Acta fabula
ISSN 2115-8037

2019
Septembre 2019 (volume 20, numéro 7)
titre article
Charlotte Biron

La littérature contemporaine est une production médiatique

Nathalie Piégay & Marie‑Laure Rossi (dir.), Revue des Sciences Humaines, « La littérature au risque des médias », vol. 3, n331, 178 p., juillet‑septembre 2018, EAN : 9782913761780.

1Avec La littérature au risque des médias, Nathalie Piégay et Marie‑Laure Rossi ont rassemblé une série d’études qui tentent de situer la littérature au‑delà des supports traditionnels, du livre, de l’imprimé et même du texte. Le dossier porte sur une littérature toute récente, désormais confrontée à son dehors, une littérature « exposée », comme l’écrivent Olivia Rosenthal et Lionel Ruffel1. Le numéro de la Revue des Sciences Humaines s’inscrit à ce titre dans le prolongement de travaux sur les littératures contemporaines et voisine un ensemble de références, souvent citées d’un article à l’autre. En plus de « La littérature exposée » d’O. Rosenthal et de L. Ruffel, certaines références prédominent, notamment le livre d’Yves Citton sur l’attention2 ou encore le travail de Dominique Viart sur les littératures contemporaines.

2À travers le volume, les collaborateurs et les collaboratrices montrent que le champ contemporain est encore largement à redéfinir en fonction des développements qui augmentent et qui complexifient la diffusion et la création des œuvres. L’environnement médiatique agit sur les différentes facettes de la littérature, mais le dossier dirigé par N. Piégay et M.‑L. Rossi interroge plus spécifiquement l’effet de cet environnement sur l’écriture. La proposition a l’intérêt de déplacer la question, souvent traitée en aval, en lien avec l’édition et la réception. L’ouvrage porte plutôt sur la création : ses sources, sa logique, sa relation à l’image, au son, au numérique, à la voix, aux écrans. L’écriture apparaît ici à proximité d’autres logiques et se détache de son statut privilégié et du support de l’imprimé pour entrer dans le cadre d’un dispositif, d’une expérience et très souvent d’un montage. Le dossier repose ainsi sur un « risque », comme le laisse entendre le titre, celui de compromettre une certaine définition de la littérature et de la relocaliser tout près de la mécanique médiatique. Ce que la littérature perd en singularité au contact de nouveaux médiums, elle le regagne toutefois en plasticité et en transitivité. Les études ici rassemblées permettent en effet de comprendre l’engagement renouvelé des écrivain(e)s contemporain(e)s devant le réel.

Une écologie médiatique

3Les premiers articles, ceux de L. Ruffel, Simon Brousseau et Laurent Zimmerman, mettent davantage l’accent sur les dynamiques globales à l’intérieur du système médiatique. L’idée que la littérature n’existe pas en dehors de ses supports, des autres champs artistiques et de l’ensemble des discours n’est pas nouvelle, mais elle suscite encore des résistances, particulièrement en ce qui concerne la création, comme le souligne L. Ruffel, dont la proposition programmatique « L’imaginaire de la publication. Pour une approche médiatique des littératures contemporaines » ouvre le dossier. L. Ruffel rappelle que la littérature n’a pas tout à fait cessé de prétendre exister à l’extérieur des médias. Il revient sur cet article très connu de Nicholas Carr, paru il y a une dizaine d’années dans The Atlantic, au sein duquel Carr s’inquiétait justement de la contamination d’internet sur ses aptitudes de lecture. Or, au lieu de se demander si le fonctionnement des moteurs de recherche nous a finalement rendus stupides, L. Ruffel met en garde contre l’idéalisation d’un seul type de lecture. Il convoque entre autres un essai d’Emmanuelle Pireyre dans lequel elle présente un nouveau corpus dont la structure est dictée par cette combinatoire d’idées, de chiffres et de liens, par cette contiguïté des contenus, plutôt que par une progression paradigmatique. La littérature, nous disent à la fois E. Pireyre et L. Ruffel, aurait le pouvoir de rendre le lecteur sensible aux formes et aux dérives de cette conquête de notre attention par les médias en les rendant visibles. Elle serait capable d’offrir des abris à la surcharge ou encore de la court‑circuiter.

4S. Brousseau et L. Zimmerman prennent précisément pour point de départ cette hypothèse afin de décortiquer le travail des écrivains David Foster Wallace et Eugenio de Signoribus dans leur article respectif. À l’ouvrage d’Yves Citton sur l’attention, S. Brousseau conjugue la notion d’expérience esthétique définie par Jean‑Marie Schaeffer3 pour mettre l’accent sur la lecture et l’écriture comme pratique attentionnelle. Pour S. Brousseau, ces approches théoriques posent les bases d’une éthique des formes dans un contexte où l’attention des gens, comme le dit Y. Citton, serait la ressource la plus convoitée au xxie siècle. Rappelant combien la portée d’un phénomène est perceptible avec plus de force à ses balbutiements, S. Brousseau s’intéresse aux années 1980 et 1990, plus précisément à l’écrivain David Foster Wallace et à l’impact de la télévision. Le chercheur renvoie entre autres à « E Unibus Pluram : Television and U.S. Fiction », un texte qui aurait pu figurer tel quel dans le dossier de la revue, parce qu’il traite de l’effet de la culture télévisuelle sur la littérature. Wallace y affirme que les écrivains agissent en téléspectateur, explique S. Brousseau, « c’est‑à‑dire en reconduisant dans leur texte la mise à distance qui serait le mode de représentation dominant à la télévision » (p. 34). À cette passivité télévisuelle, Wallace oppose une attention aux autres dans des romans où l’écriture et la lecture acquièrent une forte dimension relationnelle. À l’instar de S. Brousseau, qui montre la façon dont Wallace propose de s’affranchir du mode de spectature imposé par la télévision, L. Zimmerman s’intéresse à la manière dont le travail d’Eugenio de Signoribus sur les réfugiés traversant la Méditerranée dans la suite de la catastrophe de Lampedusa permet de dépasser « le principe cynique (en acte) qui régit l’espace médiatique, de rompre avec la mise en équivalence des images et des événements » (p. 43). Le poète italien investit les angles morts de la caméra, écrit L. Zimmerman :

Le seul mode d’opposition qui ait une chance de permettre d’éteindre mentalement les écrans ne travaille donc pas à en rabattre sur l’imagination, mais au contraire à faire jouer sciemment l’imagination créatrice pour qu’elle rende visible ce que les images médiatiques tiennent hors champ (p. 49).

5Les deux articles de S. Brousseau et L. Zimmerman confirment que la relation entre la littérature et les médias définit l’approche des deux écrivains, mais aussi qu’elle repose sur une forme d’engagement social à rebours de la logique médiatique.

Le savoir dans la création contemporaine

6La suite de l’ouvrage propose un traitement moins large du rapport entre la littérature et les médias en considérant le résultat d’explorations ciblées faites par des écrivains qui débordent le format du livre ou du texte. L’étude de M.‑L. Rossi sur Olivia Rosenthal témoigne tout particulièrement de la porosité entre la création et la recherche. M.‑L. Rossi cite presque aussi souvent des extraits de l’œuvre d’O. Rosenthal que les commentaires de cette dernière sur son propre travail. L’article s’intéresse à l’écriture radiophonique, portion méconnue du corpus de l’écrivaine, comme à une pratique littéraire en soi au sein de laquelle la voix acquiert une tout autre portée. À la radio, le micro permet notamment de faire entendre la solitude des personnages comme aucun autre médium. Ces éléments apparaissent au fil de l’analyse de M.‑L. Rossi, mais ils sont également exprimés par O. Rosenthal au cœur de son propre travail de création. O. Rosenthal rejoint à ce titre la démarche de François Bon pour qui la création ne se détache pas de formes d’autoréflexivité. Avec « Éléments d’e‑poétique : le web roman », Gilles Bonnet s’attache aux spécificités de l’écriture numérique dans Une description du plateau de Saclay que François Bon décrit comme « un “web‑roman avec réel dedans” ». Pour G. Bonnet, l’œuvre sur Saclay est une « expérience de décontextualisation de soi » (p. 71). En 2012, F. Bon est invité à une résidence où il participe à des rencontres entre scientifiques, artistes et citoyens. Il se trouve alors hors de son milieu, au sein d’un monde de sciences et de technologies où sa présence paraît problématique. Le résultat du projet paru sur le site Internet de F. Bon, Le Tiers livre, est également hors du cadre traditionnel du roman, dans un milieu qui lui semble également, au moins en partie, hostile. L’exercice éminemment géographique permet en fait, explique G. Bonnet, d’éclairer certaines des caractéristiques fondamentales de l’écriture numérique. La décontextualisation des éléments reportés vers un site Internet crée un nivellement. Entre comptes rendus, photographies et cartes, F. Bon montre comment toutes les échelles sont aplanies par le numérique. G. Bonnet écrit que le texte de F. Bon témoigne ainsi paradoxalement de l’absence d’espace ou plutôt de l’absence d’un territoire tel qu’on se l’imagine en contexte numérique.

7L’article de Marie‑Jeanne Zenetti sur Chimères littéraires d’Emmanuelle Pireyre et celui d’Estelle Mouton‑Rovira sur Éric Chevillard sont aussi axés sur le savoir qui sous‑tend la création. Pour M.–J. Zenetti, l’écriture chez E. Pireyre a ceci de fascinant pour les études littéraires qu’elle semble « leur tend [re] un miroir où se reflètent et se révèlent certaines tentatives actuelles de redéfinition de la pratique » (p. 96). L’article fait la démonstration qu’E. Pireyre cherche une manière d’agir non seulement sur une certaine idée de la poésie ou du roman, mais bien sur d’autres discours au‑delà de la sphère artistique, ceux « de la finance, des modifications génétiques et de la législation communautaire européenne » (p. 100), etc. À partir du cas d’E. Pireyre, M.‑J. Zenetti explique que les littératures contemporaines, plus que de créer du discours, visent à modifier ce qui préside la création de ces discours, l’ensemble de règles que Foucault désigne comme l’ordre du discours, tout près de ce que Rancière désigne comme le partage du sensible. Le travail des écrivains comme E. Pireyre met en cause les modalités de configuration du savoir, jusqu’à tenter de les contrefaire, d’en inverser la logique. M.‑J. Zenetti prend appui sur une expression de Foucault pour caractériser cette entreprise littéraire en parlant d’une tératologie du savoir. Chez E. Pireyre, l’autorité du savant comme l’autorité du livre est récusée, le support livresque apparaissant comme l’équivalent de « l’espace aseptisé du laboratoire ou la barrière de verre de l’éprouvette » (p. 105). Si ces renversements suscitent encore une résistance dans les études littéraires, ils souffrent peut‑être ici du risque d’être confondus à tort ou à raison avec d’autres déformations, d’autres formations réticulaires, d’autres anomalies, celles qui reconfigurent l’environnement numérique, dans un contexte où la notion de post‑vérité désigne déjà une prolifération de faits contradictoires dans l’espace médiatique.

8Le terme « tératologie » fait en outre écho au « désordre » d’Éric Chevillard, celui du Désordre azerty. En s’interrogeant sur les prolongements médiatiques de l’œuvre littéraire d’É. Chevillard et sur l’engagement critique dans sa production, E. Mouton‑Rovira décortique la réversibilité du travail de Chevillard dont les textes se poursuivent de la page au numérique presque sans rupture de ton, mais de façon très morcelée, suivant la logique d’un casse‑tête. Pour Chevillard, le savoir n’existe pas en dehors de ce casse‑tête. E. Mouton‑Rovira parle de la consubstantialité de l’écriture et de la théorie chez Chevillard qui s’exprime sans détour sur la question : « “Je crois dur comme fer que la théorie d’une œuvre est l’œuvre même et que celle‑ci, d’ailleurs, n’est peut‑être rien d’autre.” » (p. 123) L’article sur Chevillard comme ceux qui le précèdent sur Rosenthal, Bon et Pireyre, réaffirment la porosité de la théorie et de la création et l’importance d’inclure des écritures extérieures aux publications en livre. Ces expérimentations offrent presque toutes intrinsèquement des réflexions sur les médiums qu’elles investissent.

9Légèrement en porte‑à‑faux dans l’ensemble du dossier, le texte de Christophe Meurée Autoportrait à la Barbadienne dénudée sur Michel Houellebecq dans un entretien avec Frédéric Beigbeder pour le magazine Lui s’inscrit dans un imaginaire du livre plus classique. C. Meurée le dit lui‑même dès les premières lignes en convoquant une frontière étanche entre les médias et la sphère littéraire : « […] les sphères de la grande littérature et des médias sont hermétiques […] » (p. 129). L’entretien de F. Beigbeder avec M. Houellebecq est une variation sur le thème de la visite au grand écrivain, mais il constitue aussi une mise en scène du passage entre deux régimes médiatiques. C’est le corps de M. Houellebecq qui passe au crible du xxie siècle, avec les références à son amnésie et à son dentier. C. Meurée raconte la façon dont l’auteur de l’entretien fait jouer toutes sortes de décalages, notamment entre des images de M. Houellebecq vieillissant et des photos de Rihanna, « s’autorisant un jeu de mots oiseux à l’endroit de son animal de compagnie : “En outre, je précise qu’il s’agit d’une chatte et — pardonnez cet humour vulgaire — il me semble qu’il y en a déjà suffisamment dans ce magazine” » (p. 141). Le terme ne passe pas inaperçu. L’article éclaire les moyens par lesquels l’entretien de F. Beigbeder avec M. Houellebecq passe par le filtre de la fiction pour dire le corps du « grand écrivain », à l’image du corps du roi dans l’Ancien régime, scindé entre « un corps réel, inconnaissable au lectorat, un corps médiatique et, le cas échéant, un corps fictionnel susceptible d’articuler les corps médiatique et réel » (p. 145). Dans un dossier qui met en avant la littérature contemporaine et les médias, l’article témoigne en filigrane d’une autre mise en scène, celle de l’agonie lente de représentations littéraires traditionnelles auxquelles on oppose d’autres corps, parfois d’une façon profondément vulgaire, comme celui de Rihanna, sans d’autres raisons que celles de maintenir en place la statue du grand écrivain.

Écouter les créateurs

10Comme des vues de l’intérieur, les deux textes qui concluent le dossier ont une tonalité plus intime, et sont fondés sur des voix en acte. Le premier est un essai personnel et littéraire de Christine Montalbetti sur la création et le second est un entretien avec Pierre Senges sur l’écriture radiophonique mené par M.‑L. Rossi. Dans son essai, C. Montalbetti réfléchit sur la façon dont elle gère désormais la présence d’internet en nous donnant accès à son espace de travail : « L’ordinateur sur lequel j’écris n’est pas connecté à internet. Je ne l’ai pas configuré pour qu’il le soit. J’ai besoin que mon espace d’écriture soit strictement intime. Que sur mon écran n’apparaissent que les pages des textes auxquels je travaille » (p. 147). Le texte témoigne de façon très précise d’une sorte de basculement dans les méthodes de création de l’écrivaine. Elle raconte notamment la façon dont elle a procédé pour le livre La Vie est faite de ces toutes petites choses, fiction documentée sur la mission de la navette en direction de la Station spatiale internationale en juillet 2011. Pour son roman, C. Montalbetti a rencontré plusieurs astronautes, mais elle se sert aussi de reportages et d’informations tirées de vidéos de caméra de surveillance fixée à l’intérieur du cockpit : « Ces images étaient pour moi extraordinaires, parce qu’elles me donnaient ainsi accès, en temps réel, à des scènes de mon roman lui‑même » (p. 149). La méthode de C. Montalbetti ressemble à la fois à un travail de monteuse, à une démarche de journaliste, mais elle rappelle aussi l’importance de l’imagination et le travail lent de création : « il s’agissait avant tout de prendre tout cela dans le mouvement de la phrase » (p. 150). L’exactitude des détails sert autant l’attestation des faits, sorte d’effet de réel, et de point de départ pour plonger dans un processus imaginaire. Dans l’atelier de l’écrivain se mêle ainsi au travail de documentation et de recherche une quête de sens et de fantaisie. Les deux araignées qui sont de l’expédition et qui viennent sur la station spatiale feront par exemple l’objet d’une attention accrue de la part de l’écrivaine, évoquant obliquement des influences du Nouveau Roman.

11Le texte qui clôt le dossier porte sur la radio, « un médium très littéraire », nous dit P. Senges, qui est entre autres l’auteur de la création « Un immense fil d’une heure de temps », une sorte d’hommage à l’univers radiophonique. L’entretien que dirige M.‑L. Rossi est divisé en une liste de thématiques : répondre à une commande, adapter des textes littéraires pour la radio, écrire avec une formation de musicien, écrire pour la mise en ondes, écrire pour la radio/écrire pour le théâtre, écrire pour la radio/écrire pour l’édition, écrire pour des lectorats contrastés. Potentielle sortie du support du livre en fin de parcours, ce dernier article aurait pu être présenté en format audio. L’idée d’un entretien avec un écrivain permet de conclure le numéro de la revue en montrant très clairement l’importance d’une forme de co‑création dans la recherche. D’un plan large à une focale plus serrée, le dossier repose en effet sur cette écoute attentive au savoir que produisent les écrivains à l’intérieur même des œuvres, à travers un processus d’exploration des médiums.


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12Or, le « risque » évoqué dans le titre du numéro de la revue connote une fragilité persistante au cœur d’une tradition durablement attachée à ses supports. Malgré l’engouement actuel pour les dehors de la littérature, pour les humanités numériques, pour la nonfiction, les études littéraires restent traversées par des angoisses tenaces concernant la disparition potentielle du système éditorial, comme si cette menace laissait présager un autre effondrement, plus flou, mais plus grave. Les études ici rassemblées apparaissent comme l’antichambre de cette anticipation et présagent d’un décalage futur entre la critique et la production, entre l’institution et la création. La notion de risque rend ainsi non seulement compte d’une difficulté, mais traduit aussi, du même mouvement, la pertinence de ce dossier et du rapprochement entre le bureau des universitaires et l’atelier des écrivains, dont l’engagement consiste entre autres à explorer et à déplacer les usages dictés par chaque médium. En immergeant résolument leur objet dans l’environnement médiatique actuel, les chercheurs montrent que loin d’épuiser les enjeux d’une littérature médiatique, l’hypothèse fait ainsi encore naître quantité d’interrogations.