Acta fabula
ISSN 2115-8037

2015
Mai-juin-juillet 2015 (volume 16, numéro 5)
titre article
Federico Tarragoni

La trame politique du social : individus, liens & pathologies

Axel Honneth, Ce que social veut dire, t. I. Le déchirement du social, traduit de l’allemand par Pierre Rusch, Paris : Gallimard, coll. « Nrf essais », 2013, 330 p., EAN 9782070142965 & Ce que social veut dire, t. II. Les pathologies de la raison, Paris : Gallimard, coll. « Nrf essais », 2015, 379 p., EAN 9782070143436.

1Ce que social veut dire, conformément au titre choisi par le traducteur, Pierre Rusch, pour cette collection d’articles fondateurs de la philosophie sociale d’Axel Honneth, est un ouvrage de systématisation théorique. La plupart des articles qui composent les deux tomes du livre (I. Le déchirement du social ; II. Les pathologies de la raison) proviennent, comme A. Honneth le précise dans une introduction générale faisant office d’égo‑histoire ou d’auto‑analyse intellectuelle (I : p. 9‑32), de la période successive à la publication en allemand de La lutte pour la reconnaissance, en 1992. La publication de ces textes aux sujets extrêmement différents, allant de la philosophie allemande (Kant, Fichte, Hegel) à la phénoménologie française (Sartre, Merleau‑Ponty), des sciences sociales (Lévi‑Strauss, Bourdieu, Boltanski & Thévenot) à la psychanalyse (Freud, Winnicott), de l’École de Francfort (Horkheimer, Adorno, Benjamin, Neumann, Habermas, Mitscherlich, Wellmer) à la philosophie morale anglo‑saxonne (Rawls, Miller), permet au lecteur de saisir une démarche intellectuelle d’ensemble. Celle‑ci, issue de la philosophie de Hegel, s’ouvre d’emblée au champ des sciences sociales en y inscrivant un questionnement politique. Ce que social veut dire déploie un raisonnement sur la nature constitutive du monde social, donc la trame des liens et des formes d’intersubjectivité qui permettent à ses membres d’y agir et d’y prendre part, et sur les délitements pathologiques de cette trame. La division du livre en deux tomes donne pleinement corps à cette proposition. Dans le premier tome, l’auteur reconstitue le fil des lectures, des influences, des champs épistémiques et des registres de connaissance mobilisés pour penser, comme l’eût dit G. Simmel, « comment la société est[‑elle] possible ». Comment le social tient‑il entre ses membres ? Si le monde social « tient », dit A. Honneth, c’est que sa matière fondamentale est l’intersubjectivité et la réciprocité, et que ses catégories constitutives, inscrites dans le regard et la conscience des individus, sont de nature fondamentalement morale.

2Prise telle quelle, la proposition pourrait s’apparenter à un lieu commun de la pensée sociologique. Tous les pères fondateurs de la sociologie, par‑delà des sensibilités philosophiques et nationales différentes, ont insisté sur la nature fondamentalement morale de la vie sociale : Durkheim en présupposant que la morale constitue la grammaire générative du lien et de la solidarité entre les individus ; Weber en faisant de l’éthos la grammaire à travers laquelle les individus confèrent du sens à leurs conduites, comme dans le cas de l’éthos puritain ; Simmel en faisant de la réciprocité morale l’un des éléments constitutifs de la forme sociale (le conflit, la mode etc.), à laquelle les individus se réfèrent pour se rapporter les uns aux autres. Ces exemples n’épuisent guère le rôle central que la problématique morale a occupé dans la genèse du paradigme sociologique : encore faudrait‑il évoquer la théorie du don‑contre don de Mauss ou la théorie de la socialisation de G. H. Mead qui, insistant sur le primat ontologique de l’« Autrui significatif » a durablement influencé la sociologie américaine à ses débuts.

3Mais la singularité de la philosophie sociale proposée par A. Honneth se situe ailleurs : si la vie sociale tient par les formes morales du lien interindividuel, celles‑ci ne constituent pas purement et simplement le gage de la force de l’ordre social, d’une préséance de la société à ses membres. Ces formes morales permettent, certes, à la société et à ses individus de se constituer, mais non pas pour y structurer un ordre social indéfectible. Au contraire : ces formes morales du lien constituent la grammaire de base du conflit qui peut, à tout moment, remettre en cause l’ordre social. Là se situe la spécificité de la pensée sociale d’A. Honneth : la trame morale du social n’est nullement gage de permanence de l’ordre social, mais au contraire garante du conflit qui peut à tout moment le faire éclater. A. Honneth assume, aux antipodes d’une certaine vulgate sur la genèse et les caractères mêmes du paradigme sociologique, le primat ontologique du conflit sur l’ordre.

4C’est ce primat qui confère une unité aux références philosophiques, sociologiques et anthropologiques convoquées dans les deux tomes, tout en expliquant la place centrale de deux paradigmes dont la théorie de la reconnaissance d’A. Honneth constitue une synthèse originale : l’hégélianisme revisité par Kojève et l’École de Francfort, entre sa période fondatrice (Horkheimer/Adorno) et son infléchissement habermassien. C’est également cette volonté de construire un paradigme conflictualiste, à cheval entre la philosophie politique et la sociologie, qui permet de revenir à nouveaux frais sur ce que le lecteur français connaît d’A. Honneth, à savoir la « théorie de la reconnaissance ». Celle‑ci ne se limite pas à insister sur un changement dans les formes de la conflictualité sociale, du vieux conflit de classe à de nouveaux conflits, que d’autres n’ont pas hésité à appeler « culturels1 », dont le propre serait de découler d’un ensemble de dispositifs de discrimination, de stigmatisation, d’infériorisation. Son propos central est de montrer que toute société, en tant qu’elle est composée d’individus en quête du regard, de l’approbation et de l’estime d’autrui, s’ouvre à des conflits portés par les « méprisés ». Cela tend à devenir structurel avec le renforcement des dynamiques pathogènes du capitalisme : le capitalisme fonctionnant sur une logique de parcellarisation, réification et viol de la subjectivité, des conflits portés par des individus à l’identité sociale déchirée tendraient à devenir la norme de fonctionnement de nos sociétés. Si l’on se tient à cette proposition, l’on peut dire que Ce que social veut dire, prolongement d’un ouvrage plus didactique et propédeutique publié aux éditions La Découverte en tandem avec le premier Tome (Le déchirement du social), est la systématisation d’un parcours théorique long de vingt ans de recherches. Il en constitue l’épure et la Summa philosophica à la fois.

Les fondements constitutifs de l’identité sociale

5Pas de vie sociale donc sans ces médiations constitutives, inscrites dans les consciences individuelles, que sont les formes proprement morales du lien. Ici A. Honneth place sa réflexion sous le joug de deux traditions philosophiques « nationales » : une tradition française, remontant à la question de l’« amour propre » chez Rousseau (les analyses des moralistes français sont étrangement absentes, bien qu’elles posent avec force la dialectique de l’amour propre et des « conventions sociales ») ; une tradition allemande, axée sur la triade Fichte‑Kant‑Hegel. On découvre ainsi que la question de la « reconnaissance mutuelle », telle qu’on la trouve formulée dans la Phénoménologie de l’esprit et la Philosophie du droit, plonge ses racines dans la notion d’« appel réciproque » développée par Fichte (I : p. 17 ; p. 58‑83) et dans certaines régions de la philosophie kantienne de l’histoire, insistant sur le progrès moral résultant des « luttes pour la considération sociale » (I : p. 16 ; p. 35‑57). Hegel semble avoir repris et approfondi l’insistance fichtéenne sur le rôle de l’interpellation du Tu au Je dans la constitution d’une subjectivité proprement sociale (I : p. 84‑107). Toutefois, la reconnaissance d’Autrui n’y est plus uniquement la condition sine qua non de l’établissement d’un fondement normatif (sous la forme du droit naturel) pour les sociétés modernes. Elle se cristallise dans un ensemble de relations sociales, juridiques, morales et institutionnelles, dont les centres de gravité sont les trois sphères au cœur de la Philosophie du droit : la famille, la société civile et l’État (I : p. 108‑127). La « quête de reconnaissance » de l’individu moderne est solidement arrimée à son désir d’intégration sociale, à sa capacité à être reconnu comme membre à part entière de la sphère familiale, civile et politique, et donc à jouir d’une « citoyenneté affective », socio‑professionnelle et civico‑politique. Ce schéma analytique, qui a l’avantage d’imbriquer étroitement les dimensions privées, publiques et civiques du lien que l’individu entretient vis‑à‑vis d’Autrui en société, a connu de très nombreuses applications en sociologie. Pour ne citer que l’une d’entre elles, on peut penser à la reproblématisation du lien social qu’en a tirée, en dialogue étroit avec Durkheim et Simmel et suite à l’observation empirique des situations d’exclusion, S. Paugam2. Il importe toutefois d’identifier clairement toutes les implications qui procèdent de ce modèle du lien social et de la « quête de reconnaissance » des individus. Conformément à sa facture hégélienne revendiquée à maintes reprises par l’auteur, ce modèle de la reconnaissance hiérarchise les sources de la reconnaissance, dans un modèle à cercles concentriques : la reconnaissance affective, tributaire du rapport protecteur à la mère selon la « théorie de l’attachement » de Winnicott (II : p. 231‑262), précède ontologiquement la reconnaissance socio‑professionnelle ; celle‑ci rend possible la revendication de droits dans la sphère publique, ce qui produit un élargissement des droits sur le plan proprement institutionnel (le « progrès moral »). Ces nouveaux droits sont l’aboutissement de la lutte, en façonnant de manière permanente les grammaires morales qui président à la constitution des subjectivités : ainsi, d’une certaine manière, la boucle est bouclée. Ce modèle, s’il éclaire certaines facettes de la genèse empirique des conflits, en place d’autres en sourdine, à savoir les logiques d’apparition, de singularisation, de distinction de soi dans un espace égalitaire qui caractérisent également le conflit « en train de se faire », logiques qu’Arendt a reprises de la philosophie du jugement de Kant. Il est ainsi extrêmement symptomatique qu’A. Honneth revendique une filiation kantienne pour sa théorie de la reconnaissance, dont les présupposés profonds plongent chez Hegel3.

6Le conflit social, tel qu’il se produit au fil des revendications de reconnaissance individuelles, devient ainsi l’horizon à partir duquel penser normativement la question de la justice. Celle‑ci, au plus loin du procéduralisme et de l’utilitarisme de la philosophie morale anglo‑saxonne contemporaine (II : p. 291‑317), peut être appréhendée comme l’élargissement des droits et l’inclusion croissante des individus dans l’espace des droits (I : p. 274‑299).

7Trois perspectives analytiques se trouvent ainsi enchâssées dans la théorie de la reconnaissance dont A. Honneth produit ici un exposé systématique, en phase avec ses coordonnées intellectuelles et philosophiques. La première perspective est anthropologique : il s’agit de comprendre les soubassements cognitifs et pratiques de la « quête de reconnaissance » à l’échelle de l’individu. La deuxième perspective est proprement philosophico‑sociale : il s’agit de comprendre en quoi la société moderne, avec sa division du travail et son individualisme démocratique, infléchit les dynamiques de reconnaissance individuelles. Celles‑ci ne pourront pas ainsi être traitées en dehors d’un contexte social précis : l’individu n’est pas un atome, mais un être inscrit dans un tissu de relations et d’institutions sociales. Enfin, la troisième perspective est proprement normative : il s’agit de conceptualiser les fondements, en termes de théorie de la justice, d’une société moderne ne niant à aucun individu les présupposés généraux de la quête de reconnaissance et minimisant les pathologies sociales induites par le déni, la stigmatisation, l’invisibilité4. Car ces pathologies, renforcées par le capitalisme, demeurent très présentes dans nos sociétés contemporaines. Les penser est l’une des conditions de réussite d’une philosophie qui, sortant de sa spéculation upsi polis, réinscrit sa démarche au cœur même de la cité et du monde social.

Les pathologies sociales

8Les conditions constitutives de la vie sociale tiennent, nous l’avons vu, à l’équipement minimal de reconnaissance dont tous les individus sont fournis et donc à la possibilité que chaque individu puisse exprimer le « désir de voir sa propre liberté confirmée dans son environnement social » (II : p. 11). Toutefois, est‑il possible de vérifier ce postulat ontologique dans la réalité empirique de nos sociétés contemporaines ? Et que faire de ce décalage entre les conditions du bon fonctionnement des sociétés et la réalité des formes du mépris, des dénis de reconnaissance, des discriminations qui parcourent la vie sociale ? Dans son deuxième tome, A. Honneth essaie de répondre à ces deux questionnements, en orientant résolument sa réflexion vers une théorie normative de la justice, visant à fixer la « répartition équitable des libertés individuelles entre tous les membres de la société » (II : p. 12). Il abandonne, ce faisant, une vision de la lutte pour la reconnaissance arrimée à la « réalisation de la vie bonne du sujet », donc à la participation de tout un chacun à la vie publique, pour déplacer la réflexion à l’échelle de la distribution globale des libertés. Le parcours accompli relève, à proprement parler, d’une inversion de perspective : si dans le premier tome, consacré à l’étude des conditions constitutives du social, il s’agit de déterminer sous quelles conditions s’accomplit la quête individuelle de reconnaissance, dans le deuxième il s’agit de comprendre, rétrospectivement, en quoi ces quêtes individuelles permettent de penser le « juste » fonctionnement de la société, dans une visée explicitement critique.

9C’est en raison de cette inversion de perspective que l’auteur peut aborder pleinement la question des « pathologies de la raison », avatar des « pathologies du lien ». En quoi les pathologies du lien social visibles dans la société contemporaine sont‑elles liées à la question de la raison ou de la rationalisation ? A. Honneth considère qu’il n’est pas possible de définir une pathologie sociale sans une référence a minima à un état de « vie bonne » désigné comme l’horizon d’un plein développement des capacités et des aptitudes humaines. Or, comme la théorie de Francfort l’a montré dans le sillage des Manuscrits économico‑philosophiques de Marx, la rationalisation capitaliste a mutilé les pratiques permettant aux hommes d’atteindre cet état de « vie bonne ». Mutilation du travail (Marx), de la coopération (Horkheimer), de la praxis mimétique (Adorno ; II : p. 35‑80), des « espaces de jeu » (Marcuse) ou des facultés de l’« agir communicationnel » (Habermas) : ces différents entorses à « l’“universel concret” en vertu duquel les membres de la société doivent pouvoir se réaliser librement et sans contrainte dans une activité commune » (II : p. 17) constituent la raison d’être des pathologies sociales. Cet « universel concret », sorte de matrice anthropologique fondamentale, est appréhendé par les théoriciens de Francfort, via l’articulation des perspectives de Marx et Weber, comme un « “universel rationnel” que les impératifs de rentabilité du capitalisme mettent en péril » (II : p. 17). Les développements sur la « critique de la violence » de Benjamin (II : p. 95‑116), sur l’« angoisse moderne » de F. Neumann (II : p. 169‑182) et la « socialisation capitaliste » dans la perspective de psychologie sociale de Mitscherlich (II : p. 183‑193) complètent le tableau de l’analyse critique des pathologies sociales.

10À la confluence de ces deux volets de l’analyse — l’étude des formes constitutives du lien social et l’enquête sur les pathologies du lien — A. Honneth semble donc réactualiser le projet de la première théorie critique de l’École de Francfort. Lorsque celle‑ci combinait une critique épistémologique des sciences sociales, une critique positive des formes d’exploitation capitalistes modernes et une critique normative fondée sur des critères de justice (II : p. 81‑94), le paradigme honnethien semble relever d’une postérité directe. Il s’agit ainsi de réinsuffler de la critique dans le protocole des sciences sociales attentives aux manifestations du conflit et aux pathologies de la liberté, tout en les projetant vers une théorie critique de la justice.


***

11L’apport majeur de la synthèse proposée par Axel Honneth est double : d’une part, Ce que social veut dire permet au lecteur averti de reconstruire, pièce par pièce, le cheminement intellectuel de la théorie de la reconnaissance, tout en montrant clairement sa visée paradigmatique et son fort potentiel heuristique pour penser de manière critique la théorie de la justice. Le paradigme de la reconnaissance, en phase avec les évolutions contemporaines du capitalisme et des sociétés modernes, offre ainsi une grille de lecture extrêmement pertinente et critique pour les sciences sociales.

12Le principal écueil tient à la confusion entre une phénoménologie du conflit social, pour laquelle la reconnaissance est un opérateur de revendication d’un droit à l’échelle individuelle, et une téléologie, pour laquelle la reconnaissance est synonyme de « progrès moral et historique ». Cette confusion est, comme on le sait, déjà présente chez Hegel. Si l’intention analytique d’A. Honneth est extrêmement utile pour la philosophie et les sciences sociales contemporaines, la visée téléologique est à proprement parler anachronique. Du moins à partir de la démarche des sciences sociales, il est non seulement maladroit d’émettre des prophéties ou de flirter avec une quelconque philosophie de l’histoire, mais également inutile d’en accepter une, fût‑ce à titre hypothétique, comme horizon directeur de la connaissance. La question politique n’est pas là : elle se trouve plutôt dans les conflits, dans les processus de subjectivation politique ou dans les dynamiques émancipatoires qui parcourent les sociétés.