Acta fabula
ISSN 2115-8037

2004
Printemps 2003 (volume 4, numéro 1)
titre article
Nicolas Wanlin

L’Écran : entre théorie esthétique et notion théorique

L’écran de la représentation. Théorie littéraire. Littérature et peinture du xvie au xxe siècle, Lojkine Stéphane dir., Paris : L’Harmattan, coll. « Champs visuels », 2001, 456 p., EAN 9782296270961.

1Comme il est inévitable dans un ouvrage collectif théorique où les contributions sont réunies autour d’un thème, l’interprétation de ce thème est diverse, et même le rapport au thème plus ou moins évident. Par souci de concision et de cohérence, il ne sera question ici que des contributions présentant une orientation spécifiquement théorique et centrées sur le thème de l’écran. Les autres, plus monographiques ou moins directement reliées à la notion seront plus brièvement abordées, ceci sans préjuger de leur richesse ni de leur qualité.

2Stéphane Lojkine introduit le volume par une consistante étude, « Représenter Julie : le rideau, le voile, l’écran », qui repose sur l’analyse détaillée d’une scène de La nouvelle Héloïse et de passages de Bossuet. Il en dégage les principes théoriques essentiels de sa réflexion sur l’écran dont l’enjeu est de dépasser les apories des sémiotiques logocentriques d’inspiration saussurienne. En effet, le couple icône/symbole a longtemps servi à décrire le fonctionnement des images, des textes et de ce qui est un peu trop rapidement appelé « transposition d’art » ou « illustration ». Il est donc bien sensible dans ce travail qu’une dimension sémiotique essentielle est ajoutée et reconfigure les schémas d’explication ; c’est la relation du récepteur à l’œuvre, plus précisément, du corps du spectateur au dispositif de l’œuvre. S. Lojkine convoque, pour opérer ce changement de paradigme sémiotique, des notions d’inspiration lacanienne (ce qui suppose un lecteur averti de ce type de théorisation). L’écran, objet difficilement circonscrit, oscillant entre thème inscrit dans les œuvres et outil notionnel permettant leur modélisation, est une manière de présenter la contradiction et la complémentarité, dans une représentation, entre le geste de montrer et celui d’occulter. Les trois grandes orientations de la réflexion (et donc les trois parties du volume) sont présentées ainsi :

3– « Tout d’abord, une théorie de la représentation fondée sur l’écran suppose le passage d’une modélisation linéaire et textuelle (ou, plus étroitement, narratologique) à une modélisation spatiale et iconique intégrant le primat de l’image sur le langage, du medium sur le signifiant. » (p. 37)
– « Le second aspect d’une théorie de la représentation fondée sur l’écran touche non plus au modèle structural, mais au mécanisme phénoménologique qui est ici mis en œuvre. » (p. 50) Pour rompre avec la conception classique de la mimésis, il faut introduire l’idée d’une « frustration fondamentale » du regard qui donne corps à la vision : « ...c’est le geste de l’homme abritant ses yeux pour contempler la lumière interdite de Dieu. Ce que nous désirons voir est chaque fois barré, mais signifié précisément parce qu’il est barré. L’écran permet ici de saisir l’articulation essentielle entre désir et mimésis » (p. 51).
– « Enfin, une théorie de la représentation fondée sur l’écran suppose une herméneutique de la subversion et de la révolte, qui s’oppose radicalement aux rhétoriques de la représentation, pour lesquelles l’acte créateur est d’abord un acte de soumission (à des règles techniques, à un cadre idéologique, voire à une grille imaginaire). Placer l’écran au cœur de la représentation, c’est tendre celle‑ci toute entière vers l’acte de la levée de l’écran, une levée dont on espère qu’elle révèlera ce qu’il faut savoir. » (p. 55)

4« De l’écran classique à l’écran sensible : le Salon de 1767 de Diderot » : S. Lojkine voit dans l’évolution des modes de représentation au cours du xviiie siècle « l’émergence d’un champ scopique irréductible à l’organisation rhétorique et textuelle du sens » (p. 296). Si l’on considère que la tradition de l’ut pictura poesis a eu pour fil conducteur une conception unitaire des media de la représentation, cette unité serait rompue par la reconnaissance d’une spécificité du pictural. Alors que la représentation classique se fondait sur la coupure entre le « dedans » et le « dehors » du tableau, le medium et la technique picturale tendent au siècle des Lumières à atténuer cette dichotomie et à présenter la toile comme la « limite érotisée du visuel et du tactile » (p. 301). Les Salons de Diderot rendent compte non seulement de cette tendance de l’esthétique picturale mais du « débordement de la sémiologie picturale dans le texte » ; bref, il semble qu’aussitôt gagnée sa spécificité non‑textuelle, la peinture se voie à nouveau imitée par les textes. Or, la démarche adoptée – voire le postulat que les Salons « traduisent » des tableaux – ne vise pas à déterminer les spécificités de chaque medium mais au contraire à supposer que les ressorts de l’un sont naturellement à l’œuvre chez l’autre. Le problème qui se pose ici est que l’étude d’un salon se fonde sur un commentaire textuel qui décrit le pictural ; et dès que l’on considère que le commentaire fait œuvre (le prestige de l’auteur y suffit), la littérature est une fois de plus mise en équivalence avec la peinture. Ut pictura poesis. CQFD

5S. Lojkine suggère à plusieurs reprises qu’il ne s’agit pas au xviiie siècle d’une révolution ou d’un retournement simple mais d’une maturation lente et dialectique. On pourrait en effet remettre en perspective ce tournant esthétique en rappelant que la notion toute rhétorique d’enargeia a été conçue et développée aux périodes les plus classiques, et constitue déjà une théorie de l’effet d’image dans le texte et de l’appel aux sens. Ce que S. Lojkine ajoute à l’enargeia, en parlant, de « dimension scopique » (p. 312), ou de « champ géometral du regard » (p. 311), c’est l’herméneutique psychanalytique. On peut se demander s’il est nécessaire de convoquer cette référence pour décrire le « moment sublime de la corporisation », c’est‑à‑dire le moment où la communication entre l’œuvre et son spectateur ne véhicule plus simplement un sens mais s’adresse au corps charnel. On peut aussi préférer à la psychanalyse la sémiotique peircienne qui rend efficacement compte des différents aspects et effets d’une œuvre, en articulant les ordres de l’icône, de l’indice et du symbole.

6Mais les conclusions des analyses menées ne sont assurément pas contestables, à savoir que le logocentrisme de la représentation classique entre en dialectique et se verra dépassé par une organisation symbolique dont le principe structurant est le corps. Cette démonstration s’appuie sur de nombreuses et précises analyses du Salon de 1767 ; en insistant en particulier sur la peinture religieuse, S. Lojkine fait le lien entre des dispositifs sémiologiques et une idéologie. La subtilité de ce propos est de discerner qu’une idéologie donnée ne contraint pas de manière nécessaire un fonctionnement sémiologique mais bien plutôt que c’est à l’intérieur d’une ère idéologique que les dispositifs s’élaborent en s’émancipant progressivement des modèles antérieurs. S. Lojkine fait bien apparaître en quoi le xviiie siècle de Diderot constitue une transition entre l’ère classique et la modernité.

7Marie‑Thérèse Mathet analyse de son côté une scène de Madame Bovary pour dégager quelques propositions fortes qui se résument ainsi :

8— L’écran où se projette l’objet est aussi l’écran où le spectateur découvre ses propres préoccupations ;
— Le personnage est absorbé dans ses objets et ne vit qu’à travers eux ;
— L’objet prend la place d’un dialogue, s’y substitue : ici, l’écran est substitution.

9L’écran est envisagé par Anne Lise Blanc comme dispositif narratif chez Claude Simon. Ses diverses fonctions sont de « refléter », « exposer », « voiler » l’objet de la narration (p. 82). L’association d’un dispositif visuel et d’une méthode narrative paraît absolument pertinente chez un romancier dont la poétique se caractérise principalement par son utilisation des images et sa technique narrative. L’article est donc tout à fait convaincant lorsqu’il propose de voir dans les dispositifs imageants des matrices qui informent la narration et ses procédés de superposition, déformation, amplification ou encore condensation.

10À travers une étude monographique des Travailleurs de la mer, Pierre Soubias utilise le terme d’écran pour décrire la pensée et la poétique hugoliennes : « L’écran hugolien est ce qui vient briser la continuité de l’espace physique, celui de la nature, et introduit dans le récit la discontinuité qui caractérise l’espace métaphysique, suggérant ainsi la profondeur véritable d’un Univers qui est irréductible aux apparences » (p. 109).

11L’article de Philippe Ortel est l’un des mieux centrés sur la problématique de l’écran, ou plus exactement de la projection. Il propose de prendre le dispositif photographique comme modèle sémiotique de certains modes de représentation littéraires. La distinction fondamentale qu’il introduit entre « culture de la graphè » (écriture et peinture) et « culture visuelle » (photographie) est exceptionnellement féconde et novatrice car elle ne situe plus la ligne de fracture entre les arts de l’écrit d’une part et ceux de l’image d’autre part, mais entre ceux de la main créatrice et ceux du dispositif optique. Cette base théorique a pour avantage de rendre compte de la réalité matérielle de la production ainsi que de la dichotomie entre deux imaginaires de l’écran prégnant au xixe siècle, ceux de l’écran graphique et de l’écran optique. C’est sur ce fondement que peuvent être réévaluées certaines catégories de l’histoire littéraire. Ainsi, pour Ph. Ortel, le lyrisme romantique et le réalisme ne sont pas si frontalement opposables si l’on considère qu’ils consistent l’un et l’autre à « réduire la distance entre le moi et le monde » (p. 137) à l’instar de la projection photographique.

12Il faut pourtant noter que Ph. Ortel fonde ses raisonnements sur une conception de la photographie comme mode de représentation qui « supprime la médiation du code » (p. 144), point de vue probablement discutable. Il est certes irréfutable que la photographie a d’abord été perçue ainsi et que ce mythe de l’immédiateté est toujours constitutif de l’opinion profane sur ce sujet, mais il est patent que l’histoire de cet art (ou même de cette technique) a mis en évidence qu’il suivait des codes, des contraintes génériques, des modes, etc. qui trahissent une essence médiée. De même qu’on ne peut plus considérer la perspective légitime comme le mode naturel de la représentation sous prétexte qu’elle est présentée par Alberti en termes d’optique et de géométrie, on ne considérera peut‑être pas la photographie comme mode de représentation immédiate sous prétexte qu’elle est obtenue grâce à un dispositif optique.

13Tout la difficulté réside dans la nécessité de tenir compte à la fois du savoir et des discours sur la photographie capitalisés depuis son invention, et de la doxa qui a accompagné sa diffusion au xixe siècle (« l’imaginaire de la création », p. 144). Il faudrait donc être simultanément historien d’un moment culturel et théoricien d’un système de représentation qui a échappé et débordé ce moment. Mais cette réticence n’est qu’anecdotique en comparaison de l’apport inestimable des réflexions de Ph. Ortel, dont il est plus longuement question dans le compte‑rendu de son dernier ouvrage, recension publiée dans Littératures (n° 46, printemps 2002) et disponible sur Fabula à l’adresse : http://www.fabula.org/revue/cr/323.php

14La contribution originale de Lucienne Cantaloube‑Ferrieu porte sur les titres des œuvres d’André Breton. Ils peuvent être considérés comme des écrans dans la mesure où leur usage subversif, « paradoxal et désorientant » (p. 156), obéit à des logiques plus complexes que de simplement annoncer le contenu de l’œuvre.

15« Enjeux idéologiques de l’écran : modèles italiens et taxinomie du désir féminin dans Les Dames galantes de Brantôme » est un article d’histoire littéraire sur les sources de l’œuvre, mais Helmut Meter met aussi en évidence ce que l’usage de l’intertextualité révèle de la culture érotique et de l’idéologie de la sexualité.

16Charles Lorente, dans un article intitulé « La femme à la voilette : la question du féminin dans Henri Matisse, roman, de Louis Aragon », analyse la fonction du thème pictural dans le roman selon une grille de lecture psychanalytique. « La peinture se situe [ …] dans cette médiation entre le sujet qui voit et l’objet qui regarde qu’est l’écran selon Lacan. » (p. 172)

17Anne Larue, analysant différentes représentations peintes du sacrifice d’Iphigénie dans lesquelles Agamemnon se cache le visage/les yeux, développe le fonctionnement complexe de l’écran en termes de révélation/occultation, désir/frustration. Il apparaît que l’écran est un dispositif qui masque l’insoutenable, voile ce qui est moralement irreprésentable et signale l’impossibilité du spectacle, répondant en cela à un impératif de bienséance.

Notre audace désirante prétend allier deux ordres irréductibles, le réel et la mimésis. Le dispositif de l’écran, dans son double rôle d’occultation et de révélation, dénonce la témérité de cette soif et participe néanmoins de sa jouissance quelque peu masochiste en donnant l’occasion au désir de s’aiguiser toujours davantage. (p. 200)

18(Signalons qu’Anne Larue vient de publier un livre original et brillant proposant de voir le masochisme non comme une psycho‑pathologie mais comme un effet de la littérature — notamment enfantine — sur la formation de la sensibilité. Le Masochisme, éd. Talus d’approche, 2003.)

19Patricia Eichel‑Lojkine analyse le discours esthétique de Léonard de Vinci avec des outils théoriques modernes tels que la distinction icone/indice et la notion d’aura développée par W. Benjamin. Elle rend ainsi compte d’une mutation très importante dans l’histoire de l’art et de sa théorie à la Renaissance.

Léonard met en place de manière archétypale le regard devant le rayonnement fascinant et terrifiant du sacré. C’est un regard plein de désir qui se fait sur le mode de l’effraction pour accéder à une vision interdite. [...] Mais ce regard sacré est‑il encore possible alors même qu’un autre mode de vision, profane, est en train de la concurrencer et de le dominer ? (p. 227)

20Cette concurrence est pensée selon les deux modalités de la valeur artistique selon Benjamin (valeur d’exposition/valeur rituelle‑aura).

Le prix attribué à l’œuvre d’art dérive de son caractère unique (« elle demeure précieuse et unique »), cette authenticité étant la condition première de l’apparition de l’aura selon W. Benjamin. Léonard s’écarte donc de la logique de la mimésis qui invite les œuvres picturales à reproduire la nature et qui mène en fait directement à leur reproduction en série. La perte de prestige due à la copie de la nature à travers une vitre s’aggraverait alors par la reproductibilité des œuvres. Pour Léonard, c’est le statut iconique de la peinture, définie par sa ressemblance avec le modèle, qui est à la source de la crise contemporaine de l’authenticité, de la perte accélérée de l’aura. (p. 238)

21C’est pourquoi il est proposé que l’esthétique de Léonard de Vinci telle qu’elle apparaît dans ses écrits (et se confirme dans sa pratique ?) est déjà tendue vers une conception indicielle de la représentation.

22L’écran étudié par Geneviève Cammagre est celui de la correspondance intellectuelle et sentimentale de Diderot et Sophie Volland. L’échange de lettres manifeste différents « écrans séparateurs » : « éloignement imposé par une mère abusive, rivalité homosexuelle, peut‑être artificiellement entretenue, et surtout opaque altérité ».

23Isabelle Gadoin analyse avec finesse les variations complexes de Salman Rushdie sur la constitution de l’identité ; identité des personnages, identité de l’auteur, identités culturelles. C’est à une analyse culturelle — postcoloniale pour ainsi dire — qu’elle soumet le roman Shame de l’auteur déraciné.

24L’admirable synthèse que présente François Brunet sur la théorie esthétique de Théophile Gautier utilise un peu artificiellement le terme d’écran. En revanche, elle explique très précisément la position de Gautier entre Romantisme et Art pour l’Art et son opposition au Réalisme, en mobilisant les notions d’imitation, de nature, d’idéal du beau, d’inspiration, etc. Ce travail d’histoire littéraire expose ainsi la maturation d’une poétique en se fondant sur une analyse des théories esthétiques de l’époque. La contribution est d’autant plus précieuse qu’il se fonde sur une importante masse de textes non encore réédités.

25Catherine Cusset se propose d’« examiner [dans Thérèse Philosophe] l’alliance entre cette « levée d’écran » qui est le projet même des Lumières, et la levée d’écran, abstrait ou concret, à laquelle procède le roman pornographique » (p. 379). C’est ainsi selon une acception métaphorique du terme d’écran que peuvent être comparés le roman pornographique et la philosophie matérialiste des Lumières qui « vise[nt] à détruire » l’écran des préjugés « pour montrer ce qu’il y a derrière : le déterminisme du corps » (p. 379). C’est‑à‑dire, pour reprendre les termes de Thérèse, que « L’âme n’a de volonté, n’est déterminée que par les sensations, que par la matière. La raison nous éclaire, mais elle ne nous détermine point ». (p. 387)


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26D’autres exemples de fonctionnement de l’écran, tant comme support ou dispositif de projection, que comme obstacle sont illustrés par Renée de Smirnoff dans l’œuvre de Balzac, par Sylvie Vignes dans les chroniques de Giono. Enzo Caramaschi, pour sa part, disserte brillamment sur Pirandello mais sans guère de rapport à la question de l’écran. Enfin, dans un article sur Le Canal de Gerhard Meier, Corinne Müller propose une explication de texte avec un appareil herméneutique fort empruntant à Barthes, Blanchot, Lacan et Kristeva et adoptant « l’hypothèse [...] que le moment cinématographique, tel qu’il est décrit par le texte lui‑même, en constitue le modèle narratif ».