Acta fabula
ISSN 2115-8037

2017
Avril 2017 (volume 18, numéro 4)
Florian Alix

Histoire & géographie littéraires paradoxales des francophonies barbares

« Francophonies barbares », dossier coordonné par Nicolas Hossard, Francofonia, n°70, Florence, Olschki Editore, Printemps 2016, 207 p., ISBN 9788822264718.

1Le numéro 70 de la revue Francofonia est consacré aux « francophonies barbares », une expression que Nicolas Hossard, qui coordonne ce dossier, caractérise par son « inactualité » (p. 3). Pourtant, la réflexion élaborée au fil des articles de ce volume semble bien entrer dans le cadre d’une question qui occupe les spécialistes de littératures francophones ces dernières années. En effet les contributeurs du volume tentent tous de faire de « la barbarie » « un concept opératoire pour penser la francophonie dans l’histoire littéraire » (p. 5).

2Or c’est là une interrogation devenue centrale. La « francophonie littéraire » étant liée selon Michel Beniamino à des « situations de contacts de langues et de cultures »1, elle revêt une importance particulière aujourd’hui, alors que différents travaux tentent d’inscrire l’histoire littéraire dans une perspective non plus nationale mais globale — comme l’ambitionne par exemple le volume dirigé par Christie McDonald et Susan Rubin Suleiman publié initialement en 20102. Dans un tel contexte, les deux paradigmes, temporel et spatial, qui régissaient traditionnellement l’histoire littéraire, perdent de leur efficience, à moins d’être radicalement complexifiés. En d’autres termes, il semble de moins en moins possible de faire l’histoire ou la cartographie d’une littérature, circonscrite dans les frontières d’une nation, définie par une histoire unique. La diversité culturelle impliquée par les littératures francophones en fait dans ce contexte un objet de choix pour l’expérimentation de nouveaux outils conceptuels pour penser cette complexité, même si cette tension vers le global implique de renouveler la manière de considérer la francophonie littéraire3. Un récent ouvrage de Claude Coste et Daniel Lançon interroge ce double cadre géographique et historique en proposant de réfléchir au caractère transnational de certaines œuvres littéraires et au « brassage » souhaitable des traditions critiques pour les aborder4 : étudier les littératures francophones implique aujourd’hui de considérer une histoire à plusieurs rythmes, des liens entre différents espaces, une telle étude nécessite aussi de faire se croiser des méthodes issues de divers paysages académiques. Plus encore, Anne Douaire‑Banny propose de lire les œuvres littéraires, en contrepoint critique à l’idée de nation, comme « des espaces libres, des intervalles, seules possibilités pour qu’un autre discours se fasse jour5 ». Anthony Mangeon propose quant à lui de récuser les deux axes, spatial et temporel, qui structurent l’histoire littéraire, pour « étudier, à l’intérieur des littératures, les logiques de participation ou les phénomènes de ‟coprésence” et de ‟hantise” qui les sous‑tendent6 ».

3La notion de « barbarie » entre en résonnance avec ces questionnements théoriques d’histoire littéraire. Elle repose sur la mise en relation de deux espaces et deux temps, dans un geste critique où la focale est portée sur la langue. Ou plus précisément, c’est de discours qu’il s’agit. La barbarie permet de cerner une friction culturelle, une relation dynamique qui s’établit entre deux groupes sociaux et deux usages distincts de la langue. Les « barbaries francophones » renvoient à la fois à la marginalité imposée à certaines pratiques littéraires de la langue, et aux diverses stratégies mises en œuvre par les écrivains pour constituer cette marginalité en espace de création. Ainsi, Maria Chiara Gnocchi réfléchit aux occurrences du terme barbare dans la réception des écrivains régionalistes du début du xxe siècle, ainsi qu’à des auteurs belges ou suisses, comme Plisnier ou Ramuz : l’écart par rapport au centre devient un positionnement littéraire qui détermine un certain usage de la langue ; l’espace de l’écriture s’entend d’abord comme une stratégie littéraire. D’une certaine manière, la barbarie telle qu’elle est étudiée dans l’œuvre de Frantz Fanon par Marjorie Jung entre dans une logique similaire, celle d’une inversion : l’essayiste vise à transformer dans les imaginaires une marginalité imposée en une parole neuve, un nouvel usage du langage qui soit un ferment de renouveau.

4On le comprend donc, la barbarie ne peut s’entendre que comme la mise en scène singulière d’une interaction culturelle. Ainsi l’article de Bernadette Cailler analyse le double sens que peut prendre, dans le roman de Raphaël Confiant Le Barbare enchanté, le substantif du titre : en interrogeant le terme dans une perspective historique, elle met d’abord en question la lecture que l’écrivain martiniquais fait de l’œuvre du peintre Paul Gauguin. La barbarie que l’artiste cherchait en Martinique devient finalement une manière de subsumer la relation d’altérité que le romancier entretient avec cette figure. Il en va de même pour René Maran, si l’on suit le propos d’Ibrahima Diouf : l’auteur de Batouala met en œuvre, suivant ce contributeur, la représentation d’un discours autre, il désigne une barbarie, une étrangeté, une distance que le roman souligne en même temps qu’il la fait franchir au lecteur.

5Finalement, la « barbarie francophone » s’entend comme une certaine manière de se rendre soi‑même étranger. C’est tout l’enjeu de L’Africain de J.M.G. Le Clezio selon Valeria Sperti. La réminiscence consciente des catégories coloniales dans le livre ne vise qu’à souligner l’étrangeté du père et du fils : l’auteur suscite ainsi des « effets barbares » (p. 69), c’est‑à‑dire qu’il use d’un imaginaire de l’étrangeté pour la donner à voir et à penser au cœur même de l’espace intime. C’est aussi en ce sens que le rapport à la langue est entendu chez Kossi Efoui et chez Jean‑Jacques Rousseau dans le volume. Chloé Vandendorpe, en écho à un riche entretien avec l’écrivain togolais que l’on peut lire dans la revue, considère le travail du romancier sur la langue comme une manière de défamiliariser le lecteur avec elle ; ce faisant cependant, l’écrivain ouvre un espace — un de ces « espaces libres » dont parle Anne Douaire‑Banny — pour de nouvelles associations et de nouvelles configurations culturelles. Cette poétique peut en ce sens se rapprocher de celle de Jean‑Jacques Rousseau, telle que l’analyse Nicolas Hossard, comme mise en scène d'un usage singulier visant à exprimer une singularité.

6En effet, si la « barbarie francophone » est d’abord mobilisée comme une de ces voies que les chercheurs empruntent aujourd’hui pour repenser l’histoire littéraire en se défiant du concept exclusif de nation pour privilégier des approches comparatistes ou globales, la notion est déclinée à plusieurs voix dans le volume pour distinguer les stratégies d’écrivains cherchant à se faire étrangers pour mieux affirmer la singularité de leur rapport au monde dans sa totalité. La notion de « barbarie francophone » réarticule donc de manière originale la question de la langue à l’histoire et à la géographie culturelle. On peut la relier à la « surconscience linguistique » que Lise Gauvin définit comme « conscience de la langue comme lieu de réflexion privilégié, comme territoire imaginaire à la fois ouvert et contraint »7 ; l’écrivain est « barbare » parce qu’il est assigné à une marginalité et il transforme cette tension culturelle pour en faire une stratégie d’écriture. De ce fait, il interroge la notion même d’altérité : il n’est plus de centre ni de marge, la barbarie dans ce jeu de représentations et de mise en miroir se situe dans ce que Danielle Perrot‑Corpet et Lise Gauvin appellent « territoire de l’imagination verbale »8, espace imaginaire déterritorialisé mais reposant sur une tension interculturelle. La dynamique de représentation de soi comme un autre et de l’autre comme un barbare permet ainsi à l’écrivain de proposer une langue nouvelle, du moins un rapport nouveau à la langue, qui interroge le lecteur dans un effet de défamiliarisation. En ce sens, la « barbarie francophone » pourrait trouver des échos dans les œuvres de bien des auteurs. Elle appelle ainsi à une logique comparatiste particulière puisqu’elle concerne des littératures liées par la même langue, la langue française. In fine, elle peut même conduire, à l’instar des travaux d’Anthony Mangeon sur les « crimes d’auteur » et la circulation de modèles romanesques dans la littérature contemporaine en langue française, à s’interroger sur les liens, les tensions, les frictions et les passages que l’on peut établir entre la littérature française et les littératures francophones, deux espaces et deux histoires littéraires qui, sans se confondre, ont des frontières bien perméables.