Acta fabula
ISSN 2115-8037

2005
Automne 2005 (volume 6, numéro 3)
Judith Sarfati Lanter

D’une fiction de présence 

Poétiques de la voix. Angleterre, Irlande, Etats-Unis. Sous la direction de P. Iselin & E. Angel-Perez. Presses de l'Université de Paris-Sorbonne, coll. « Sillages critiques », 2005.ISBN: 2-84050-397-2

1Pour son septième numéro, la collection « Sillages critiques » publie un volume sur le thème de la voix, dans la continuité des travaux sur la littérature anglophone du groupe de recherches Texte et critique du texte (rappelons le numéro 4quatre, Le regard dans les arts plastiques et la littérature). Dans sa présentation du recueil, Pierre Iselin rappelle la nature paradoxale de la voix : à la fois expression et travestissement de l’intimité, manifestation du sensible et pourtant évanescente, elle est par excellence « l’aporie de l’incarnation » (p.7). Cette ambivalence est explorée dans un riche panel d’études regroupées en deux parties : la première, intitulée « Voix parlée, voix chantée », concerne la voix physique et ses implications idéologiques, poétiques ou sociales ; la seconde, « La voix comme trope », aborde les principales questions de poétique qu’implique la notion : ventriloquie, interdit, voix lyrique, voix spectrale. Comme ne manque pas de le remarquer Pierre Iselin, cette organisation rend toutefois peu compte des préoccupations transversales qui affleurent au-delà de la diversité des approches.

2Les articles réunis dans le premier volet rappellent que la voix, en tant que puissant moyen de séduction, a pu aussi susciter l’inquiétude et la condamnation morale. Le bel article de Philippa Berry analyse ainsi la polysémie du souffle de Zéphir dans le tableau de Botticelli Primavera (« The Voice of the Daemon : Inspiration and the Poetic Arts in Botticelli’s ‘Primavera’ »). Soulignant l’effet de dissonance produit par la toile, entre d’une part la tranquillité de la scène pastorale dominée par Vénus, d’autre part l’irruption d’une force terrifiante incarnée par le souffle de Zéphir, l’auteure y voit une référence au bouleversement de la production esthétique auquel Botticelli assiste et participe. La violence de Zéphir, dont le souffle féconde les personnages de Chloris et Flora, traduit à la fois une attente de renouveau, et une inquiétude face à la rapidité des changements culturels. Mais, parce que ce souffle est aussi une traduction de la furor divine, on peut y lire l’anxiété des contemporains envers l’inspiration païenne et moralement ambivalente des sources sur lesquelles se fonde ce renouveau culturel. Philippa Berry apporte de précieux éclairages contextuels en se référant à l’atmosphère d’attente eschatologique qui règne aux environs de 1480, et s’appuyant – entre autres – sur les écrits de Marsile Ficin.

3Dans un contexte tout-à-fait différent, Pierre Dubois évoque aussi la défiance suscitée par les séductions de la voix, lyrique cette fois (« Voix naturelle, voix dénaturée, voix maîtrisée : ambiguïté et métamorphose de la voix en Angleterre au XVIIIe »). Il rappelle que l’émergence d’une expression vocale nationale en Angleterre au cours du XVIIIe passe par la déconsidération progressive de l’opéra italien et de ses solistes virtuoses, au profit d’un chant collectif exempt de toute forme d’excès de son ou d’effet. Une opposition se dessine notamment entre d’une part le vraisemblable et le naturel et, d’autre part, les  effets spectaculaires que produisent les castrats de l’opéra italien – car leur voix est sentie comme perverse et amorale. Le glissement du jugement éthique au jugement esthétique explique en contrepartie l’élaboration d’un art national caractérisé par un usage harmonieux et modéré de la voix – élaboration qui formerait le pendant musical des catégories du beau et du sublime définies par Burke. C’est aussi à la réprobation morale qui pèse sur la voix des solistes que s’intéresse Laurent Bury, quand il analyse trois romans victoriens  : Daniel Deronda (1876), de George Eliot, The Landleaguers (1883) de Trollope, et Trilby (1894) de George Du Maurier (« La cantatrice juive : variations victoriennes sur l’aphonie »). Dans ces romans, qui mettent en scène des personnages de cantatrices, la musique chantée est à chaque fois mise en relation avec un ou plusieurs personnages juifs dont le portrait reflète l’antisémitisme ambiant. Cette présence se double d’une thématique de l’aphonie: la cantatrice perd sa voix, et se trouve ainsi punie d’avoir osé exposer son talent en public. L’auteur de l’étude rappelle longuement la teneur de ces trois romans méconnus, parfois à juste titre, et interprète le lien entre chant et judaïsme comme une manière de stigmatiser l’un et l’autre.

4Michèle Bonnet analyse quant à elle la voix du pasteur Dimmesdale dans La lettre écarlate de Hawthorne, mais s’en se contenter d’une exploration purement thématique : elle met effectivement en regard la représentation de la voix avec le débat théologico-linguistique de la renaissance américaine. L’auteure part du constat que c’est davantage sur la texture de la voix du pasteur que sur les mots qu’il prononce que repose la fascination qu’il excerce sur la communauté idolâtre. Son mode de discours, habité par l’émotion, s’oppose à celui de ses confrères puritains, adeptes d’une rhétorique qui s’appuie non sur le coeur mais sur la raison, non sur la voix mais sur le mot. Michèle Bonnet met en perspective ces analyses avec le débat qui a lieu dès le début du XIXe siècle entre les unitariens, qui font de la raison une pure affaire de l’entendement, et les trinitariens qui défendent l’émotion comme vecteur du sentiment religieux. Elle montre ensuite comment Hawthorne recherche dans la figure et dans un langage de l’écart une manière de transposer dans le registre des mots les possibilités expressives de la « langue de feu » de Dimmesdale. La force du ravissement prend aussi le pas sur la réprobation morale dans la pièce du dramaturge irlandais Tom Murphy, The Gigli Concert, qu’étudie Alexandra Poulain. La primauté du verbe y est remise en question, mais sur un mode burlesque cette fois, à travers une sorte de réécriture du mythe de Faust sur le mode de la farce. La pièce semble progressivement disqualifier le pouvoir du langage articulé au profit de la voix chantée, et ce, de deux manières: d’une part par un effet de montage reposant sur l’insertion d’arias qui constituent un contrepoint ironique et non verbal à la situation dramatique. D’autre part, par la représentation parodique de scéances psychanalytiques et par la réécriture burlesque de passages de la Bible – manière de subvertir à la fois la parole psychanalytique et la parole biblique pour préparer un dénouement où le salut viendrait d’un pur chant permettant une jouissance immédiate et sacrilège.

5L’étude d’Hélène Aji crée un effet de clôture dans ce premier cheminement du recueil, dans la mesure où elle montre que les textes du poète américain contemporain David Antin évacuent les derniers soubresauts d’une défiance envers la voix et consacrent une ré-auratisation des pouvoirs de la parole (« Discours poétique et poétique du discours : problématiques de la voix chez David Antin »). Hélène Aji retrace le parcours théorique du poète, tout en s’appuyant sur des microlectures d’une grande rigueur. Elle évoque notamment les talkings, mode de composition originale dont Antin est l’inventeur, sortes de proses orales, en partie improvisées devant un auditoire, enregistrées, puis travaillées au magnétophone, sans aucun recours à l’écriture – qui n’est ensuite qu’une partition du poème. Les talk-poems participent d’une volonté de sortir l’art des spécialisations génériques et de ramener la poésie à une situation de discours spontané mais néanmoins réflexif et sophistiqué.

6C’est précisément cette possibilité d’adéquation de la voix à son présent d’énonciation qui est remise en question dans les dernières études du recueil. Qu’elle devienne prosopopée ou qu’elle soit explicitement désignée comme pure instance fictionnelle par les jeux de la déconstruction, elle est avant tout voix in absentia. Dans l’article qui ouvre ce second volet, Alain Jumeau travaille sur la polyphonie ventriloque dans le texte que l’historien victorien Carlyle a consacré à la Révolution française (The French Revolution). Loin de feindre une neutralité distante, Carlyle commente les événements en adoptant un ton prophétique – quand il met l’accent sur les aspects destructeurs de la Révolution – ou parfois lyrique – quand il évoque l’espoir de fraternité et de justice que suscitent les bouleversements. Il met aussi en place un procédé de dialogisme par lequel on entend les voix des différents acteurs du drame : les héros, les dirigeants, ou le peuple. Le procédé vise à dramatiser l’action, en substituant cette fois la voix des révolutionnaires ou de leurs ennemis à l’analyse de l’historien. C’est sur une autre forme d’empiètement que travaille Adrian Grafe : il ne s’agit plus de la rencontre des procédés fictionnels et du discours historiographique, mais de l’intrusion de la culture de masse dans la poésie. Son analyse de la référence à la musique pop dans les poèmes de Philip Larkin, Hugo William et Paul Muldoon, s’appuie sur l’étude de passages précis pour éclairer les effets de spécularité et de renversement des hiérarchies qu’entraîne la rencontre de la poésie et de la musique grand public. Chez les auteurs évoqués, la musique apparaît, de manière attendue il est vrai, comme un miroir du poème lui-même, mais elle inscrit aussi au sein du poème l’idéal d’une voix qui serait véritablement performance et non pas simple lecture ou récitation.

7Christine Savinel réunit Emily Dickinson et les deux poètes américains contemporains Jorie Graham et Michael Palmer, autour de la notion de voix « désengagée » (« ‘D’une voix dégagée…’ : les paradoxes du lyrisme chez Emily Dickinson, Jorie Grahan, Michael Palmer ») : partant du principe que le sujet lyrique est toujours une instance fictionnelle, qu’il en prenne acte ou non, l’auteure montre comment les trois poètes ont tenté chacun à leur façon de dépasser ou de transmuer le pacte lyrique en déconstruisant la voix poétique, en la mettant à distance par des effets citationnels ou théâtraux, en la montrant clivée et porteuse d’altérité, jusqu’à un possible effacement. C’est aussi sur les questions de la ténuité et du dédoublement que travaille Catherine Bernard. Elle considère la phonè impersonnelle et ventriloque du pastiche, jadis prégnante, désormais fantomatique, chez Peter Ackroyd et A.S.Byatt (« Ecriture de possession : la voix du fantôme dans la fictin d’A.S.Byatt et de Peter Ackroyd »). Dans Possession d’A.S.Byatt, et English Music d’Ackroyd, une forme d’art poétique de l’épuisement, une écriture toujours possédée par d’autres voix, s’oppose à la quête de l’originalité et à la certitude d’une voix incarnée. Mais le rêve d’incarnation n’est cependant ici pas complètement exorcisé, et toute surchargée et saturée qu’elle soit, la voix du pasticheur ou du ventriloque n’en exprime pas moins une indubitable nostalgie et renvoie au deuil d’une voix phénoménologique qui seule pourrait accoucher du dire plein. Le pastiche réinstaure ainsi un impératif poétique de présence au cœur même d’un dispositif qui semble d’abord le nier.

8Dans son article sur Carpenter’s Gothic de William Gaddis, Françoise Sammarcelli montre que les dialogues du texte relèvent d’une poétique de l’instable et du discontinu : conversations téléphoniques, conversations interrompues, voix intertextuelles, extrême mobilité de la voix narrative, tout contribue à l’incertitude entretenue par une voix insaisissable. Néanmoins, ces effets d’oralité lacunaire sont contrebalancés par des liaisons impalpables et par une narration faite d’amples périodes prises en charge par l’instance narrative. Le texte est ainsi maintenu dans la tension entre une transcription de l’oralité qui manifeste un appauvrissement du dire, et des passages descriptifs marqués par l’arborescence d’une syntaxe complexe. Enfin, Monica Michlin évoque les voix « interdites » dans la fiction afro-américaine, ces voix engagées qui donnent la parole aux oubliés de l’Histoire ou du présent (« Les voix interdites prennent la parole »). Elle s’attache au cas-limite des romans « parlés », dont l’écriture est délibérément oralisée, en rupture avec la grammaire ou la correction du langage au sens académique du terme. Dans ces textes, le fait que l’auteur-e choisisse un narrateur ou une narratrice refusant toute littérarité conventionnelle permet à la fois un jeu délibéré de transtextualité subversive, et l’irruption politique de réalités jusque-là refoulées en littérature, si elles n’étaient pas tout simplement censurées. Monica Michlin retient un large corpus de texte, des romans de Toni Morisson (Beloved, The Bluest Eye, Song of Salomon notamment), de David Bradley (Chaneysville Incident), de Gloria Naylor (Mama Day), aux textes poétiques de Langston Hugues, entre autres. Un texte comme Beloved sera ainsi témoignage et rupture du silence, car il s’agit à la fois de montrer le martyre des corps noirs, et de transcender la mutilation des corps par la magie de la voix, de la mémoire. Les derniers articles du recueil montrent ainsi que si, dans le roman contemporain, l’illusion de présence n’est plus possible, le traitement de la voix n’en révèle pas moins la survivance de son pouvoir de fascination – que celui-ci soit déconstruit ou revendiqué.