Du discours à la trace : le dire sans fin du hasard
1Le projet de ce livre est d’examiner les rapports entre hasard et vérité dans les Essais, en les considérant non pas comme le contenu constitué d’un pyrrhonisme rénové, mais en ce qu’ils ont en réalité une dimension constituante et conditionnent une discursivité particulière. L’ouvrage, exhaustivement informé, tranche donc avec les études purement philosophiques de même qu’il se distingue des approches qui s’attachent exclusivement à l’analyse argumentative de l’œuvre : on y découvre plutôt comment le travail des Essais déplace à la fois les modes de construction du discours de vérité et les modalités de sa réception. Pour le dire autrement, le « hasard » auquel s’intéresse Olivier Guerrier n’est donc ni un simple thème philosophique, ni seulement une dimension de l’existence : comme il le remarque en effet, le terme désigne souvent chez Montaigne les conditions même d’un discours considéré dans son événementialité et dans son surgissement1.
2L’ouvrage compte quatre parties, chacune étant composée d’études de détail qui sont parfois le développement d’articles précédemment publiés. Se donne ainsi à lire un cheminement intellectuel, une recherche dont les éléments ne sont pas a priori fédérés et qui semble découvrir ou dévoiler sa cohérence à mesure qu’elle progresse. Ce mode de structuration qui pourrait prêter le flanc à quelque critique nous apparaît davantage le signe d’une honnêteté intellectuelle, toute montaignienne sans doute, pour laquelle la recherche est une aventure et découvre ses objets plus qu’elle ne les prédispose.
La rencontre : expérience & écriture de l’impréméditation
3Le parcours proposé par O. Guerrier commence par une étude lexicologique et discursive qui sonde la conceptualité du xvie siècle : il s’agit d’identifier les moyens linguistiques dont dispose Montaigne pour penser la contingence. Cette première partie se concentre en particulier sur le terme-notion de « rencontre » dont l’auteur montre la richesse sémantique à l’époque des Essais. L’hypothèse est la suivante : la « rencontre » possède un prisme étendu de significations qui permettent d’approcher l’opération complexe que Montaigne désigne sous le nom d’essai. En effet, le terme, dont O. Guerrier décrit les définitions et les usages qu’en font les littérateurs de l’époque, implique tout à la fois une certaine appréhension du réel comme quasi-contingence, ou, à tout le moins, une hésitation entre providentialisme et constat du hasard, ainsi qu’une phénoménologie de certains surgissements mentaux ou rhétoriques. Les trois premières sections s’attachent ainsi à l’étude des occurrences du mot « rencontre » chez Montaigne et ses contemporains. Emprunté au vocabulaire militaire où il possède entre autres le sème de l’inattendu et de ce qui échappe à un dessein préétabli (sections I et II), le terme, récurrent dans les Essais, trahit ce qu’O. Guerrier appelle une « turbulence épistémologique » (p. 56) et une perturbation des modes d’interprétation de l’H(h)istoire que l’on retrouve par exemple dans les inflexions de la traduction de Plutarque par Amyot. La « rencontre » décrit ce qui est advenu en reconnaissant la part de fortune qui y préside. Une telle description vaut comme une justification non providentialiste et non rationaliste des événements du monde. En effet, tout en les intégrant dans une interprétation ou une resémantisation, dans une manière de dessein possible, elle n’exclut pas la présence du hasard comme cause (section III). Comme le rappelle O. Guerrier, à une époque où se développe le genre aristocratique des Mémoires, l’invention de l’essai « qui subvertit les modèles linéaires pour réfléchir les conditions précaires du sujet » (p. 71) fait de la « rencontre » un paradigme narratologique capital. Texte à l’appui, l’auteur met en évidence la façon dont Montaigne catégorise comme rencontre l’heureuse connivence qui le conduit à se lier d’amitié avec La Boétie, atténuant ainsi la dimension fatale de l’événement et se refusant donc à figer le récit d’une vie en une ligne identitaire aux contours nets et arrêtés (section IV).
4On comprend alors que le regard du critique se dédouble et embrasse aussi bien les modes d’appréhension du réel que la poétique qui en permet la formulation : l’étude de la « rencontre » porte donc du plan référentiel à celui méta-discursif d’une rhétorique de la contingence qui constitue le deuxième focus de la première partie de l’ouvrage. Comme en témoignent les dictionnaires de l’époque, au plan verbal la « rencontre » relève de l’art spontané de la conversation. Et Montaigne dans ses réflexions « Du parler prompt ou tardif2 », valorise le pouvoir de sollicitation d’une parole vive et impromptue que la parole écrite doit tâcher de reproduire.
5Voilà pourquoi le texte des Essais, « loin d’être un lieu reflétant une substance stable, occupé par une instance unitaire qui coïnciderait avec elle-même » est en réalité « une sorte de plan d’immanence qui comprend les mutations du sujet et constitue la recherche de soi en enquête foncièrement aléatoire » (p. 99). Et de fait, les commentaires autographes de l’exemplaire de Bordeaux, en soulignant la difficulté que rencontre l’auteur dans l’interprétation de ce qui relevait de sauts imprémédités de l’écriture et de la pensée, insistent sur la contingence mentale qui préside à la rédaction des Essais, renvoyant l’écrit aux conditions mêmes de la pensée et de la parole en contexte de conversation vive (section V). Cela entraîne une redéfinition des références encyclopédiques et des savoirs mobilisés dans le texte et de l’usage que l’on en peut faire : en effet, l’insistance sur la singularité contingente de chaque contexte (de lecture, d’écriture) et de chaque occurrence (con)textuelle invite à moduler l’exemplarité des anecdotes « rencontrées » (selon le propre terme de Montaigne, III.13) en cela que leur pertinence est toujours plus ou moins approximative. Et O. Guerrier de conclure de façon nuancée à une « déconstruction progressive de l’encyclopédie humaniste », « à son recyclage en dispositifs valorisants le cryptage, la concurrence des significations, l’anamorphose, sans espoir de synthèse » (p. 108, section VI).
6Le critique peut alors affirmer que l’étendue du prisme sémantique de la « rencontre » en fait un élément souple et crucial de l’outillage notionnel dont dispose Montaigne : en effet, parce qu’elle dit aussi bien « le mode de saisie d’une situation du réel » que « les saillies et autres télescopages mentaux et linguistiques » (p. 114), cette quasi-notion constitue un réseau de cohérences transversal à l’ensemble des Essais et procure au lecteur une intelligibilité non systématique du texte, qui embrasse à la fois la considération montaignienne de la contingence de l’existence et sa traduction poétique dans l’oralité impromptue d’une écriture.
La cohérence en question : errance du discours, devenir du sens
7Parce que l’inscription de la contingence dans le texte même implique une intelligibilité problématique des Essais,dans la deuxième partie du livre O. Guerrier aborde la difficile question de la cohérence de l’œuvre. En effet, se demande le critique, doit-on prendre à la lettre les moments où Montaigne revendique « la rhapsodie », la « fricassée » ou le « fagotage » comme modèles de son écriture ou bien n’y a-t-il là que rhétorique, déclaration concertée d’une pose naturelle et décousue en vue d’un dessein argumentatif bien déterminé ?
8Pour répondre à cette question, O. Guerrier démontre d’abord que les Essais mettent en œuvre une pratique et une réflexion sur la rhétorique qui reconfigurent l’inventio et la dispositio classiques (section VII). Le critique montre en effet que l’invention telle que la pense Montaigne donne naissance à la figure d’un « philosophe imprémédité et fortuite3 » qui « rencontre » en sa mémoire ou dans sa bibliothèque les autorités qu’il mobilise selon d’heureuses convergences occasionnelles, pour donner caution a posteriori à ce qu’il expérimente d’abord de manière spontanée, et non pas pour donner forme a priori à l’expérience. Quant à la disposition des Essais, Montaigne la figure tantôt comme « marqueterie mal jointe4 », tantôt comme « fagotage5 », signifiant à son lecteur qu’il est possible, à l’échelle de l’œuvre, « de rencontrer des enchaînements familiers, mais que ceci, comme le reste, est aléatoire » (p. 135). De même, les retouches du texte par l’auteur, ne vaudront pas comme rassemblement après coup du divers en un unique dessein mais doivent être envisagées « comme l’espace d’une confrontation entre deux moments qui ont toute chance de ne pas relever de la même actualité » (p. 136).
9Cherchera-t-on alors une cohérence argumentative de surplomb dans « les relations de commentaires », ces moments de reprises synthétiques où Montaigne réfléchit a posteriori sur le sens et le geste de ce qu’il a écrit ? À cette question, O. Guerrier répond par la négative en rappelant que de nombreux indices montrent comment ces commentaires sont pour Montaigne lui-même des « événements langagiers au plein sens du terme » et qu’il les considère donc comme aléatoires, voire provisoires : on doit alors reconnaître que « [les relations de commentaire] sont dépourvues des cautions des argumentations en forme comme de celles qu’elles pourraient finir par se conférer à elles-mêmes. Ce ne sont pas des structures, encore moins des schémas, parce qu’elles sont l’expression textuelle évidente des coups du sort, des manœuvres du hasard », (section VIII, p. 150).
10Dans la dernière section de cette deuxième partie, l’auteur s’interroge sur la façon dont un dessein supposé des Essais pourrait être rapporté au vouloir-dire d’une figure auctoriale stabilisée qui en unifierait le sens (section IX). Or, nous dit O. Guerrier, une telle figure n’existe pas : souvent Montaigne avoue « ne pas parvenir à concevoir l’origine des pensées qui l’agitent, ni à les contrôler, ni à s’en tenir à l’une d’elle » ce qui fait du je non le garant d’une énonciation dirigée, mais une instance précaire du discours soumise comme lui au divers et au multiple qui l’altèrent. La contingence du sujet, sa labilité et ses intermittences, entraînent une redéfinition du discours, dont le sens n’est plus assignable à une intention simple qui l’orienterait. Cela implique que soit « appliquée aux écrits la règle qui prévaut dans la conférence, où “la parole est pour moitié à celui qui parle, moitié à celuy qui l’escoute6” » (p. 158). Le texte devient donc un espace de relations dynamiques, entre l’auteur et les différents moments de son discours, entre l’auteur et ses lecteurs. Le sens des Essais est donc en devenir.
Confiance & incertitude : d’une vérité vive & fragile
11La troisième partie s’interroge alors sur « les conditions de possibilité d’une parole écrite véridique en régime d’incertitude » (p. 17). Après avoir démontré que Montaigne surmonte un certain nombre de paradoxes énonciatifs (dont le paradoxe du menteur demeure le modèle) en distinguant entre la vérité du discours et la probité des intentions de celui qui le profère (section X), O. Guerrier établit que, dans les Essais, « l’affirmation de la relativité des jugements » n’empêche pas celle « des opinions du moment dans leur dimension occasionnelle » (p. 178). Le critique peut alors interpréter une série de marques textuelles qui témoignent d’un engagement du penseur dans sa parole. Comme semble l’indiquer Montaigne lui-même7, la caducité des opinions n’est donc pas contradictoire avec un investissement entier du sujet.
12En plaçant au cœur de son projet philosophique une manière d’éthique de l’énonciation, Montaigne fait de la parole moins une édiction de principes vrais qu’un effort de vérité dont le temps et l’espace sont ceux d’une interlocution sans tromperie. Il y a là comme un écho moderne de la parrêsia socratique dont Foucault rappelait naguère qu’elle se fondait sur « un acte de confiance », sur « un pacte entre [le philosophe] et ce qu’il dit8 ». Revient alors, avec plus d’acuité, la question des rapports entre l’acte sincère d’une énonciation singulière et la mobilisation des éléments discursifs hérités de la tradition, fictions et autres maximes. La dernière section de cette partie montre comment les artefacts langagiers (fables, récits, etc.) que Montaigne réutilise ne disposent pas « du crédit qu’on prêterait à un discours stable et adéquat à un référent réel » (p. 200). Rapportées par l’auteur en l’occasion particulière d’un acte d’énonciation dont elles portent la marque, les citations se voient soustraites « à la force d’inertie de l’écrit et aux postures magistrales » (p. 205). Pour le dire autrement, la citation de la parole d’autrui, la restitution de récits dont il n’est pas lui-même l’auteur, au lieu de servir un projet de légitimation et d’autorisation qui fonderait en vérité son discours, offre à Montaigne un objet d’enquête qui n’est ni totalement vrai, ni totalement faux, mais une sorte de plasma signifiant9 à la rencontre duquel le sujet se découvre et reconnait son propre mélange.
Sur les brisées de l’auteur : lire, cette pratique
13La dernière partie, en se concentrant davantage sur la lecture ou la figure du lecteur, aborde enfin la notion de « reconnaissance » qui permet, selon l’auteur, de penser une « transition du paradigme mimétique du portrait au paradigme herméneutique propre à l’étrange déchiffrement qu’accomplit Montaigne » (p. 17). La première section enquête d’abord sur les occurrences du terme « reconnaissance » et observe comment celui-ci possède un prisme de significations qui vont de la gratitude pour autrui à la désignation d’un « mécanisme proche de l’aveu » (p. 220) sous le regard de l’autre, en passant par les notions de rappel, d’indentification ou encore d’investigation. La seconde section montre alors comment la « cicatrice » peut symboliser un mode de reconnaissance du sujet selon les fluctuations auxquelles ses représentations sont soumises, selon une temporalité essentiellement fragmentaire (p. 229). Ce qui ne va pas sans induire une herméneutique et une lecture particulières, s’il est vrai que circonstances et occasions modifient en permanence l’objet interprété. La séquence suivante montre alors comment l’interprétation peut être pensée selon un paradigme cynégétique cher à Montaigne : celui de la trace ou de la piste. À l’interprétation selon la mimesis, qui tente de mettre à jour une représentation, se substitue alors un paradigme indiciaire qui était déjà celui de la cicatrice et selon lequel le lecteur doit marcher sur les brisées de l’auteur pour en comprendre le discours. Le texte n’a alors de sens qu’à être parcouru ou reparcouru,
en sorte qu’en fait, tandis que selon une conception dont la modernité n’échappera à personne, la figure de l’auteur maître et possesseur de son discours et de sa signification se dissipe, une autre instance prend le relais, en signalant que le texte conserve son opacité, ce qui est une manière d’en annoncer l’éclaircissement pour un temps à venir, et d’inviter un suyvant à y contribuer. (p. 240)
14Le critique se demande alors ce qu’il en doit être du lecteur à venir. Significativement, quand il en imagine la figure, Montaigne, loin de lui attribuer des compétences intellectuelles ou un jugement de goût, lui confère plutôt une éthique, une force d’âme insensible aux manœuvres de la séduction10. Il y a là la postulation d’un lecteur intérieur difficilement observable, qui serait néanmoins indépendant et capable de contradiction à l’égard de l’auteur, dont il appréciera toutefois l’honnête franchise. Or, s’interroge O. Guerrier, ce lecteur, capable de droiture dans l’expérience qu’il fait de la lecture, Montaigne finit-il par douter qu’il existe ? Doute-t-il qu’il y ait encore quelqu’un capable de regarder par cette « fenêtre au cœur » que sont pour lui les Essais ? C’est sur cette interrogation que se termine la dernière section de l’ouvrage, en rapportant quelques paroles désabusées par lesquelles Montaigne semble prendre acte du fait que la poétique d’une réconciliation entre écriture et parole vive et la tentative de « baliser l’itinéraire et d’orchestrer le déchiffrement » (p. 260) du texte ne permettent pas d’atteindre avec certitude certaines « fibres essentielles, fondamentales sur lesquelles on ne saurait avoir le moindre pouvoir » (ibid.).
Positions critiques
15Le livre d’O. Guerrier nous a donc conduits des thématisations internes de la production du texte aux questions que l’auteur y formule quant à sa réception. Le critique y observe avec une rigueur exemplaire deux principes méthodologiques qu’il faudrait commenter brièvement pour conclure. Le premier de ces principes pourrait être défini comme une manière de nominalisme notionnel et consiste à ne pas prédéterminer le sens du texte en y important un matériel conceptuel préconçu. Significativement, les notions fondamentales du livre « rencontre » et « reconnaissance » font d’abord l’objet d’une approche lexicologique contextualisée qui vise à reconstituer le nuancier des pensées et expressions non seulement d’une époque mais de Montaigne en son œuvre. La définition souple des notions, selon les occurrences qui les nomment et les actualisent, permet d’en maintenir le dynamisme et de ne pas succomber à la tentation de généraliser, d’essentialiser ou de rendre systématique un mouvement fluide qui refuse tout système parce qu’il s’expose aux hasards de la pensée et des événements.
16Le deuxième principe méthodologique réside dans le tressage des plans sur lesquels se développe l’analyse : le plan informationnel ou thématique — ce que dit le texte — et le plan formel ou factuel — ce qu’effectue le texte. L’enjeu de cet entrelacement est considérable puisqu’il permet au critique de vérifier l’existence effective de ce que Montaigne définit parfois comme une poétique de la contingence. La démarche d’O. Guerrier trouve ici toute sa valeur, tenant d’un seul geste l’énoncé montaignien du hasard et de sa distribution aux différents niveaux de l’existence, de la pensée et de l’écriture, et ce qui se révèle comme une énonciation fidèle à/de ce hasard.
17Sans doute cet ouvrage appelle-t-il des continuations. Sa relative brièveté fera regretter à certains la rareté des moments de synthèse. Mais on aurait tort d’en tenir rigueur à l’auteur : il s’agissait de plonger dans le corps des Essais, dans les méandres de leurs biffures, dans la complexité des liens qu’ils tissent entre le hasard, la parole, l’écriture et l’événement d’une vérité toujours précaire, toujours ancrée, ici ou là, dans l’expérience et la responsabilité de qui en fait l’expérience.
18Un des futurs de ce travail, et une des nombreuses raisons par lesquelles il excède le seul champ des études montaigniennes, réside probablement dans l’exploration des liens entre la pensée du hasard et la mise en évidence, par une poétique qui se réfléchit elle-même, d’un rapport indiciaire au discours. L’existence de tels liens tient-elle au fait que la simple thématisation de la contingence risquerait toujours de nous reconduire vers les chemins battus de légitimations discursives dont les cicatrices et autres indices contingents interrompent l’évidence ? La question demeure et il y a là un domaine encore en friche qu’une histoire des poétiques de la contingence, de Montaigne à Mallarmé ou au-delà, pourrait un jour arpenter, écarquillant les yeux, avec eux, entre la virtuosité parfois apodictique et dogmatique des symboles et la matité trouble de l’existence et de ses traces.