Ces monstres qui confèrent à l’éternel féminin & à son pendant masculin un statut mythique : Mélusine & Barbe‑Bleue
1L’essai d’Alain Montandon explore deux célèbres mythes littéraires – celui de Mélusine et celui de Barbe‑Bleue – sous l’angle de la sociopoétique. L’approche, telle que Montandon la définit dès l’introduction, vise à mettre en évidence les représentations sociales qui travaillent de l’intérieur les principales réécritures des deux mythes, ces œuvres étant dès lors étudiées pour leur capacité à refléter quelques‑uns des discours propres à la culture et à l’époque qui sont les leurs. Le corpus retenu semble faire abstraction de toute frontière spatio‑temporelle comme de toute limite de genre : du Moyen Âge jusqu’aux productions contemporaines, l’essayiste se penche sur diverses aires géographiques occidentales, s’intéressant tout aussi volontiers à des œuvres romanesques que lyriques, à des réécritures théâtrales et filmiques, et même à des contes pour enfants. Le choix des deux mythes en question est justifié par le fait que tous deux ont en commun de traiter de la distinction entre les sexes et, par conséquence, de la question des identités féminine et masculine. La logique différentielle est, dans le cas de Mélusine comme dans celui de Barbe‑Bleue, sous‑tendue par une dynamique qui oscille entre l’attrait irrépressible pour l’autre sexe et l’effroi que suscite la découverte de sa véritable nature. Montandon présente Mélusine et Barbe‑Bleue comme des figures cosmologiques monstrueuses, dont chacune incarne d’une certaine manière le double inversé de l’autre : toutes deux partagent en effet la nécessité de préserver le secret de leur monstruosité, tandis que c’est l’interrogation vis‑à‑vis de cette essence cachée qui motive le désir – désir de (sa)voir – qu’éprouve le sexe opposé à leur encontre. Autrement dit, l’irrésistible pouvoir d’attraction exercé par ces deux archétypes réside dans le secret qui constitue leur différence ; ils sont désirés en tant que représentations de l’Autre. La longévité des deux mythes, dont la vitalité et le pouvoir de fascination sont encore largement attestés aujourd’hui, confirme par ailleurs l’intérêt de leur consacrer un essai.
Mélusine
2Une fois la légitimité de son approche et de son corpus exposée, Montandon fait le choix de diviser son essai en deux parties, respectivement consacrées à l’étude de chacune de ces deux figures mythiques. L’antériorité du mythe mélusinien l’incite sans doute à commencer par celui‑ci, en retraçant ses principales réécritures depuis les quelques textes moyenâgeux qui font déjà état du récit jusqu’aux poèmes écrits par Nelly Sachs au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Toutes les versions mettent en scène un héros qui, alors qu’il s’est éloigné de ses compagnons ou de sa cité, fait la rencontre d’une jeune femme venue d’on ne sait où et semblant l’attendre ou nécessiter son aide. Cette jeune personne accepte de retourner son amour au héros, à condition que celui‑ci respecte un interdit, qui touche l’essence surnaturelle de ce personnage féminin. L’interdiction est transgressée et le récit s’achève sur une fin malheureuse, le héros se voyant puni par la disparition de l’être aimé.
3Si l’existence de la fable est attestée auparavant, la fée ne reçoit vraisemblablement son nom de Mélusine qu’à la toute fin du xive siècle, dans le récit de Jean d’Arras. C’est par une comparaison de cette version avec celle de Coudrette qui lui est postérieure d’une dizaine d’années que Montandon commence véritablement son analyse sociopoétique. Il choisit de délaisser les considérations autour des différences structurales qui singularisent les deux projets d’écriture, renvoyant à plusieurs études scientifiques qui lui permettent de faire l’économie de ce propos. Dans les récits médiévaux de Jean d’Arras et de Coudrette, la rencontre du héros avec la femme surnaturelle sert à la fois à garantir la valeur d’une lignée (conformément à la fonction de la création littéraire à l’époque, rappelle Montandon) et la prospérité de ses terres. Mélusine entretient en effet dès le Moyen Âge un lien privilégié avec la nature, qu’elle a la capacité de rendre particulièrement féconde. La fée engendre non seulement une multitude d’enfants, mais garantit également l’essor économique de la cité : sa représentation, affirme Montandon, se trouve de la sorte nourrie de l’idéal médiéval du féminin. La délicatesse de ses traits, sa jeunesse et les riches parures dont elle est ornée sont des symboles des valeurs qu’elle incarne. Par opposition, le masculin est dépeint dans ces récits porteur d’une violence qui ne semble engendrer que le malheur. Outre cette opposition entre une fertilité toute féminine et un masculin destructeur, les deux récits médiévaux donnent à Montandon l’opportunité de souligner deux caractéristiques plus étranges de Mélusine, qui participent selon lui à la constitution mythique de cette figure : elle fait preuve dans toutes ses actions d’une étonnante indépendance et se singularise par sa nature féerique bipartite ; entre la nymphe et le serpent, Mélusine se voit prêter des attributs tantôt hybrides, tantôt hermaphrodites. Elle apparaît ainsi d’emblée dotée d’une certaine monstruosité dont elle ne se départira jamais.
4Mélusine conserve en effet son ambiguïté au cours des siècles. Le récit fait l’objet de nombreuses traductions durant les xve et xvie siècles, tandis que le folklore mélusinien gagne en persistance. Elle demeure néanmoins à cette époque un personnage de second plan. Montandon considère que c’est à partir de l’époque romantique que le mythe acquiert véritablement une place et une fonction dans le système de représentation, soit deux qualités qui lui faisaient encore défaut aux siècles précédents. Parallèlement, la puissance matriarcale de Mélusine s’estompe peu à peu, au profit d’une exposition des disparités qui séparent tous les couples. Le mythe se met à témoigner de l’échec répété de la relation amoureuse entre un homme et une femme.
5Chez Goethe, qu’inspirent deux sources du xviiie siècle, la monstruosité de Mélusine la transforme en miniature : la nuit, la malicieuse jeune femme retrouve sa véritable apparence, qui lui permet de vivre dans une coquette chambre aménagée… au sein d’une petite boîte. Si elle représente toujours la fécondité et la prospérité, la Mélusine de Goethe se dote d’une ironie mordante, par le biais de laquelle le philosophe moque l’institution matrimoniale. L’éloignement des époux est matérialisé par la présence du coffret, au travers de la serrure duquel le mari épie sa femme miniature. L’opposition entre les sexes, symbolisée par la divergence entre les aspirations de Mélusine et celles de son mari, traduit une inquiétude de l’époque : celle de la transformation de la femme aimée, que le mariage condamne à l’embourgeoisement. L’attitude active et rationnelle de l’homme contraste avec le flegme et l’émotivité qui caractérisent la jeune femme.
6L’influence de Goethe se fait ressentir dans le traitement que le romantisme allemand réserve à la figure de Mélusine. Le mythe devient, au début du xixe siècle, une opportunité de discuter la question de l’origine face à la violence de l’histoire. Mélusine revêt alors une forme persécutée ou persécutrice : mère sacrifiée ou, au contraire, femme serpent responsable de la chute de l’humanité. Autrefois aussi proche de la terre que de l’eau, Mélusine entretient durant tout le xixe dans les pays germanophones une proximité avec les naïades, les Ondines et autres Lorelei. Montandon le prouve, d’une part, par quelques références à des opéras et, d’autre part, en analysant plus longuement la réécriture du mythe à laquelle se livre Ludwig Tieck. Mélusine devient sous sa plume une allégorie de la nature, qui inspirera par la suite de nombreux romantiques. La fée se présente alors – et dans l’œuvre de Grillparzer tout particulièrement – comme un être capable de pressentir la vérité qui se cache derrière le dicible et le visible, et à laquelle elle initie l’homme qui ne peut a priori rien en savoir. Mélusine accède de la sorte au statut de muse : elle ouvre la voie qui sépare le monde des choses de celui de l’Art, envisagé comme force supérieure de la vie. Le mythe traduit l’idéal romantique de l’artiste, auquel il appartient de traduire dans le monde réel la perfection d’un monde destiné à demeurer hors de portée du commun des mortels. Il n’y a qu’un pas vers la conception essentialiste de l’éternel féminin.
7En France à la même époque, Mélusine conserve son statut de fée bourgeoise, représentative de la société capitaliste naissante du xixe siècle. Les réécritures qui lui sont consacrées radiographient le statut que l’organisation patriarcale réserve à la femme. Chez Nerval, Mélusine se confond avec d’autres figures féminines mythiques pour devenir une créature de la perte. La fée possède toutefois également une fonction inspiratrice, qui permet à Montandon de situer Nerval entre les traditions germanophone et francophone. Tout d’abord idéalisée, Mélusine revêt bientôt – dans les œuvres de Musset, Balzac ou encore Barbey d’Aurevilly – les atours stéréotypés d’une séductrice bourgeoise, aussi tentatrice que désabusée. Elle ensorcelle les hommes, dont elle réveille la part animale, les rendant étrangers à eux‑mêmes. Elle gagne en perversité et en narcissisme, au point d’incarner la figure de la femme fatale : croqueuse d’hommes, elle fascine ceux‑ci par sa nature orgueilleuse et mystérieuse. Son caractère hybride, que Montandon avait pris soin de souligner dès les premiers temps du mythe, sert la représentation d’une société chaotique et divisée.
8Si Montandon évoque rapidement les auteurs français qui précèdent, il consacre en revanche une longue analyse à Nana de Zola, dans l’objectif de dresser, à travers le basculement de l’héroïne depuis la figure blonde de Vénus à celle de Mélusine, le portrait des représentations sociales de l’époque. Comme dans le reste de l’essai, les propos de Montandon sont nourris de la compilation de divers travaux scientifiques, auxquels il ne manque pas de faire référence. La démonstration est convaincante et conduit une nouvelle fois à mettre l’hybridité du personnage féminin – « à la fois mère et amante, maternelle et sexuelle, dominée et dominante, passive et active, populaire et aristocratique, hétérosexuelle et homosexuelle, voilée et dévoilée, Vénus et Messaline » (p. 95) – au service d’une critique acerbe de la société de l’époque. Quelques pages sur Jean Lorrain et Joséphin Péladan permettent à Montandon de clôturer cette partie consacrée aux auteurs chez lesquels la représentation de la dualité de cette femme aquatique sert la satire de la société.
9Vient ensuite un chapitre plus court consacré à la dénonciation du stéréotype féminin, c’est‑à‑dire d’une représentation de la femme réduite à sa fragilité, sa fécondité et sa langueur. Catalyseur des discours qui secouent la société, Mélusine apparaît chez Fontane, Hellens et, par un saut plus brutal dans le temps, Byatt, comme une figure qui fait face aux représentations conservatrices pour se tourner vers la modernité. Montandon la montre chez ces auteurs gagnant indubitablement en autonomie et se libérant de la négativité attachée à son hybridité. Le poète célèbre toutefois toujours un féminin qui demeure, avec Mélusine en guise d’archétype, du côté de l’imagination et de la création artistique.
10Enfin, Montandon évoque quelques œuvres qui exploitent tout particulièrement la proximité originelle de Mélusine avec l’élément terre. Dans la pièce de Goll, l’essence féerique de Mélusine lui permet de rallier des forces secrètes de la nature, et de moquer de manière vaudevillesque le pragmatisme de son mari et les aspirations sociales et économiques de sa mère. L’hybridité monstrueuse de Mélusine est ici mise au service de l’expression de la nature multiple et changeante du poète lui‑même, en même temps qu’elle traduit le pessimisme contemporain lié à l’expansion démesurée de la technique et du progrès dans le monde. Chez Alina Reyes, Mélusine est déclinée sous la forme de trois avatars qui permettent au mythe ancestral de la femme originelle de croiser des incarnations contemporaines ayant hérité de son érotisme. Parmi ces Mélusine particulièrement proches de la nature, Montandon cite encore un roman signé Marie de La Montluel, qui sert la cause écologique en dressant un sévère procès de la société industrielle et des divers types de pollution qu’elle génère.
Barbe-Bleue
11La deuxième partie de l’essai présente le mythe de Barbe‑Bleue comme plus récent que celui de Mélusine. Montandon attribue sa création à Charles Perrault, se contentant de renvoyer en notes à certains travaux s’efforçant de retracer les diverses sources orales et folkloriques du mythe. Partant de la perception du conte comme fable par excellence de la domination patriarcale, Montandon n’introduit toutefois le concept de « masculinité » – qu’il définit rapidement en se référant à un essai de R. W. Connell – que pour ensuite en user indistinctement aux côtés du terme « virilité ». La lecture sociopoétique du mythe est précédée de quelques considérations à propos des connotations attachées à la couleur bleue de la barbe du monstre, de la capacité de sa mort à rétablir un ordre familial civilisé (c’est‑à‑dire régi par la tutelle d’un honnête homme, garant de l’essor économique et de la procréation du foyer) et, enfin, de l’interprétation sexuelle communément donnée à la transgression par la femme de l’interdit posé par son mari.
12On regretterait que ces sujets ne soient pas plus amplement discutés si Montandon n’y revenait dans ses analyses. Ainsi, se penchant tout d’abord plus en détails sur le conte de Perrault, il développe l’inadéquation de la figure de Barbe‑Bleue avec l’idéal de l’honnête homme, auquel le personnage semble en apparence se conformer. Montandon fait référence aux travaux de Ute Heidmann pour démontrer comment Perrault répond par l’ironie déployée dans ce conte à la satire de Boileau du beau sexe, en prenant le parti des Modernes et en rendant hommage à l’intelligence des femmes, ainsi qu’à leur capacité à déjouer l’autorité patriarcale abusive. Il nous semble toutefois judicieux de souligner que la polysémie du conte et de ses deux morales a pour effet de le prémunir contre toute interprétation univoque. Qu’on souscrive ou non à cette analyse, on peut affirmer avec Montandon que Perrault s’est vraisemblablement nourri des représentations de son époque sur le mariage et la sujétion des femmes. La richesse interprétative de son conte n’est certainement pas étrangère au nombre de réécritures qu’il a par la suite suscitées.
13Parmi toutes ces versions, Montandon regarde une nouvelle fois vers la culture germanophone et commence par s’intéresser à la réécriture du mythe par Frédéric II. Révélatrice de l’esprit des Lumières, l’œuvre se présente comme un commentaire théologique du conte, promu au rang de parabole, de sorte qu’elle moque de par sa forme l’Église et les Vérités que ses commentateurs prétendent découvrir dans leurs interprétations des textes sacrés. La démonstration par l’absurde de Frédéric II prend le parti de la science rationnelle en mettant le merveilleux au service de la satire anticléricale. Au siècle suivant, l’ironie change de tonalité pour se faire davantage structurelle. Le romantisme de Ludwig Tieck, par exemple, réhabilite les composantes fantastique et populaire du conte dans l’objectif d’user d’intertextualité, de transcender les contraires, de mélanger les genres et de complexifier la psychologie de ses personnages. Tieck, en véritable précurseur de la modernité, fait du conte de Barbe‑Bleue une comédie, où s’entremêlent le sérieux et la plaisanterie pour dépeindre la dualité de l’homme de manière proprement romantique. Un saut dans le temps d’une centaine d’années amène ensuite Montandon à considérer la pièce pour marionnettes de Georg Trakl. D’un tournant de siècle à l’autre, le ton a considérablement changé : le mythe de Barbe‑Bleue sert chez Trakl la représentation d’êtres livrés au sadisme et à la perversité, abandonnés de toute forme de transcendance autre que celle, mutique et insaisissable, du néant. C’est sur ces brèves considérations que Montandon clôt le chapitre consacré aux réécritures germanophones du mythe, pour retrouver ensuite la fin du xviiie siècle qu’il avait quitté un peu plus tôt et s’intéresser aux adaptations du conte à l’opéra.
14La liste des opéras qui se sont appropriés la figure de Barbe‑Bleue est longue. En bon représentant des Lumières, Michel‑Jean Sedaine produit tout d’abord, sur la musique d’André Grétry, un livret essentiellement centré sur l’action et la critique sociale de la noblesse. Viennent ensuite au xixe siècle plusieurs réécritures parodiques, parmi lesquelles Montandon retient surtout l’opéra‑bouffe d’Offenbach, dont il prend la peine d’introduire l’œuvre pour y situer ensuite Barbe‑Bleue. Les nombreuses pages qu’il consacre à Offenbach insistent sur la critique acide que l’issue tragi‑comique de cette réécriture du mythe permet de porter à l’encontre de la société du Second Empire, et plus particulièrement envers l’hypocrisie de l’ordre moral sur lequel cette société repose, largement tourné en dérision.
15Dans l’opéra de Maeterlinck, mis en musique par Paul Dukas, la figure féminine gagne en importance et en puissance. En la nommant Ariane, Maeterlinck enracine le conte dans une tradition mythologique grecque riche d’interprétations, tout en affirmant sa proximité avec le courant symboliste. L’essayiste perçoit Ariane comme un personnage novateur, en phase avec les revendications féministes de ce début de siècle. Si elle est en effet dotée de courage et d’esprit d’initiative, il nous semble quant à nous important de rappeler qu’Ariane incarne – tout comme la Mélisande de Maeterlinck, qui aurait mérité d’être étudiée dans la première partie de l’essai – un idéal féminin qui entérine, voire renforce, la différence entre les sexes. La jeune femme, chez Maeterlinck, occupe à l’égard de la Vérité une posture privilégiée ; son lien avec la nature lui permet de pressentir un envers du dicible et du visible au sein desquels elle évolue, envers auquel l’homme demeure au contraire irrémédiablement aveugle. C’est cette différence qui rend ultimement, dans le texte de Maeterlinck, la rencontre entre Ariane et Barbe‑Bleue impossible. Il est également dommageable que Montandon commente l’œuvre du poète et dramaturge belge à la lumière du seul contexte socio‑politique français, sans s’expliquer sur ce choix qui ne va pourtant pas de soi.
16Chez Bartók et Balázs, le schème de l’impossible rencontre devient « celui du mystère des consciences » (p. 243). Dans ce premier opéra proprement hongrois, l’amour est synonyme de fatalité : Barbe‑Bleue incarne la douloureuse conscience de l’inaccessibilité de la femme aimée et celle‑ci meurt de n’avoir pu échapper au fantasme de la fusion entre les êtres, et d’avoir forcé toutes les portes closes sur la monstruosité de Barbe‑Bleue, que ce dernier lui avait pourtant conseillé de laisser fermées. D’un être effroyable et stéréotypé, Barbe‑Bleue est devenu sous les plumes de Maeterlinck et Balázs une figure sensible et complexe, conclut Montandon.
17Quelques pages sont ensuite consacrées aux représentations de Barbe‑Bleue en artiste, avec un point de focalisation sur le roman de Kurt Vonnegut et sur le best‑seller d’Amélie Nothomb. Suit un chapitre à propos de la ridiculisation de l’archétype masculin monstrueux, depuis la fin du xixe siècle et durant tout le xxe siècle. Après quoi, Montandon détourne le titre du célèbre essai de Judith Butler – Trouble dans le genre – pour étudier brièvement les versions de Margaret Atwood, Angela Carter et Ingeborg Bachmann. Cette progression l’amène presque naturellement à identifier ensuite les principales réécritures analytiques du mythe. Il démontre comment celles‑ci s’emploient à expliquer les agissements de Barbe‑Bleue à la lumière de la psychologie du personnage et des mécanismes de domination et de refoulement qui caractérisent la société patriarcale occidentale à l’aube du xxe siècle (c’est‑à‑dire parallèlement à la naissance et à la diffusion de la psychanalyse). Ce chapitre se termine par l’évocation du roman postmoderne de Max Frisch.
18Montandon achève la partie de son essai consacrée à Barbe‑Bleue en constatant que les diverses réécritures parodiques du conte de Perrault n’ont pas – ou peu – impacté la littérature jeunesse. Contrairement à bon nombre d’autres figures monstrueuses, Barbe‑Bleue conserve dans les adaptations contemporaines pour enfants son caractère terrifiant. Montandon attire l’attention sur les différents procédés de détournement néanmoins utilisés dans ces versions contemporaines du conte, parmi lesquels on retiendra la fréquence des jeux réflexifs destinés à questionner les frontières entre imaginaire et réalité. La conclusion, un peu abrupte, concerne les réflexions identitaires auxquelles inviterait la violence de cette figure mythique.
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19Cet essai a le mérite de dresser un panorama relativement complet (sans avoir la prétention d’être exhaustif) des réécritures des mythes de Mélusine et de Barbe‑Bleue, dont il permet de mesurer la vitalité et la permanence dans l’imaginaire collectif au cours des siècles. Les considérations sur l’ancrage de chaque œuvre analysée au sein de son contexte socio‑historique, promises par l’approche sociopoétique mentionnée dès le sous‑titre, sont bien présentes mais demeurent relativement sommaires. À aucun moment le lecteur n’a affaire à une problématisation solide de la manière dont l’esthétique d’une œuvre tout à la fois traduit, interroge, voire influence les représentations et l’imaginaire social d’une époque : l’œuvre est presque systématiquement présentée comme un calque des discours socioculturels dominants – quand bien même il est précisé qu’elle s’emploie à en faire la satire. L’analyse ne s’intéresse que rarement à la manière dont certains textes, parce qu’ils dialoguent avec d’autres courants de pensée propres à leur époque (issus de la philosophie, des sciences ou des arts…), tout à la fois dépassent et renouvellent ces discours, de même qu’elle n’étudie pas l’influence des œuvres sur l’évolution des représentations collectives – celles des identités féminine et masculine et des relations entre les sexes en l’occurrence. On regrette aussi l’absence d’une réflexion plus profonde sur la proximité des figures de Mélusine et de Barbe‑Bleue : celle‑ci, pourtant annoncée dans l’introduction pour justifier la pertinence du corpus retenu, disparaît ensuite au profit de la simple juxtaposition de deux parties, qui peuvent se lire tout à fait indépendamment l’une de l’autre. L’épilogue, d’à peine plus d’une page, tourne court et laisse le lecteur sur sa faim. Il ne restera à celui‑ci qu’à mettre à profit les deux index et la bibliographie sélective fournie à la fin de l’ouvrage pour accéder à des travaux plus consistants. Enfin, l’essai aurait mérité une relecture plus attentive : le nombre de coquilles et l’inconstance de l’usage du trait d’union dans la dénomination de Barbe‑Bleue gêneront les lecteurs les plus scrupuleux.