Acta fabula
ISSN 2115-8037

2019
Septembre 2019 (volume 20, numéro 7)
titre article
Stéphanie Charles-Nicolas

Défense & illustration de la géographie littéraire : du chronotope au chronochore

Lionel Dupuy, L’Imaginaire géographique. Essai de géographie littéraire, Pau : Presses de l’Université de Pau et de l’Adour, coll. « Spatialités », 2019, 193 p., EAN 9782353110971.

1L’intérêt porté aux questions relatives à l’espace ne cesse de croître, et ce n’est pas Lionel Dupuy qui le contredira. Professeur d’histoire-géographie et de lettres modernes dans un collège, il est également chercheur permanent au laboratoire PASSAGES. Sa thèse en géographie, intitulée Géographie et imaginaire géographique dans les Voyages extraordinaires de Jules Verne : Le Superbe Orénoque (1898) et soutenue en 2009, l’avait amené à s’occuper du domaine de la géographie littéraire.

2Dans son essai qui résulte d’une HDR soutenue en 2018 à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour, l’auteur entend interroger l’imaginaire géographique tel qu’il se révèle dans la littérature, dans la mesure où certains romans présentent un « degré de géographicité » (p. 22) plus important que d’autres. L’ouvrage présente une étude en trois parties qui propose au fil des pages trente documents répertoriés dans une liste située après le sommaire. Si cette démarche qui présente des schémas, tableaux et graphiques, est familière aux géographes, elle l’est moins aux littéraires. Toutefois, elle rappelle celle qu’adopte Franco Moretti dans ses travaux, notamment dans Graphs, Maps, Trees, Verso, 20051. La bibliographie proposée est substantielle et particulièrement pertinente pour tous ceux qui souhaiteraient approfondir les analyses.

Imaginaire géographique & romans-géographes

3L’ouvrage est d’abord introduit par une préface de Marc Brosseau, le créateur de la notion de « romans-géographes2 », dans laquelle il rappelle le développement de la géographie littéraire à partir des années 1970. Celui-ci souligne le caractère novateur de la démarche de l’auteur qui sollicite des cadres théoriques divers comme la théorie des mondes possibles3 ou encore la notion de « chorésie » telle qu’elle est envisagée par Augustin Berque.

4Mais L. Dupuy entend aller plus loin dans la réflexion théorique menée à ce jour sur les rapports entre un lieu, sa représentation et un sujet en analysant l’imaginaire géographique afin de montrer ses manifestations et son fonctionnement dans les romans-géographes uniquement. Il s’agit des romans qui mettent en œuvre leur géographie propre. Il soumet alors le concept de « chronochore », en référence au chronotope de Mikhaïl Bakhtine. Pour bien comprendre de quoi il retourne, il faut avoir à l’esprit les couples conceptuels suivants mentionnés par A. Berque : l’opposition topos / chôra que l’on doit à Platon, le couple logique du sujet / logique du prédicat ou logique du lieu dû à Nishida, et terre / monde chez Heidegger. A. Berque utilise ces concepts afin de définir la chorésie comme le rapport dynamique qui unit les termes de ces couples entre eux. Ainsi, le chronochore permet de révéler la relation Sujet-Récit-Lieu, calquée sur celle Sujet-Interprète-Prédicat qu’établit A. Berque. Le corpus retenu par l’auteur pour mener cette étude porte sur l’œuvre de Jules Verne dont il est l’un des spécialistes, Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq, Los Pasos perdidos d’Alejo Carpentier et À la Recherche du temps perdu de Marcel Proust.

5Dans la première partie, titrée « L’imaginaire géographique au cœur des romans-géographes » (p. 37-88), L. Dupuy entend poser l’existence d’un syncrétisme géographique en étudiant ses manifestations dans le roman de Gracq, Le Rivage des Syrtes. Pour ce faire, il utilise trois entrées principales : les différentes stratégies de brouillage référentiel à partir desquelles les fictions romanesques recomposent l’espace, le dialogue intertextuel entre le roman de Gracq et certaines œuvres de Verne, mis au jour par la dimension métaphorique du récit, et le « merveilleux géographique » mis en regard avec le « réel merveilleux » à partir de l’étude de Los Pasos perdidos, que l’auteur rapproche du Superbe Orénoque de Verne. En somme, L. Dupuy entend poser les cadres pour mener son travail sur les relations entre un romancier et son récit. On comprend donc qu’il interroge différents processus de brouillage référentiel, huit au total, sur lesquels il fondera ses analyses de l’imaginaire géographique. Il commence avec celles de Brian McHale dans Postmodernist Fiction4:

  • La juxtaposition : tel un puzzle, l’auteur opère un ré-agencement territorial, il « relie dans la fiction des espaces connus non contigus dans la réalité » (p. 42).

  • L’interpolation : un espace étranger est inséré dans un espace familier, ou entre des espaces familiers contigus.

  • La surimpression : par un processus de fusion, des espaces réels, familiers, se télescopent dans la fiction, créant un nouvel espace qui ne possède pas de référent dans le monde réel.

  • L’attribution erronée (ou « mésattribution ») : dans une fiction, on attribue à un lieu réel des qualités, des caractéristiques qui appartiennent à d’autres lieux réels eux aussi (p. 42-43).

6Pour compléter cette typologie, il ajoute deux autres stratégies présentées par Bertrand Westphal5 :

  • La transnomination : l’action se déroule dans un lieu « dont le référent est explicite (dénomination) avant de défaire le lien qui unit celui-ci à sa représentation6 » (p. 44).

  • L’anachorisme : ce processus défini à l’origine par le géographe Edward Soja correspond à une « localisation inappropriée dans l’espace7 ».

7Plus encore, L. Dupuy complète cette typologie suite à ses travaux sur Verne en ajoutant deux stratégies :

  • Le syncrétisme géographique : ce processus consiste en « un mélange, une fusion d’éléments géographiques (et historiques) différents, éloignés, disparates dans le référent réel » (p. 47).

  • L’extrapolation géographique : faute d’une connaissance géographique avérée, les personnages évoluent dans des espaces réels qui n’ont pas encore été parcourus, cartographiés. Cette stratégie se décline aussi en un processus d’intrapolation géographique, lorsque l’auteur propose une description plausible d’un lieu pour lequel il possède des informations fiables.

8Enfin, il convoque également la terminologie de Pierre Jourde8 qui distingue les fictions dans le miroir et les fictions de l’autre côté du miroir (p. 51). La première catégorie de fictions élabore « une géographie imaginaire (un imaginaire géographique) » tandis que la seconde catégorie de fictions construit « une géographie essentiellement imaginée (une imagination géographique). »

9La deuxième partie, intitulée « À la Recherche du temps perdu : récit et analyse d’un maillon d’une chaîne trajective » (p. 91-143), vise à étudier les diverses stratégies de brouillage référentiel qui permettent aux fictions de développer un imaginaire géographique. Parmi les différents lieux – d’ailleurs localisables – de la Recherche de Marcel Proust, Combray est emblématique. Selon L. Dupuy, il existe une « trajectivité (romanesque, fictive) » qui, liée à la trajection et à la chorésie, « constitue […] le chronochore du roman-géographe » (p. 92). Le concept de trajection, issu en partie du « trajet anthropologique » utilisé par Gilbert Durand pour définir l’imaginaire, est emprunté à A. Berque qui le définit comme « un mouvement perpétuel et cumulatif de subjectivation de l’objet et de l’objectivation du sujet », de sorte que « [l]es choses existent en fonction de la manière dont nous les saisissons par les sens, par la pensée, par les mots, par l’action9 » (p. 93). C’est donc en ce sens que trajection et imaginaire peuvent être rapprochés. Un célèbre passage de la Recherche où il est question des deux « côtés » autour de Combray montre la représentation qu’a le narrateur de la structure de l’espace10. Si pour Jean-Christophe Gay la Recherche relève du prédicat où l’espace est discontinu, pour L. Dupuy, « le lieu “Combray et ses environs” articule un topos mais surtout une chôra » (p. 95) qui prend la forme d’un axe de symétrie qui délimite deux côtés, le côté de chez Swann et le côté de Guermantes. Plusieurs métaphores participent de cet imaginaire proustien, par exemple la métaphore pénitentiaire dans Sodome et Gomorrhe (« prisonniers aussi hermétiquement enfermés jusque-là dans la cellule de jours distincts que jadis Méséglise et Guermantes11 ») ou encore le motif de l’automobile, « matérialisation physique de la métaphore » (p. 97) dans la mesure où le sens étymologique « transport » contribue à relier les lieux. Pour le narrateur de la Recherche, les lieux, comme les morceaux d’une sonate – celle de Vinteuil – et les marines d’Elstir, peuvent être reliés ou tout du moins composer un tout. Ainsi, la Recherche est celle du temps perdu et des liens cachés. De là, le rapprochement effectué entre les projets de Verne et de Proust : rassembler les opposés, ce dont rend compte la métaphore à fondement oxymorique illustrée dans cet extrait :

[…] mais la ligne du chemin de fer ayant changé de direction, le train tourna, la scène matinale fut remplacée dans le cadre de la fenêtre par un village nocturne […] si bien que je passais mon temps à courir d’une fenêtre à l’autre pour rapprocher, pour rentoiler les fragments intermittents et opposites de mon beau matin écarlate et versatile et en avoir une vue totale et un tableau continu12.

10Dans son analyse rhétorique et géographique de l’œuvre proustienne, L. Dupuy dresse une liste des figures de style qui portent les processus géographiques. Elles sont donc au nombre de quatre : la synecdoque, la métonymie, la métaphore et l’hypallage. À la dernière figure de rhétorique est réservé un développement plus conséquent. Difficile de ne pas mentionner les travaux d’André Ferré, le premier à avoir été sensible à la géographie de l’œuvre proustienne. Combray et Balbec sont des lieux inventés et composites. Bien qu’il soit vain de chercher les sources de Combray, A. Ferré a suggéré Illiers, des sources normandes et briardes aussi, voire parisiennes (Auteuil). Force est de constater que les influences sont variées et qu’il s’opère un « kaléidoscope géographique » (p. 134).

11La troisième partie a pour titre « Du chronotope au chronochore : chorésie et trajection dans les romans-géographes » (p. 147-172). À partir des analyses menées, l’auteur élabore un « modèle » permettant de conceptualiser les rapports entre le Sujet, le Lieu et le Récit. Ce modèle prend la forme d’un triangle heuristique dont le foyer central constitue le chronochore, défini dans une précédente étude en ces termes :

Nous envisageons ici le chronochore comme la chôra correspondant à un lieu (qui peut être imaginaire) où s’articulent les rapports spatio-temporels qui ne sont pas mis en évidence par le topos du lieu considéré13. (p. 154)

12Le chronochore est donc présenté comme le « principe organisateur du roman-géographe » (p. 161), complémentaire au « chronotope » de Bakhtine14. Afin de réaliser le schéma chronochorésique d’un roman-géographe, L. Dupuy suggère de répondre aux six questions suivantes :

  • Lieu / sujet : quel type d’imaginaire est mis en scène dans le roman ?

  • Sujet / récit : à quel genre le roman se rattache-t-il ?

  • Récit / lieu : quelle rhétorique spatiale principale le roman développe-t-il ?

  • Lieu / chronochore du roman : à partir de quel lieu principal s’opère la chorésie ?

  • Sujet / sujet : chronochore du roman : qui en est l’interprète privilégié ?

  • Récit / sujet : chronochore du roman : avec quel schème principal s’articule la dynamique du récit ? (p. 164)

13Ce schéma est ensuite illustré à partir des exemples de la Recherche, du Rivage des Syrtes, de Los Pasos perdidos et du Superbe Orénoque.

Le chronochore : un concept original mais hermétique ?

14Le travail de L. Dupuy a le mérite d’explorer le domaine de la géographie littéraire par le truchement de l’imaginaire géographique. Le livre s’efforce de porter un regard novateur sur le fonctionnement interne du roman grâce à une approche interdisciplinaire. Aussi la littérature s’éclaire-t-elle à l’aune de la géographie. Ce livre ne semble pas viser un lectorat large en raison des nombreux concepts qui ne facilitent pas la lecture aux néophytes. Ceux qui ne connaissent pas ce champ critique ont tout intérêt à se familiariser au préalable avec certains concepts en lisant notamment les ouvrages et / ou articles de Michel Collot15 pour débuter. En effet, l’approche envisagée n’est pas aisée et risque de rendre l’analyse littéraire techniciste, de la réduire à une science dite « exacte ». Les non spécialistes pourraient être rebutés par cette abondance de concepts qui sont pourtant fondamentaux pour comprendre la réflexion de l’auteur. Mais, ce cap franchi, la démarche reste intéressante.

15En effet, Le Rivage des Syrtes et la Recherche apparaissent comme deux œuvres emblématiques du syncrétisme géographique. L’étude offre des moments de plaisir à la lecture de certaines interprétations, notamment pour les œuvres de Verne dont L. Dupuy est indéniablement un fin connaisseur. Il importe aussi de mettre en avant la dette de l’auteur à A. Ferré qui, rappelons-le, a été le premier à travailler sur la géographie proustienne. En revanche, il aurait été souhaitable de s’interroger sur le choix d’un lieu plutôt qu’un autre au sein des récits. On pourrait adresser une autre suggestion concernant l’élargissement de cette étude de l’imaginaire géographique aux approches géocritiques et géopoétiques. Mais l’introduction a clairement exposé et justifié les limites du sujet, et ouvrir davantage le corpus aurait sans doute accru la difficulté d’une étude suffisamment complexe. Malgré son abord difficile, ce travail mérite qu’on lui porte de l’attention.