926 dans un recueil collectif, dans lequel l’auteur revient sur son expérience à Tripoli.

Commenter l’archive

6La première partie de Réveiller l’archive d’une guerre coloniale offre par ailleurs un riche commentaire historique des différents documents publiés. Dans le chapitre introductif, intitulé « Un correspondant de guerre en Tripolitaine » (p. 25‑30), l’historien présente le personnage de Chérau et les différents aspects de son métier de photoreporter de guerre. On y découvre notamment la dimension fortement orientée de son point de vue : en effet, le journaliste est employé par un journal qui « se distingue par une restitution des faits uniformément favorable aux Italiens » (p. 25), et son séjour en Libye se fait entièrement sous la tutelle de l’armée italienne. P. Schill pointe ainsi d’entrée de jeu la perspective propagandiste du discours et des photographies de Chérau.

7Par ailleurs, chacun des pans de l’archive est introduit par un commentaire de l’historien, qui facilite sa compréhension : les clichés sont présentés dans « L’archéologie d’un reportage photographique », chapitre dans lequel est notamment évoqué le statut « hybride » (p. 36) de ces images, car certaines ont été réalisées par Chérau en vue d’une publication dans la presse et d’autres pour des raisons personnelles et pour un usage privé.

8Les articles du journaliste publiés dans la presse sont introduits dans « L’écrivain au risque de l’écriture de reportage », qui présente le dispositif mis en place par Le Matin pour couvrir le conflit en Libye, impliquant la présence de deux reporters sur place — Gaston Chérau et Louis André —, dont les tâches sont différentes :

[d]e Chérau, [la rédaction] attend une narration dans la veine du grand reportage, une écriture qui partage un esprit « voisin » du roman naturaliste et ne se limite pas à la restitution des faits mais développe les « à-côtés » de l’événement. André se retrouve cantonné à la chronique des épisodes militaires. (p. 228)

9Ce chapitre commente par ailleurs les différents usages des photographies dans les articles, liés au statut particulier de « reporter‑photographe » (p. 231) de Chérau : l’image « réduite à illustrer un article pour stimuler la lecture » (p. 231), une « narration combinée entre l’écrit et l’image » (p. 231), et enfin l’image « autonome dans un récit visuel : les photos condensent l’information et s’affranchissent de tout texte en dehors du titre et des légendes » (p. 232). Dans la dernière partie de ce chapitre, P. Schill analyse également la circulation des clichés de Chérau dans d’autres journaux, une diffusion qui « éclaire les modalités de circulation des photos d’actualité dans un marché en plein essor, impliquant non seulement les journaux et les agences de presse, mais aussi le correspondant de guerre lui‑même. » (p. 236).

10La correspondance est introduite par le texte « La guerre dans ses replis intimes », dans lequel P. Schill explicite l’intérêt de la publication de ces lettres, qui « révèle[nt] l’impact de la guerre dans un registre intime faisant du courrier le refuge d’une sensibilité mais aussi de positions contraintes voire tues dans son expression publique » (p. 291). L’historien revient dans un second temps sur la matérialité de ces écrits, rédigés pour la plupart sur des cartes postales de deux types : « celles à caractère purement touristique […] et d’autres représentant l’affrontement en cours, produites en masse dès les premières semaines du conflit » (p. 293‑294) ; Chérau utilise principalement les premières, qui « détournent l’attention de la lectrice vers l’exotisme du voyage » (p. 294). Bien que l’on regrette de n’avoir accès que partiellement à ces cartes dans l’édition de l’archive proposée par P. Schill, cette introduction permet de se faire une idée du support sur lequel les textes qui suivent ont été rédigés.

11Quant au récit écrit par Chérau en 1926, il est suivi d’un commentaire intitulé « L’avènement d’une littérature d’expérience ». Ce dernier évoque les différentes tentatives de Chérau d’écrire sur son expérience en Afrique, avortées pour des raisons financières et professionnelles, avant de finalement publier ce texte quinze ans plus tard grâce à Georges Bourdon, président du syndicat des journalistes (p. 358). Cette postface de Schill se concentre ainsi sur la genèse de la nouvelle, et n’en propose pas un commentaire textuel détaillé ; on trouve toutefois quelques éléments relevant d’une telle analyse dans la dernière partie du commentaire général qu’il fait de l’archive, à la fin de la première partie de l’ouvrage (cf. infra).

12À la suite de ces divers documents, on trouve un long chapitre intitulé « Écrire la guerre. À l’épreuve de l’Histoire » (p. 361‑399), avec lequel P. Schill clôt la partie proprement historique de son ouvrage. L’auteur y montre comment le discours de Chérau s’insère dans un dispositif de propagande plus large mis en place par les Italiens, visant à « façonner la figure d’un ennemi libyen, traître et bestial » (p. 363). Mobilisant différents articles rédigés par des journalistes « invités » en Libye par les autorités militaires, P. Schill montre comment les textes et les photographies alimentent l’« entreprise de persuasion italienne » (p. 370). L’historien accorde une place particulière dans son analyse à la publication de clichés de corps suppliciés dans la presse : les dépouilles de soldats italiens, d’une part, dont la représentation fait office de « preuve de la barbarie ennemie » (p. 374), et celles des insurgés libyens, de l’autre, dont la réception est « orient[ée] […] dans le sens d’un “juste châtiment” des “traîtres” à l’aide de légendes et, pour la presse, d’articles auxquels elles sont souvent associées. » (p. 377). La deuxième partie de l’article se penche quant à elle sur les usages plus tardifs des images de Chérau, et notamment leur récupération par la figure de Vigné d’Octon. Dans un article publié en 1914, ce dernier utilise les images prises en Libye par le correspondant du Matin pour en faire un argument anticolonial, inversant ainsi leur discours d’origine. Vigné d’Octon commente les photos « de manière à [en] faire […] des preuves génériques des crimes des puissances coloniales européennes au moment où la France et l’Italie cherchent à abattre la résistance des populations locales au Maroc et en Libye » (p. 386). Toutefois, cette « re‑politisation » des images de Chérau relève d’une double falsification : Vigné d’Octon les présente comme réalisées en 1914 alors qu’il sait qu’elles datent de 1911, et fait passer la photo du corps mutilé d’un soldat italien pour une image du cadavre d’un autochtone. Schill commente enfin la « réminiscence littéraire » du conflit italo‑turc sous la plume de Chérau en 1926, en montrant comment ce texte témoigne d’un changement de posture de l’écrivain. En effet, dans ce récit, « l’homme qui était aux côtés des Italiens se mue quinze ans plus tard, à travers les propos d’un vieux Tripolitain, en ‘ami’ des Arabes » (p. 389). Ainsi, Schill prouve que les images de la guerre sont toujours dépendantes du discours que l’on y adosse, ce que résume notamment l’historien du visuel Laurent Gervereau :

[…] il n’existe pas d’image « vraie » de la guerre, mais des points de vue différents qui se recoupent. La guerre est réelle, cruelle. Sa représentation, immanquablement prismatique. Méfions-nous alors des « résumés » par l’image. Ils tordent les faits. L’image est toujours un reflet, une interprétation. Ni une preuve, ni une illustration.1

13Ainsi, ce chapitre situé immédiatement après l’archive permet de saisir l’enjeu central de sa publication aux yeux de P. Schill : montrer la dimension inévitablement orientée de toute représentation d’un conflit, qu’elle soit textuelle ou photographique.

Réveiller l’archive

14La deuxième partie de l’ouvrage, intitulée « À fendre le cœur le plus dur. Regards croisés sur une archive. Art contemporain, danse, littérature, histoire », revient sur un autre aspect essentiel du travail effectué par P. Schill à partir de l’archive de Chérau : en effet, après avoir découvert les photographies des pendus, l’historien, « avant même de mener son enquête […], a confié l’archive trouvée en 2008 (une trentaine de photographies, à ce moment‑là) à différents artistes afin qu’elle bénéficie d’une interprétation et d’une divulgation nuancées, plurivoques et sensibles » (p. 403), comme le résume Caroline Recher dans l’article ouvrant ces « regards croisés », intitulé « Le projet À fendre le cœur le plus dur : une “Histoire sensible” polyphonique ». Convaincu que son seul discours d’historien ne suffirait pas à donner à sentir « la puissance sensible de ces images » (p. 12), P. Schill a conçu un projet d’exposition autour de celles-ci en demandant à deux écrivains — Jérôme Ferrari et Olivier Rohe —, un chorégraphe — Emmanuel Eggermont — et une plasticienne — Agnès Geoffray — de travailler à partir des différents documents constituant l’archive. Les œuvres produites — l’essai À fendre le cœur le plus dur, la pièce Strange Fruit et le diptyque Les Regardeurs — ont été intégrées à l’exposition À fendre le cœur le plus dur – Témoigner la guerre / Regards croisés sur une archive, présentée en 2015 au Frac Alsace. C’est sur celle‑ci que revient l’article de C. Recher : l’autrice y explique comment « le questionnement autour de la signification et de la possibilité même de “témoigner la guerre” était placé au cœur de l’exposition » (p. 408). Le texte est accompagné de plusieurs photographies des œuvres permettant de saisir le projet dans sa matérialité. C. Recher développe également dans la partie conclusive de son article la notion d’« Histoire sensible » et les avantages d’une collaboration entre historiens et artistes :

[l]’historien a été le garant de l’exactitude historique, et ses recherches fouillées, autant autour de l’auteur des photographies que du contexte géopolitique, culturel et éditorial, ont fourni aux artistes et aux deux autres commissaires d’exposition une palette nuancée où puiser avec confiance. Ces derniers, en retour, ont permis à l’historien de se poser d’autres questions – représentation, statut de l’image, esthétique, régime d’adhésion et de croyance aux photographies, etc. –, d’élargir le tableau et le propos, de tisser des liens. (p. 415)

15Les articles suivants commentent chacun la démarche d’un des artistes ayant collaboré avec P. Schill. Le texte de Smaranda Olcèse intitulé « Fragments d’un journal de la création. Strange Fruit d’Emmanuel Eggermont » se penche tout d’abord sur la création d’une pièce par le chorégraphe à partir des documents liés à Chérau. La contribution se présente sous la forme d’un journal, structuré par les différents moments de la création et rythmé par des citations tirées d’entretiens avec le metteur en scène. L’autrice se base ainsi principalement sur le discours tenu par ce dernier sur son œuvre pour la commenter et l’expliquer.

16Mathieu Larnaudie propose quant à lui, dans son article intitulé « Des images et des armes, sur À fendre le cœur le plus dur de Jérôme Ferrari et Olivier Rohe », un commentaire de l’essai rédigé par les deux écrivains à propos des différents documents constituant l’archive de Chérau, dans lequel ils ont souhaité éloigner cette dernière de son discours propagandiste d’origine, et « instituer par l’écriture une nouvelle relation à l’image, qui prenne acte de sa vocation — signaler l’existence d’un dehors qui l’excède, dégager un chemin vers la pensée, ici la pensée historique — et d’en faire usage »2. M. Larnaudie revient donc sur cet « usage » particulier du matériau archivistique que proposent Ferrari et Rohe : il montre que

[si] Ferrari et Rohe ne font pas œuvre d’historiens, n’y prétendent pas[,] si, de même, ils précisent d’emblée avoir sciemment évité la faute éthique qui eût consisté à évoquer le sort de ces pendus par le moyen d’une fiction littéraire, c’est que leur question est essentiellement liée à celle de la représentation, de ses moyens, de ses intentions, de ses effets, qu’ils analysent méticuleusement. (p. 438)

17Ce commentaire synthétise de manière efficace la démarche des deux écrivains ; on regrette toutefois qu’il se limite trop souvent à une explication des intentions affichées par les auteurs, sans proposer d’ouverture critique sur leur ouvrage. Il aurait notamment pu être pertinent de commenter le texte dans une perspective générique, en montrant comment il s’insère dans une tendance plus large de l’écriture des archives3, ou encore en interrogeant en termes idéologiques son inscription (revendiquée par les auteurs) dans la réflexion sur les conflits néocoloniaux du tournant du xxisiècle, comme la guerre en Irak.

18L’article suivant, « Les temps de la photographie, les temps du regard » de Caroline Recher, s’intéresse à l’œuvre créée par la plasticienne Agnès Geoffray dans le cadre du projet de P. Schill. L’autrice y propose une réflexion sur la photographie, qui « porte en elle une double temporalité : celle de sa production et celle de sa réception » (p. 444), et sur la possibilité d’exposer pour le spectateur actuel des clichés d’une violence passée. En mobilisant notamment les théories de Luc Boltanski sur la « souffrance à distance »4, C. Recher montre comment le projet de P. Schill, après s’être heurté à une distance à la fois géographique et temporelle face à la violence des clichés de Chérau, est parvenu à « ressucit[er] [le récit de la guerre] du point de vue européen, avec toutes les remises en question et les interrogations liées à ce point de vue » (p. 452).

19Enfin, la deuxième partie de l’ouvrage se referme sur une contribution de Quentin Deluermoz, « Les voix de l’historien », commentant la démarche de P. Schill, et montrant que ce dernier

veut rappeler que la trace matérielle du passé n’appartient pas aux seuls chercheurs, qu’elle fait écho de multiples façons à notre présent, éveille d’autres inquiétudes et d’autres curiosité, suscite d’autres usages. Présentée sous forme brute et fragmentée, cette série de photos de pendaison vibre d’une autre énergie en ce début de xxie siècle. Et cette énergie peut être rendue palpable, performative. (p. 458)

20Résumé intéressant des intentions de l’historien, ce chapitre conclusif est également représentatif du fait que le projet de P. Schill est principalement commenté au prisme du discours de ses acteurs (E. Eggermont, J. Ferrari et O. Rohe, l’historien lui‑même…), ce qui rend les quelques incursions de la sociologie — notamment avec L. Boltanski dans l’article de C. Recher — particulièrement bienvenues pour accéder à un regard critique sur le parti‑pris qui sous‑tend l’ouvrage. En définitive, Réveiller l’archive d’une guerre coloniale constitue une rencontre réussie entre différentes formes éditoriales, se situant au croisement du catalogue d’exposition très détaillé, de la réunion d’articles scientifiques et de la présentation de projets artistiques ; le lecteur ou la lectrice doit ainsi avoir conscience d’entrée de jeu de cet aspect hybride de l’ouvrage pour profiter pleinement des points de vue multiples qu’il associe, qui permettent une plongée inédite et passionnante dans un épisode peu connu de l’Histoire coloniale.