Acta fabula
ISSN 2115-8037

2020
Janvier 2020 (volume 21, numéro 1)
titre article
Grazia Grasso

Rousseau à la loupe

Rousseau under the microscope
Laurence Viglieno, Psychocritique de Rousseau, édité et présenté par Érik Leborgne, Paris : Hermann, collection « Fictions pensantes », 2019, 258 p. EAN : 9791037000989.

1Le volume Psychocritique de Rousseau publié aux éditions Hermann par les soins d’Érik Leborgne réunit onze articles fournissant un panorama du travail accompli par Laurence Viglieno sur l’œuvre de Rousseau saisie dans son intégralité (correspondance comprise). Sa méthode de lecture, inspirée par les écrits de Freud sur la littérature et les productions artistiques, s’est nourrie de la psychocritique élaborée par Charles Mauron dans L'Inconscient dans l'œuvre et la vie de Racine (Ophrys, 1957) et Des métaphores obsédantes au mythe personnel (Corti, 1962), mais aussi des contributions cliniques de Mélanie Klein. Sa démarche est une exploration de la fantasmatique des textes, en associant lecture psychocritique et herméneutique littéraire. L. Viglieno a pu conduire ainsi une « psycholecture » (Gérard Genette) de Rousseau en s’orientant vers une explicitation de la fantasmatique des textes. Cette méthode rigoureuse articule strictement hypothèses freudiennes sur le fonctionnement de l’inconscient, lecture psychocritique et interprétation littéraire. Il ne s’agit pas de révéler le « mystère de l’écrivain » ni de brosser un nouveau « portrait de l’artiste », mais d’identifier les éléments archaïques de la fantasmatique rousseauiste, à partir de sa « dramaturgie interne », telle qu’elle peut être reconstituée par la superposition de réseaux d’associations ou d’images obsédantes créant des fantasmes récurrents – comme celui de « l’enterré vif » qui parcourt les dix dernières années de Rousseau (« Le fantasme de l’enterré vif dans les Rêveries, ou le complexe du Cyclope », 1978).

La place de la femme

2Grâce à son exacte connaissance du corpus rousseauiste, L. Viglieno nous fait voyager à travers les œuvres les moins étudiées, dégageant les traits les plus anciens de la personnalité psychique du Genevois mal aimé dans sa propre patrie – « la petite mère a des griffes », écrira plus tard Kafka en parlant de Prague (lettre à Max Brod). Dans le premier article (« Narcisse auteur dramatique, ou “pour introduire le narcissisme” de Rousseau », 1977), L. Viglieno relève l’intense besoin d’un amour maternel et protecteur manifesté dans les répliques de Valère, ce Narcisse mondain efféminé. Le personnage est à bien des égards une projection des deux tendances profondes de Rousseau : la féminité latente et le manque de maturité ou d’aisance dans ses relations aux autres, en particulier lorsque se pose la question du choix d’objet avec l’entrée dans la sexualité adulte (p. 26). La soumission de Valère à sa promise Angélique, « femme manifestement maternelle », plus sage et plus mûre que lui, qui le traite avec indulgence et pitié, est l’occasion pour Rousseau d’évoquer la recherche désespérée de la mère perdue (p. 31). Mais l’interprétation de L. Viglieno va plus loin : elle perçoit dans cette œuvre de jeunesse, les deux « tentations » présentes dans les grandes œuvres de Rousseau, à savoir le retour à l’enfance et le refus des différences sexuelles. Par rapport à la première, l’écrivain est prêt à reconnaître dans ses Confessions qu’il est resté toujours un grand enfant, au contraire des œuvres de la maturité dans lesquelles il refuse avec force de reconnaître sa féminité latente (p. 33). Cependant, celle-ci continue à exister, sublimée sur le plan de l’esprit, lorsque dans La Nouvelle Héloïse Claire déclare à Julie : « dis-moi, mon enfant, l’âme a-t-elle un sexe ? » (cité p. 32).

3La quête de la mère disparue, mais toujours présente dans l’inconscient sous forme d’imago maternelle, est le sujet de l’article « Julie ou la nouvelle Eurydice. Mort et renaissance dans La Nouvelle Héloïse » (1991), judicieusement suivi dans le volume de « Rousseau et l’interprétation des rêves » (1996) qui apporte un élément théorique essentiel sur la manière dont l’écrivain a trouvé une forme textuelle originale pour traduire le fantasme, à partir du topos du songe prémonitoire. Plusieurs contributions portent sur cette féminité latente de la personnalité de Rousseau, et même un désir de fusion totale avec la « mère Nature » (p.93), identifiés dans des œuvres où la place de la femme peut sembler a priori minoritaire : « L’image de la femme dans Les Rêveries » (1998) ou encore « Rousseau et les femmes dans les Dialogues. Un pourceau d’Épicure ou un Xénocrate ? » (2010).

De la sexualité

4La lecture psychocritique conduite par L. Viglieno permet de dégager les traits de la fantasmatique rousseauiste par rapport aux représentations et à l’idéologie de la sexualité à son époque. Rousseau identifie, à la suite de Marivaux, la construction individuelle du sujet depuis l’enfance jusqu’à l’accès à la sexualité génitale, en prenant soin de distinguant les « besoins du sexe » de ceux de « l’individu » (Confessions, livre ix). Telle est aussi la démarche de L. Viglieno dans son article « L’éducation sexuelle d’Émile : les mots pour l’écrire » publié en 2012 dans l’ouvrage collectif La Question sexuelle dans l’œuvre et la pensée de Rousseau1. On trouvera dans ce recueil Psychocritique de Rousseau une même attention aux représentations du corps, désirant et désiré, dans la contribution déjà citée sur le fantasme de l’enterré vivant, ou dans les cinq articles consacrés à La Nouvelle Héloïse. Désir d’objet, mais aussi crainte, répulsion, angoisse : telles sont les sentiments ambivalents que Rousseau exprime à l’égard de la sexualité, et dont il retrace la genèse dès le premier livre des Confessions. De là les « contradictions » qu’on a souvent attribuées à l’auteur, alors qu’elles sont avant tout le résultat de circonstances, nées d’un rapport complexe aux interdits, notamment à la loi paternelle. Pour saisir cette construction individuelle riche de sens telle qu’elle se manifeste dans la fiction à travers les relations conflictuelles des personnages, L. Viglieno propose plusieurs types de lectures croisées : La Nouvelle Héloïse et Clarissa Harlowe (« Richardson et Rousseau devant la loi du père : tentative de psychocritique comparée », 1974), les amours de Milord Bomston comparées à l’histoire de Mme de la Pommeraye et du marquis des Arcis (« Manuscrit calciné, manuscrit occulté, d’un mariage scandaleux imaginé par les deux frères ennemis », 2000), ou encore une relecture de la Julie à la lumière de Polyeucte (« Amour profane, amour sacré. Résonances cornéliennes dans La Nouvelle Héloïse », 2002). Les études critiques sur cette « appendice » de la Julie que sont « Les amours de Bomston » (texte loué par Balzac, fin lecteur de Rousseau, dans sa Fille aux yeux d’or) sont trop rares pour ne pas signaler l’importance de cette remarquable analyse des enjeux profonds d’une fiction aussi « bizarre » (pour reprendre le mot même de Rousseau).

5Laurence Viglieno a fait évoluer la pratique de la lecture freudienne des textes, dans une direction non dogmatique, en revisitant l’imaginaire des principaux écrivains du xviiie siècle, puisqu’elle a travaillé également sur Diderot, Laclos, Prévost, Mme de Staël et Richardson. Le recueil s’articule en deux sections : la première est centrée sur le Narcisse et les textes autobiographiques, la seconde porte sur La Nouvelle Héloïse et le théâtre de Rousseau. Onze chapitres au total, correspondant à autant d’essais publiés en l’espace de quarante ans, renouvelant avec bonheur l’approche du corpus rousseauiste.