Bourdieu coupeur de têtes
1L’œuvre de Pierre Bourdieu fait l’objet de nombreux commentaires, notamment (et paradoxalement) de la part de philosophes1. Un certain nombre d’articles ont déjà été consacrés à l’étude des relations de Bourdieu à la phénoménologie2. C’est néanmoins la première fois à notre connaissance qu’une étude entière et complète est consacrée à cette relation, et on ne peut que s’en féliciter.
Décapiter la phénoménologie
2L’ouvrage de Laurent Perreau, Bourdieu et la phénoménologie. Théorie du sujet social, n’est cependant pas exactement un ouvrage sur Bourdieu et la phénoménologie. L’intention fondamentale de cet ouvrage est en effet de montrer que la sociologie de Bourdieu n’est pas une sociologie « sans sujet », comme le prétendait Raymond Boudon (p. 275). Son sous‑titre l’indique : ce dont il est véritablement question, c’est de dégager dans l’œuvre du sociologue une théorie originale du sujet, en tant qu’il est socialement constitué. L’étude du rapport de Bourdieu aux travaux de Husserl, Sartre ou Merleau‑Ponty, pour ne citer qu’eux, joue le rôle de « matrice » de problèmes spécifiques ayant trait à cette théorie. L’examen des subversions et des conversions que l’œuvre du premier fait subir aux approches phénoménologiques permet en effet de mettre en évidence l’idée d’un « sujet social », qui intéresse au premier chef l’auteur3.
3Une telle ambition peut étonner, car s’il est bien une notion que Bourdieu vise à déconstruire, c’est celle de sujet, au profit de la notion d’agent. Lire Bourdieu en philosophe, qui plus est sous le prisme de la phénoménologie, de façon à dégager une théorie du sujet, cela pourrait apparaître comme une provocation, comme s’il s’agissait pour le philosophe de montrer que le sociologue ne peut pas échapper à cette philosophie qu’il n’a pourtant eu de cesse de critiquer.
4La mention du caractère « social » du sujet indique qu’il n’en est rien, et l’auteur prévient explicitement cette interprétation (p. 27). Il souligne la démarcation, la conversion et la subversion que le discours bourdieusien opère par rapport à la philosophie et au discours philosophique, notamment phénoménologique (p. 12‑26). Ces trois formes de relation critique interdisent d’avoir une lecture naïvement philosophique de Bourdieu. L’auteur assume de le lire en philosophe (p. 11), mais pour y trouver une théorie du sujet susceptible, en tant que théorie du sujet social, de venir inquiéter les philosophies qui sont aveugles à la structuration sociale de l’expérience vécue (p. 69).
5En tant que théorie sociale de la subjectivité, l’œuvre de Bourdieu doit néanmoins, selon l’auteur, permettre également de compléter une sociologie dont les procédures d’objectivation peuvent faire oublier la part de subjectivité des agents qu’elle étudie. Le « sujet » est un agent connaissant, certes socialement conditionné jusque dans sa connaissance et sa réflexivité, mais dont on ne doit pas nier la dimension subjective. S’il n’est donc en aucun cas question de réhabiliter le sujet phénoménologique en montrant que Bourdieu n’a pas pu ou su s’en défaire, il s’agit cependant de montrer qu’on ne doit pas « exclure trop vite la catégorie du “sujet” » (p. 30).
6En mettant en évidence ce que l’anthropologie de Bourdieu doit à la phénoménologie, l’auteur ne prétend pas relativiser sa nouveauté4, mais montrer que l’héritage est ici profondément subverti. Néanmoins, la subversion et le renversement ne va pas sans conservation, dans une dialectique toute hégélienne qui dépasse en conservant. On pourrait résumer l’enjeu de la façon suivante : l’œuvre de Bourdieu est traversée de concepts et d’analyses qui proviennent de la phénoménologie, et surtout d’une certaine attention à l’« expérience vécue ». Seulement, la phénoménologie se voit à la fois « remise sur ses pieds » et « privée de sa tête » (p. 25‑26) ou « décapitée » (p. 238)5, puisque ce qui relevait de la conscience intentionnelle se voit renvoyé au corps et aux conditions sociales de possibilité de structuration de l’expérience.
Le sujet social comme sujet décapité
7La première partie de l’ouvrage s’attache à mettre en évidence le lien entre la constitution par Bourdieu d’une anthropologie de la pratique, seule susceptible de permettre un dépassement de l’alternative entre subjectivisme et objectivisme, et la tentative d’échapper aux pièges épistémologiques du regard scolastique imposé par la pratique théorique. L’étude de la place des concepts et des analyses phénoménologiques dans les travaux de Bourdieu est l’occasion de dégager ce que l’auteur appelle une « anthropologie du sujet social » (p. 35). C’est l’objet du premier chapitre que d’aborder le rapport critique de Bourdieu à la phénoménologie, en ce que ce rapport motive en partie l’élaboration de cette anthropologie. Encore faut‑il distinguer entre la phénoménologie sociale, qui recouvre à la fois la phénoménologie transcendantale de Husserl, l’ethnométhodologie de Garfunkel et la sociologie phénoménologique de Schütz (p. 72), et le « cas Sartre » (p. 79‑83). L. Perreau souligne en effet la différence des critiques qui leurs sont adressées par Bourdieu : le subjectivisme qui est reproché aux premiers concerne leur ignorance des conditions sociales de connaissance, tandis que celui qui est reproché au second concerne davantage son ignorance des conditions sociales de la pratique (p. 82‑83). Cette distinction est importante, car si le rejet de la philosophie de Sartre est indéniable, le rapport de Bourdieu à la phénoménologie sociale est plus complexe.
8La portée critique du discours bourdieusien ne doit pas masquer le fait que Bourdieu continue de parler de « sujet » quand il s’agit de nommer l’instance de connaissance, à laquelle il adjoint cependant des conditions sociales de possibilité (p. 77). Bien plus, une fois actée qu’il est question de dépassement dialectique et non de simple conservation, l’auteur peut identifier la perspective de la phénoménologie sociale comme un point de vue « intégré » au propos bourdieusien, qui conduit à une lecture « “modérément” subjectiviste du concept d’habitus » (p. 87). La phénoménologie sociale fournit un apport positif par ses analyses de la connaissance familière et ordinaire du monde social (p. 88).
9Les trois parties suivantes ont pour objets des questions bien plus spécifiques, et sont autant d’occasions de mettre en évidence le contenu de « l’anthropologie du “sujet” social », qui « se déploie à partir de certains motifs particuliers de la critique adressée à la phénoménologie sociale comprise au sens large » (p. 95).
10La deuxième partie, intitulée « Normativités », montre ainsi que c’est la relecture par Bourdieu de la théorie phénoménologique de l’attitude naturelle telle qu’on la trouve chez Schütz (plutôt que chez Husserl, p. 122‑123), qui permet en partie d’expliquer que le monde de la pratique fasse sens (p. 115). Cette relecture se révèle par exemple à travers le concept bourdieusien de doxa.Cet apport phénoménologique ne va pas sans dépassement : l’attitude naturelle a des conditions sociales de possibilité, et l’ordre du sens et un ordre pratico‑social où s’exprime une normativité. C’est tout l’intérêt de l’introduction par l’auteur de cette notion d’« ordre du sens » (p. 111) que d’insister sur cette dimension du sens pratique comme mise en ordre de l’expérience et de la pratique, en tant qu’elle exprime un ordre social. Ce concept est censé permettre de rendre compte philosophiquement du sens de la pratique et constituer un premier aspect de l’anthropologie du sujet social. Si la pratique fait sens, c’est parce qu’elle reçoit son ordre d’une normativité sociale incorporée sous la forme d’un habitus.
11Un certain apport phénoménologique peut être repéré dans la formation du concept d’habitus, mais l’auteur en relativise la portée6. Il conteste le rôle essentiel qu’y aurait joué la phénoménologie husserlienne, même s’il souligne la pertinence du rapprochement avec l’idée de « synthèse passive » (p. 135, p. 145). C’est surtout, en sus de Panofsky, du côté de Merleau‑Ponty qu’il faut aller chercher un apport phénoménologique, même si, encore une fois, il faut lui ajouter la dimension normative et sociale nécessaire au plein dépassement du subjectivisme.
12La troisième partie, intitulée « Temporalités », étudie un autre registre dans lequel l’apport phénoménologique se révèle important pour la constitution de l’anthropologie du sujet social chez Bourdieu : celui de la pratique comme temporalisation. Les références à Husserl, à la distinction projet/prévoyance ou à la notion de « présent vivant », se révèlent positives pour dépasser une philosophie objectiviste du temps, tandis que l’emprunt de la notion d’hysteresis à Sartre, que celui‑ci avait mobilisé à propos de Flaubert, permet paradoxalement à Bourdieu de montrer que la temporalisation des pratiques ne relève pas du seul « sujet » (p. 202).
13La quatrième et dernière partie aborde le domaine de la réflexivité, où le rapport de Bourdieu à la phénoménologie est plus critique, les emprunts moins nombreux, et le renversement plus radical encore, au profit d’une référence à la psychanalyse qui fait moins figure de modèle que d’emprunt stratégique, afin de se démarquer du « contre‑modèle » qu’est la réflexivité phénoménologique (p. 210). Reste que, dans cette entreprise d’analyse sociale du soi que Bourdieu appelle la socio‑analyse, et notamment l’auto‑analyse du soi savant, il est bien question de se retrouver soi‑même comme « sujet » et de donner « de nouvelles ressources aux capacités réflexives » (p. 242), de façon à libérer des possibles (p. 274). L’objectivation de soi‑même n’annule pas l’expérience subjective que le sujet fait de lui‑même, mais la transforme.
Sauver sa tête
14L. Perreau n’a donc pas pour motif premier d’approfondir et d’explorer tous les emprunts, déplacements et critiques qui structurent les rapports de Bourdieu à la phénoménologie. L’importance accordée par l’auteur aux relations du sociologue à la psychanalyse et à ses concepts, qui occupe, dans le dernier chapitre, une place comparable à l’examen de ses relations avec les différents phénoménologues, est là pour en attester : ce qui préoccupe L. Perreau, c’est de déterminer ce qui advient du sujet.
15On regrettera alors la relative rareté et brièveté des analyses des textes phénoménologiques que Bourdieu discute plus ou moins explicitement, et qu’il connaissait très bien. C’est d’autant plus regrettable que, quand il s’attache à préciser ces analyses, l’auteur le fait brillamment, et de façon très éclairante. La clarté est d’ailleurs l’une des grandes qualités de l’ouvrage. On regrettera peut‑être également une insuffisante détermination conceptuelle de ce que l’auteur appelle « phénoménologie » et « phénoménologie sociale », et la relative indétermination du concept de sujet.
16Néanmoins, le « prisme » phénoménologique permet bien de contrarier la tendance objectiviste des sciences sociales, sans pour autant nier ou amoindrir la dimension sociale du sujet. S’il faut s’efforcer de ne pas intellectualiser la pratique, on ne peut dénier à l’agent une certaine activité subjective. L’ouvrage échappe donc au registre de la réaction à l’égard des sciences humaines, et constitue un bel effort pour penser ce que celles‑ci perdraient en déniant cette part de subjectivité de l’agent. Il s’inscrit également dans la continuité des récents ouvrages qui ont pour but de rompre avec la vision trop mécaniste des concepts bourdieusien. Il intéressera non seulement les lecteurs de Bourdieu, mais aussi les philosophes et chercheurs en sciences sociales.