Acta fabula
ISSN 2115-8037

2019
Janvier 2019 (volume 20, numéro 1)
titre article
Leticia Ding

Jacques Roubaud & la littérature médiévale : de la fiction à la critique

Jacques Roubaud médiéviste, études réunies par Nathalie Koble et Mireille Séguy, Paris : Honoré Champion, 2018, 276 p., EAN 9782745345882.

1Poète, mathématicien et oulipien, c’est ainsi qu’on aime présenter Jacques Roubaud, mais depuis, quelques années déjà, Nathalie Koble et Mireille Séguy viennent compléter le portrait de cet écrivain touche‑à‑tout en étudiant la relation particulière qu’il entretient avec la littérature du Moyen Âge1. Le présent ouvrage est le résultat d’une journée qui lui fut dédiée, au cours de laquelle les organisatrices ont mis l’accent sur son œuvre en qualité de médiéviste2. Si leur volonté est surtout de rendre hommage à son travail de (ré)créateur et « aux découvertes d’un chercheur majeur pour les études médiévales » (p. 9), les co‑directrices de l’étude parviennent à démontrer l’importance qu’occupent les textes de l’auteur dans le champ des études médiévales, lui offrant ainsi une reconnaissance par ses pairs. Leur riche introduction (p. 7‑58), qui a pour fil rouge la mémoire, contribue également à démultiplier les facettes de Roubaud en rappelant que son œuvre « traverse toutes les formes d’écriture contemporaines » (p. 11) (roman, poésie, essai, opéra, théâtre, autobiographie traduction, littérature pour la jeunesse et écriture sous contrainte) et, qu’en amont de cette écriture, se retrouve un travail de lecture polyglotte et polymorphe :

2Cette avalanche de genres et d’influences n’est que le début d’une activité infatigable que les co‑directrices se proposent de parcourir. Le travail de médiéviste auquel Roubaud se livre n’est qu’une fenêtre ouverte sur tout un éventail de fonctions qu’il revêt. Les co‑directrices complètent le portrait de l’auteur en le présentant aussi bien en tant que chercheur, critique, inventeur, passeur, pédagogue, copiste et bien sûr oulipien. Elles ne manquent pas de rappeler la pluralité des publics auxquels Roubaud s’adresse : il pense tour à tour à un lecteur « averti, rusé, enfantin ou novice », de manière à tenir « compte de tous les modes et tous les âges de la lecture » (p. 33).

3Une démultiplication comparable se retrouve sur le plan de la fiction où Roubaud réinvestit une identité « médiévale fantasmée » à travers de nombreux personnages ou auteurs médiévaux. Il se dédouble tour à tour « en Perceval, Merlin, moine irlandais, troubadour (Jaufré Rudel, Raimbaut d’Orange, ou même Rubaut son homonyme occitan), etc. » (p. 22). Enfin, le dédoublement n’est pas seulement identitaire, mais également temporel. En jouant avec les anachronismes, Roubaud dialogue aussi bien avec Dante qu’avec les critiques du xxe siècle, tels que Zumthor ou Guiette. Par l’écriture, sous toutes ses formes, Roubaud a l’art de se métamorphoser, d’exercer une emprise sur le temps et de jouer avec son lecteur. Ce portrait ressemble à s’y méprendre au personnage garant du conte, Merlin.

4Cette multiplicité qu’incarne Roubaud donne aussi l’impression d’un vrai capharnaüm. Le lecteur qui pour la première fois se confronte à ses travaux se retrouve face à un trop‑plein de matière. Mais N. Koble et M. Séguy parviennent à l’éclairer : elles tirent les fils de l’écriture roubaldienne, démontrent les concordances entretenues et en arrivent à la conclusion que Roubaud est tout autant un chercheur en études médiévales qu’un « médiéviste pratiquant » (p. 20), auteur de fictions et de poésies.

Fiction, critique & invention

5Roubaud est devenu médiéviste en raison de ses qualités de chercheur et de son étude minutieuse des textes du passé. Mais ce qui fait sa spécificité, c’est sa relation particulière aux écrits, car Roubaud ne s’arrête pas à la fixité du texte ; au contraire, il s’interroge sur sa mobilité ou sa « mouvance » (pour utiliser le terme médiéval) :

6On voit ainsi que la lecture scientifique que Roubaud fait des textes donne lieu à deux pratiques, l’une « critique », l’autre « inventive » (p. 10). Cependant, la frontière entre les deux n’est pas toujours nette, car bien souvent une lecture critique s’entremêle à une écriture inventive. Il va même jusqu’à repousser les frontières littéraires en faisant se côtoyer la critique, la théorie des textes et la fiction. Le cas exemplaire est celui des « fictions théoriques » de Graal fiction3, au sujet desquelles la contribution de Patrick Moran illustre comment Roubaud mêle l’activité du chercheur et du critique à celle de l’auteur de fiction (p. 55‑69).

7En amalgamant ces pratiques, Roubaud « nous enjoint à prendre les fictions au sérieux et à reconnaître à la réflexion critique une dimension créative » (p. 28). S’il se place en tant que précurseur dans cette démarche, on ne peut nier l’influence du Critique et Vérité de Barthes4 dans cette façon d’aborder les textes, qu’ils soient scientifiques ou fictionnels. Cette approche commence également à se démocratiser dans le milieu universitaire et plusieurs notions apparaissent qui se rapprochent des démarches roubaldiennes. N. Koble et M. Séguy mentionnent en note la « critique‑fiction » de Jacques Dubois ou encore la « critique interventionniste » de Pierre Bayard. Nous pouvons compléter la définition du travail de Roubaud en ajoutant la notion de « critique créative » défendue par Yves Landerouin5, qui invite le lecteur à dépasser la frontière des genres et des pratiques pour donner une valeur artistique aux textes critiques, mais aussi une valeur critique aux réécritures médiévales de Roubaud. C’est d’ailleurs la pratique de lecture que Roubaud s’autorise à faire du Lancelot en prose dans La Fleur inverse6, comme le rappellent N. Koble et M. Séguy :

8Cette lecture entraîne une prise en compte de l’interprétation de Dante, avec qui Roubaud dialogue volontiers, ce qui donne lieu à une nouvelle hypothèse, celle « d’une conception non créatrice, mais destructrice de la mélancolie chez les troubadours » (p. 25), laquelle le conduit à mettre en relation « les textes anciens ou contemporains, fictifs ou théoriques ». Ceux‑ci sont considérés « pour leur valeur herméneutique avec le même poids et la même distance, ce qui fait de l’anachronie un temps propice à la discussion scientifique dans le champ de la littérature, conçue comme un art d’exprimer et de formaliser des affects » (p. 26).

Mémoire mimétique

9N. Koble et M. Séguy ne se limitent pas à décrire, dans leur brillante analyse, la pluralité roubaldienne ; elles parviennent à en rendre compte par la composition même de leur ouvrage. Celui‑ci se présente en trois parties intitulées respectivement : Fictions médiévales et théories de la fiction— Mémoire et invention poétique — Jacques Roubaud, anthologie. Les deux premières sont constituées de contributions scientifiques consacrées à l’œuvre foisonnante de Roubaud. La première section s’intéresse essentiellement aux textes à caractère médiéval et dégage des réflexions à portée théorique. Fiction et Théorie ouvrent cette première partie avec l’analyse de Graal fiction par Patrick Moran (p. 55‑69). Ensuite, Tiphaine Samoyault associe le temps grammatical du futur antérieur à la parole prophétique de Merlin dans Graal Théâtre7 et elle définit ce qu’elle appelle la « prose Merlin » (p. 71‑82). Barbara Wahlen étudie le motif de la Bête Glatissant dans les textes arthuriens de Roubaud. Parmi ces textes, elle mobilise notamment La Langue des enfants8, apportant ainsi une richesse scientifique, car le conte est peu connu du public et de la critique (p. 83‑95). Sandrine Hériché Pradeau et Christophe Pradeau questionnent « l’intertextualité débridée » (p. 113) du Chevalier Silence9 (p. 97‑113). Quant à Christophe Imperiali, il fait tomber le masque de Perceval derrière lequel se cache Roubaud dans ‘le grand incendie de londres’ (p. 115‑129). Enfin, la seconde partie, qui offre les contributions de Jean‑François Puff, Agnès Dison, Levente Selaf et François Sarhan, met l’accent sur la poésie roubaldienne et décortique les formes inventives de l’auteur, en lien avec le Moyen‑Âge.

10Dans leur diversité, les contributions donnent au lecteur une vue d’ensemble des différents registres, genres, pratiques, procédés d’écriture et influences qui caractérisent le travail roubaldien. Si ce sont essentiellement les textes de fictions, critiques et poétiques qui ont retenu l’attention, l’autobiographie n’est cependant pas en reste. Elle ne fait pourtant pas l’objet d’une analyse, mais se présente sous forme de récit. F. Sarhan, compositeur, raconte son projet mégalomane interrompu qui consistait à s’interroger sur le « rapport entre la composition musicale et la poésie » (p. 179‑191) :

11F. Sarhan raconte ici son expérimentation à la manière de Roubaud. L’étiquette « récit autobiographique sur un projet mégalomane interrompu » fait naturellement écho au ‘grand incendie de londres’. L’analogie ne se fait pas entre musique et poésie, mais bien entre son expérience et celle de Roubaud. Dès lors, l’expérience relatée par le compositeur peut se lire comme un pastiche, brouillant aussi les frontières entre contribution scientifique et composition artistique.

12Les frontières continuent à s’estomper avec la dernière partie qui offre un choix de textes roubaldiens inédits pour le plus grand plaisir du lecteur et du chercheur. La sélection illustre le travail polymorphe de l’écrivain présentant à la fois des textes critiques et théoriques (La Sextine de Dante et d’Arnaut Daniel ;Poésie et Violence ; Charles d’Orléans ; Shinkei, etc.), un conte (La Langue des enfants), un poème (De nos oiseaux) et des textes hybrides (Quatre états de poésie et La Bête Glatissant ; Graal‑Fiction).

13***

14L’ouvrage est donc, à l’image de Roubaud : pluriel. Cet écho entre la forme et le fond renvoie à un procédé cher à Roubaud, l’entrebescar des troubadours où les mots et la musicalité des chansons s’entremêlent10. Le lecteur retrouve, dès lors, le plaisir et les saveurs d’une lecture roubaldienne, car ses doutes face aux textes de Roubaud, quand il s’agit de les ranger dans des catégories (traditionnelles), réapparaissent à la lecture de cet ouvrage : les apparences scientifiques cachent une part d’invention. C’est un objet à la fois critique et artistique. Enfin, ce mimétisme ou ce pastiche des mécanismes d’écriture roubaldienne contribue à l’hommage rendu à l’auteur et cultive la mémoire de son œuvre de la même manière qu’il le fait avec la littérature médiévale.