Acta fabula
ISSN 2115-8037

2019
Juin-juillet 2019 (volume 20, numéro 6)
titre article
Philippe Richard

« Comment sauver poème qui ne sauve »

Michel Collot, Le Chant du monde dans la poésie française contemporaine, Paris : José Corti, coll. « Les Essais », 2019, 360 p., EAN 9782714312174.

1La qualité la plus évidente de l’ouvrage de Michel Collot tient dans une remarquable netteté d’exposition éclairant avec aisance notre compréhension de la voix actuelle de la poésie française : une première section interroge les évolutions du genre au xxe siècle, au cœur d’une incroyable tension entre lyrisme et littéralité ; la seconde énonce la thèse centrale du livre qui postule la réconciliation longtemps différée entre nature et sublime ; la troisième présente un choix d’auteurs contemporains, à la voix encore trop peu entendue mais pourtant capable de porter le mouvement du désir jusqu’à son point le plus émotif. Mais le mérite de l’étude est surtout d’affirmer sereinement ce que tout lecteur attentif de poésie contemporaine éprouve depuis longtemps sans oser seulement le formuler :

la communication poétique suppose entre l’horizon d’attente de l’auteur et celui de ses lecteurs un minimum de points de contact, grâce auxquels leurs horizons s’échangent et se changent mutuellement. (p. 12)

2Souhaite‑t‑on lire en effet de la poésie pour s’entendre dire, par exemple, que le mot même que nous venons d’employer est si absurde qu’il doit être transformé en « po » ou « p », et que tout lyrisme ne doit plus désormais qu’être attaqué par l’ironie ou par le grotesque (« po dans de la nature / ou Po / ignore le coup d’épée dans Eau : / p beurrée est inaltérée / à l’armure inaccidentée », écrit en ce sens Philippe Beck, imaginant sans doute être moderne en cette invention de la « boustrophique transcendantale » dont il parvient même à être fier) ? Assurément non. On ne lit certes pas pour endurer un tel mépris regardant comme inculte quiconque prétend aimer une poésie célébrant le monde — sans penser qu’il y a là une écriture beurrée et hiératique (de bêtise) — ou jugeant réactionnaire celui qui aime une poésie célébrant la beauté des choses — sans songer qu’il y a là une névrose juvénile et pathétique (voulant se consoler de la dureté du monde). Aspirer au bercement de la parole poétique comme à sa quête du beau — le grand mot est lancé — n’est décidément pas un déshonneur. Or voilà ce que M. Collot sait nous suggérer ; il entend ainsi, avec justesse, sauver la poésie de la situation ubuesque à laquelle l’avaient contraint les poètes jusqu’à une date encore malheureusement trop récente.

Le socle commun du monde & l’incarnation de l’écriture

3Éloignés du monde par leur quête très formelle d’un texte purement autotélique qui ne voulait plus s’appeler poème, les auteurs des années 1960‑1980, textualistes et formalistes, ont effectivement fait payer un très lourd tribut à la poésie — tout en se plaignant avec bonhommie que le genre ne trouve plus alors de lecteurs. Il convient donc que « les poètes fassent [aujourd’hui] un effort pour aller vers leur public et tiennent compte de ses attentes, sans pour autant céder à la démagogie, au lieu d’écrire pour leurs pairs au risque de succomber à l’élitisme ou au snobisme » (p. 12). Voilà qui est dit. Les auteurs des années 1980‑2000 (lyriques et polyphoniques) ont d’ailleurs heureusement compris la nécessité de cette conversion en replaçant enfin le monde et sa référentialité (qui n’est tout de même pas une insulte à la littérature) au cœur même de leur écriture — ce « renouveau du lyrisme » engendrant l’écoute d’un nouveau « chant du monde » (p. 12). M. Collot nous présente donc un geste herméneutique engagé qui nous replonge en poésie, appuyé sur les concepts usuels de structure d’horizon et de matière‑émotion qui réactualisent une triade grecque fondamentale (logos, anthropos, cosmos) :

L’expérience et l’écriture poétiques engagent le moi, le monde et les mots dans une relation qui est aussi une interaction, au terme de laquelle chacun des termes ressort transformé en une structure d’horizon : un ensemble de mots qui ouvre un nouvel horizon sur le monde tel qu’il s’offre au regard d’un sujet, et dans une matière‑émotion : un matériau verbal où s’incarne l’émotion née au contact de la matière du monde. (p. 15)

4Pour le dire autrement, si l’on oublie l’un des pôles de la triade — et le formalisme structuraliste ne s’est occupé que du langage, le narcissisme autobiographique que du sujet et le prosaïsme exotique que du monde —, on vide la poésie de sa richesse et de sa signification. Or le paysage est selon M. Collot, on le sait, ce champ privilégié qui peut permettre aux auteurs contemporains de reprendre pied — en tant qu’il est relation intime entre la conscience et le monde, à la fois intérieur et extérieur, proche et lointain, seuil entre nature et culture, il peut même engendrer une conscience écologique inscrivant la poésie au cœur de nos problématiques sociales modernes (ce qui va mourir est en effet moins le monde que notre manière d’être au monde ; un poète comme Michel Deguy a bien compris cette dimension symbolique essentielle de la géopoétique). De là ce grand retour à une écriture incarnée qui nous sauve de l’annexion de la poésie par la pensée hors‑sol de Blanchot. Cette dernière, qui a pourtant longtemps prévalu en critique littéraire, est en vérité une philosophie du langage acosmique entée sur quelques penseurs obsédés par la négation et censés donner la clé de toute littérature possible (toute parole impliquerait la disparition de l’objet qu’elle évoque comme du sujet qui l’énonce) — « quand je parle, la mort parle en moi ». Et l’ouvrage ne craint pas de montrer, avec un courage bienvenu (p. 60), que ce système ayant mis la poésie sous cloche pendant des années est nourri d’« affirmations péremptoires », non argumentées, faisant de l’incise un usage mantique évitant soigneusement la réflexion (« les mots, nous le savons, ont le pouvoir de faire disparaître les choses ») et transformant les hypothèses en assertions évitant toute contradiction possible (« si le propre du langage est de rendre nulle la présence qu’il signifie »). Voilà tout ce qui a privé la poésie de lecteurs ou plutôt qui a privé les lecteurs de poésie :

à force de contempler narcissiquement sa propre défection au miroir de la page blanche et à s’isoler du monde, la poésie française a perdu beaucoup de ses lecteurs. (p. 61)

5Tout le sujet de l’ouvrage est donc ce grand désir de rebâtir ce qui peut l’être sur le socle commun du monde et à l’écart de tout dogmatisme.

Le combat pour le lyrisme & la libération de la poésie

6N’imaginons pas cependant que tout est alors acquis et que la poésie est désormais « sauvée ». L’enjeu hausse d’ailleurs l’ouvrage de M. Collot à la dignité d’un manifeste humanisant. Car l’on apprend que les années 1990 constituèrent une violente offensive contre le désir d’un renouveau lyrique jugé réactionnaire – Christian Prigent et Jean‑Marie Gleize, sachant mieux que nous, comme tous les libérateurs, ce que nous voulons lire lorsque nous ouvrons un livre de poésie, voulurent réimposer « le primat de la lettre, hérité du dadaïsme, du formalisme russe ou du matérialisme linguistique des années 1960, avec une sorte de réalisme radical inspiré de l’objectivisme américain des années 1930 » (p. 63) ; décidément tout ce qui passionne les littéraires d’aujourd’hui. Mais l’on découvre aussi que les années 2000 virent l’affirmation tranquille selon laquelle tout lyrisme n’est qu’une mécanique que l’on pouvait en fait produire sur commande à partir de la manipulation d’« objets verbaux non identifiés » (OVNI, bien sûr) — Olivier Quintyn, manifestement en retard, comme tous les modernes, de plusieurs mondes, peut ainsi écrire que la littérature est « une affaire d’opérations pratiques sur le matériau langagier [et] un bricolage ajustable et mouvant de machines textuelles paramétrées » (p. 81) ; quelle surprise de voir alors les éditeurs de poésie mettre un à un la clé sous la porte. Or la belle surprise vint de la NRF, grâce au travail de Jacques Réda qui permit l’avènement de Jean‑Pierre Lemaire ou de Guy Goffette — dont les poèmes évoquent un univers familier pourtant pénétré d’une inquiétante étrangeté. Et notre époque doit absolument trouver des poètes de cette trempe pour faire vivre, encore et encore, la poésie. Ainsi Bernard Noël, Jean‑Claude Pinson, Judith Chavanne, François Cheng et ce si cher Bernard Vargaftig que M. Collot cite trop peu à nos yeux. Ainsi tous ces auteurs, peut‑être discrets, qui n’oublient pas de laisser au chant toute sa place — et l’expérience de l’enseignement de la littérature montre à l’évidence que le jeune public est infiniment et heureusement sensible à cette dimension que Valéry jugeait la condition même de la poésie (« si les poètes français eux‑mêmes déclarent la poésie inadmissible ou s’acharnent à la rendre illisible, il ne faut pas s’étonner que leurs ex‑lecteurs finissent par trouver plus de plaisir poétique à écouter des chansons à texte qu’à lire de la post‑poésie » [p. 102]). On comprend en ce sens le chant du monde proposé et désiré par l’ouvrage — lyrisme qui n’est plus tant dans l’intimité du poète que dans le mouvement qui le fait sortir de soi pour aller à la rencontre du monde (« or ce trajet de l’intérieur vers l’extérieur, n’est‑ce pas aussi celui qu’effectue la voix dans l’acte de chanter ? » [p. 103]). Voilà qui n’ira donc pas sans un retour au sublime, que le double rapport au paysage et à la voix contient effectivement. Lorsque l’horizon déborde les pouvoirs de l’image et du langage, que l’être est pris de vertige et que l’insaisissable le saisit, c’est alors le lieu de l’oxymore et l’élan d’Yves Bonnefoy ou de Philippe Jaccottet. C’est le sublime moderne qui, pour le dire autrement et avec Nancy, est cette rencontre d’une limite qui donne accès à l’illimité — « la montagne / comme une faille dans mon souffle » (André du Bouchet, Dans la chaleur vacante). Le retour à la nature, loin de toute rétroversion vers la mimésis, ne sera donc pas égarement dans une « métaphysique portative », comme le pense évidemment C. Prigent, mais prise en compte de l’instase qu’est l’expérience charnelle du réel, le monde nous faisant pénétrer au plus intime de nous‑mêmes comme au cœur même de la création. C’est pour cette raison de co‑naissance que le rôle de la poésie « mériterait d’être mieux reconnu par une écologie politique qui ne tient pas assez compte de la dimension symbolique, esthétique et affective de nos rapports avec la nature » (p. 171).

La pensée du lieu & l’ouverture à ce qui nous advient

7À rebours de poèmes compilant tels noms trouvés sur quelques cartes de géographie ou dressant telles listes issues de divers guides de voyage, dont on se demande s’ils peuvent même intéresser leur auteur en personne, la méditation profonde du lieu en poésie incarne l’écriture en une alliance entre le moi et le monde qui pourrait bien être l’espace de réconciliation dont la littérature contemporaine a tant besoin. Antonio Rodriguez se montre notamment capable, en 2017, d’allier l’espoir du moi et la dureté du monde lorsqu’il célèbre un voyage de noces par l’union de moments heureux dans un bois de bouleaux (Birkenau) et le souvenir abominable du camp de concentration : « Nos noces furent d’arbres et de cheveux tressés, archives dans un parfum de Pologne, de l’air, toujours de l’air, faut‑il fermer les paupières pour respirer, brutes après le pont des archives, rails, miradors, baraquements, barbelés, feuillages, quai de triage et tes cheveux, oui, tes cheveux, pardonne‑moi de te mêler au lieu, mais Birkenie se livre ainsi en poésie… » (Après l’union). Il y a là ce que M. Collot nomme un parti‑pris des lieux et qu’il convient d’autant plus d’identifier et d’espérer que notre monde se fragmente et disparaît : « le contraste entre le sentiment amoureux et la conscience de l’horreur donne ici au lyrisme une tension qui en fait tout le prix » (p. 200). En tout cela s’agit‑il de réparer le monde, en un orbe qui se fait également éthique et politique — ou opposé, pour le dire autrement, à une « mondialisation uniformisatrice » (p. 201) ne disposant plus de racine réelle ni d’individuation possible (tant il est vrai que s’attacher à un lieu n’est pas refuser de s’ouvrir au monde mais se choisir lucidement un palier d’élan sans lequel nulle fécondité n’est possible).

8Il n’est donc pas anodin que l’ouvrage consacre finalement près de cent pages à l’étude de poètes chers à l’auteur — exemplifiant les problématiques du livre mais les débordant aussi sans restriction — : Bernard Noël, Michel Deguy, Jean‑Paul Michel, Lionel Ray, Jean‑Claude Pinson, Antoine Emaz, Philippe Jaccottet, Pierre Chappuis, François Cheng et André Velter. La définition de la poésie qui convient ainsi le mieux au livre de M. Collot nous sera dès lors donnée par la métaphore du passage, elle‑même associée à tout ce qu’il est possible de chanter en littérature : le poème trans‑met (en se transmettant en notre lieu et en nous transmettant son lieu). Demeure ainsi une seule question déjà formulée par Michel Deguy et qu’il nous faut à tout prix éclaircir pour continuer à avancer :

Aujourd’hui comment passons‑nous quoi ? Avons‑nous besoin du poème pour la passe ? N’avons‑nous pas prêté l’oreille à cette invraisemblable injonction « du passé faisons table rase » ? […] Peut‑on se passer du passé, se passer de passer ? (p. 226)

9Or les poètes ne pourront vraiment y répondre que s’ils acceptent de ne pas se passer de toute logique, de ne pas se laisser séduire par la déconstruction à tout crin, de demeurer attachés au cadre de la phrase, de rester liés au monde et au lecteur — en somme, de demeurer audibles. C’est précisément à cette condition que notre vie pourra être saisie et par conséquent déplacée ; le poème sera alors, salutairement, ce qui nous « arrache à la stase de l’étant‑subsistant et [nous] destine à l’extase de l’existant » pour que nous découvrions miraculeusement que nous sommes constitués autant ici que là (p. 228). M. Collot a donc raison de laisser à la poésie cette part de transcendance qui fut toujours la sienne et qu’elle doit sans cesse rejouer :

L’homme moderne est un homme de peu de foi ; il ne croit plus en une transcendance divine ; mais il ne saurait pour autant, sans renier son humanité, renoncer à cet élan qui le fait ek‑sister au‑delà et en avant de lui‑même. (p. 228)

10C’est là l’unique façon d’être au monde en demeurant le berger de l’être.


***

11Remercions dès lors sincèrement cet ouvrage, engagé pour et avec la poésie française, de nous enjoindre avec passion à (re)lire un genre un peu délaissé — alors même qu’il est le genre des genres. Il suscite bien en nous ce désir qui est le moteur premier du littéraire :

Et quel dégoût de ce moi douloureux
Le monde ne connaît que son ici
La lourdeur de sa durée
Pas de là‑bas sans l’ouvert
Du désir
Et le désir
Aère le monde d’une profondeur
Qui a la dimension de ma
Réalité
Dans le renouveau de ton corps (Noël, La Chute des temps).

12.