Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Ménard & Friends
Fabula-LhT n° 17
Pierre Ménard, notre ami et ses confrères
Marc Escola

L’annonce faite par Maria, Par José-Louis Bérard

Texte établi et présenté par Marc Escola

1En dépit des patients efforts du regretté Michel Lafon, le fonds de la bibliothèque municipale de Nîmes offre des ressources encore inexplorées. On a récemment pu y découvrir un curieux cahier, d’un format inconnu en France, contenant le manuscrit interrompu de ce qui semble être une conférence publique sur « l’œuvre et la vie de Pierre Ménard » ; se trouvaient pliées dans le cahier quatre pages in-12 quant à elles imprimées, arrachées à un récit de fiction manifestement plus long dont la conférence devait constituer le commentaire. La couverture du cahier porte le nom de José-Louis Bérard : si le patronyme est célèbre, et les initiales glorieuses, il nous a été impossible d’identifier rigoureusement l’auteur ; ces pages témoignent d’une grande familiarité avec l’œuvre de Pierre Ménard, mais aussi, par un curieux ricochet, d’une solide connaissance de la littérature allemande et d’une docte érudition que dessert toutefois un style inutilement emphatique — le lecteur en jugera.
Le manuscrit ne comporte aucune date ; le titre de la conférence figure sur sa première page ; celui du récit de fiction, qui se présente comme une traduction de l’allemand, est donné par le conférencier, et confirmé par le titre courant des feuillets imprimés :
Vie de Maria Wutz.
Nous donnons ici ces deux textes, en insérant l’extrait de cette Vie de Maria Wutz à l’endroit où le conférencier prévoyait manifestement de le lire à haute voix. Nos rares notes se trouvent signalées comme « Notes de l’éditeur ». Nous faisons suivre le commentaire proposé par J.-L. Bérard de quelques remarques de notre cru. — M.E.


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2Si je me résous aujourd’hui, après des années d’une sourde résistance, à donner quelque apostille à la longue théorie des essais et articles qu’ont suscités l’œuvre et la vie de Pierre Ménard, ce n’est pas pour verser à mon tour quelque vaine spéculation sur son œuvre souterraine, dont la sempiternelle glose finit par insulter à sa claire mémoire. C’est plutôt pour inscrire à l’inventaire de son œuvre pleinement visible un titre négligé par les nécrologues empressés de celui qui reste à jamais notre collègue et ami, et porter à la connaissance du plus grand nombre un opus inexplicablement méconnu alors qu’il figure en due place dans les rayons odoriférants de la bibliothèque municipale de Nîmes à l’ombre desquels j’ai eu la chance de grandir. Mais les spécialistes patentés, que le collier de leur ambition maintient régulièrement attachés à courte distance des cercles du pouvoir, pouvaient-ils se plaire à la lecture de l’une de ces vies minuscules et libres, telles que Pierre Ménard a eu seul le génie d’en écrire ? Pouvaient-ils s’attacher à la vie d’un de ces hommes infâmes auquel nul que Pierre Ménard n’a su vouer les pages impeccables que leur a toujours refusées une aveugle postérité ? Pouvaient-ils lier leur patronyme à un obscur maître d’école allemand répondant au nom resplendissant de Maria Wutz ? Car c’est bien à Maria que nous voudrions aujourd’hui rendre grâce, en adressant quelques pages de cette Vie de Maria Wutz à tous ceux que rassemble, dans une même foi en la littérature, l’œuvre visible de Pierre Ménard.


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3……………… Devenu maître d’école à Auenthal, Wutz s’était non pas acheté — comment l’eût-il pu faire ? — mais composé de sa main toute une bibliothèque. Son écritoire lui servait d’imprimerie de poche. Tout ouvrage dont le maître d’école lisait le titre dans le catalogue de la Foire était autant dire rédigé ou acheté sur-le-champ. Séance tenante, il prenait place à sa table, fabriquait le livre et en faisait hommage à sa riche collection qui, pareille aux bibliothèques des païens, ne comptait que des manuscrits. Par exemple, à peine les Fragments physiognomoniques de Lavater eurent-ils paru, que Wutz, jaloux de ne pas se laisser distancer par cet esprit fertile, coupa son papier en feuille in-quarto, et de trois semaines, ne quitta pas son siège, tarabustant son propre cerveau jusqu’à ce qu’il eût produit son fœtus physiognomonique, qu’il coucha sur l’un de ses rayons ; c’est ainsi que d’une plume agile, il rattrapa le Suisse à la course. Ces Fragments de Wutz, il les intitula Fragments de Lavater, en y joignant cette remarque : « Je n’ai rien à objecter aux Fragments imprimés, mais mon écriture est, je l’espère, tout aussi lisible que n’importe quels caractères d’imprimerie. »
Wutz n’était pas de ces fâcheux plagiaires qui ont l’original sous les yeux et en copient l’essentiel : il ne se servait jamais de l’original. Deux faits s’expliquent alors : l’un, c’est qu’il se trompât parfois et que dans tout le
Traité de l’Espace et du Temps de Feder, par exemple, il n’ait parlé que de l’espace ménagé dans la cale des navires et du temps appelé menses chez les femmes. Le second était pour lui un article de foi : lorsqu’il eut, au bout de quelques années, garni de la sorte ses rayons, il en vint à croire que ses manuscrits étaient les véritables textes canoniques et que les livres imprimés n’en étaient que la contrefaçon ; mais ce dont il se plaignait, c’est qu’il ne comprendrait jamais, lui offrît-on un bailliage en échange, pourquoi l’imprimeur falsifiait et remaniait les textes, au point qu’on eût juré, en vérité, que le texte imprimé et le manuscrit étaient de deux auteurs différents, si l’on n’avait su le contraire.
En vain un auteur était-il assez sot pour le narguer en écrivant un ouvrage grave sur in-folio oblong, ou un ouvrage badin sur in-seize ; leur émule Wutz, sans tarder, se mettait à écrire sur toute la largeur du papier ou le pliait en seize, selon le cas.
Il n’admettait chez lui qu’un seul livre imprimé, le catalogue de la Foire : car il était convenu que le pasteur marquait d’un index noir les pièces d’inventaire les plus intéressantes, afin que Wutz pût les reproduire assez vite et rentrer son foin de Pâques pendant la trêve de la librairie, avant le regain de la Saint-Michel.

4Je ne voudrais pas avoir écrit ses chefs-d’œuvre. C’est lui qui en avait les pires inconvénients : une constipation qui durait plusieurs semaines, et des rhumes par l’autre bout, lorsque le pasteur, jouant son rôle de Friedrich Nicolaï1 lui soulignait trop de bonnes choses à copier et stimulait sa main par la main qu’il dessinait en marge ; et son fils se plaignait souvent que son père, certaines années, n’avait pas même le temps d’éternuer, étant toujours en travail, et préoccupé de mettre au monde les Considérations de Sturm2, édition revue et corrigée, les Brigands de Schiller et la Critique de la raison pure3. C’était son labeur de la journée ; mais, le soir, l’excellent homme avait encore à naviguer dans les parages du pôle Sud et tandis qu’il accomplissait les voyages de Cook4, à peine s’il pouvait de là échanger trois mots raisonnables avec son fils resté en Allemagne. Comme notre encyclopédiste n’avait jamais mis les pieds en Afrique ni même dans une étable de mulets espagnols et qu’il n’avait jamais causé avec les indigènes de l’un ou l’autre pays, il avait d’autant plus de loisir et de capacité pour fournir d’abondantes relations de ses voyages dans ces deux pays et dans d’autres — je veux dire de ces relations auxquelles se réfèrent les statisticiens, les ethnographes et moi-même : d’abord parce que beaucoup d’autres voyageurs ont écrit des relations sans avoir fait de voyages — ensuite parce qu’il est impossible de composer autrement des récits de voyage, attendu que jamais aucun voyageur n’a réellement vu ou parcouru le pays qu’il décrit ; car le plus sot d’entre nous a du moins retenu ceci de l’Harmonie préétablie de Leibniz, que l’âme d’un Forster par exemple, ou d’un Brydone, ou d’un Bjoernstaehl5, fixée sur le tabouret isolant de la glande pinéale, ne peut décrire les Indes Occidentales ou de l’Europe que ce qu’elle en imagine et ce qu’en l’absence de toute impression extérieure elle peut tirer et dévider de ces cinq filières d’araignée. Wutz non plus n’a jamais tiré son Journal de Voyage que de son propre fonds.

5Il écrivait sur toutes sortes de sujets et si le monde lettré s’émerveille que cinq semaines après l’impression des Souffrances du jeune Werther, il ait pris un vieux plumeau, en ait tiré une plume dure et ait écrit, au pied levé, ces Souffrances que toute l’Allemagne a imitées par la suite — personne n’est moins surpris que moi de l’attitude du monde lettré : car comment aurait-il pu voir et lire les Confessions de Rousseau que Wutz a écrites et qui sont encore dans ses papiers ? Or, dans ces Confessions, J.-J. Rousseau ou Wutz (c’est tout un) dit ceci de lui-même, mais en d’autres termes : qu’il ne serait pas assez sot pour prendre la plume et écrire des chefs d’œuvre s’il n’avait qu’à délier sa bourse pour les acheter. Mais il n’a dans sa bourse que deux boutons de chemise noire et un sou rouillé. Si donc il veut lire un livre intéressant, par exemple un traité de médecine pratique ou de pathologie générale, il est bien forcé de s’asseoir près de sa fenêtre ruisselante et de confectionner cette bagatelle. À qui s’adresserait-il pour percer les mystères de la franc-maçonnerie, à quelle oreille du tyran Denys se fier, si ce n’est aux siennes ? Il a grande confiance dans ces deux oreilles forées de part et d’autre de sa tête, et en relisant de près, pour tâcher de les comprendre, les discours maçonniques qu’il compose, il finit par y découvrir de prodigieux secrets, par pénétrer fort loin et éventer bien des mèches. Comme il ne sait, en fait de chimie et d’alchimie, que ce qu’Adam en savait après la chute, quand il avait tout oublié, il a pris un réel plaisir à forger à son usage l’Annulus Platonis6, anneau d’argent qui enserre le plomb de Saturne, anneau de Gygès qui rend invisibles tant de choses, les cerveaux comme les métaux ; car il pense que ce livre, quand il l’aura compris, lui révèlera le fin du fin…………………


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6Quiconque est un peu familier de la prose de Pierre Ménard aura d’emblée pu jouir de ses rares talents de pasticheur, jusque dans ces notes semées d’autorités toutes germaniques qui suffiraient à nous persuader que nous lisons quelque traduction d’un romancier oublié d’Outre-Rhin — si nous n’étions dès longtemps avertis du goût de notre ami pour une érudition aussi précise que surannée. La tentation serait grande autrement d’attribuer cette pièce légère, cette prose volatile mâtinée de quelques archaïsmes de bon aloi, à l’un de ces auteurs que les professeurs français ont tôt fait d’enrôler sous la bannière des romantiques allemands pour mieux se dispenser de les lire. Et la description attendrie du quotidien rural d’un maître d’école contemporain de Goethe, Schiller ou Kant, trop démuni pour acheter les livres que vante chaque année jusque dans les cantons les plus reculés le catalogue de la Foire, pourrait nous laisser penser que la très ménardienne Vie de Maria Wutz relève de cette tradition idyllique qui court dans les lettres allemandes depuis l’idylle descriptive d’Ewald von Kleist (1715-1759) jusqu’à la pastorale vertueuse du Suisse Salomon Gessner (1730-1788), en passant par l’idylle candide de Jean Paul (Johann Paul Friedrich Richter, 1763-1825), noble et salutaire courant dont on veut plus guère connaître que l’affluent épico-bourgeois auquel Goethe a attaché les noms de Hermann und Dorothea (1797). En supposant que le récit soit postérieur de quelques années seulement aux titres de Goethe, Schiller ou Rousseau qu’il mentionne, on serait même tenté de le dater du début de la décennie 1790, au crépuscule du Sturm und Drang, si Pierre Ménard n’avait, comme chacun sait, écrit dans les trois premières décennies du XXe siècle. Et si l’humour de notre ami n’était pas immédiatement décelable dans telle allusion à son interminable et (trop) célèbre entreprise (car c’est bien à elle que renvoie la ferme dénonciation des « fâcheux plagiaires qui ont l’original sous les yeux et en copient l’essentiel », tout comme la référence complice à « l’étable de mulets espagnols »), le lecteur abusé croirait en outre percevoir ça et là quelques éclats de ce Witz dont Schlegel soutenait sans rire, dans un fragment célèbre de l’Athenäum, qu’ils formaient « des échappées de vue sur l’infini ». Mais qui ne voit qu’ici comme ailleurs la plume de notre ami est conduite tout du long par le démon du paradoxe ? Car quel lecteur de Marco Polo, quel admirateur de Chateaubriand pourrait sérieusement souscrire à la ménardienne déclaration qu’il est « impossible de composer autrement [que par l’imagination] des récits de voyage, attendu que jamais aucun voyageur n’a réellement vu ou parcouru le pays qu’il décrit » ? Dussions-nous douter encore que l’esprit supérieur de notre ami ait engendré Maria que la référence à l’Harmonie préétablie de Leibniz nous serait une suffisante signature : l’œuvre entier de Pierre Ménard est un cercle dont l’auteur de la Théodicée occupe le centre et dont la circonférence embrasse plusieurs mondes également possibles. Laissons maintenant à ceux que les questions de chronologie passionnent le soin d’établir l’antériorité, selon nous indubitable, de cette Vie de Maria Wutz sur l’entreprise héroïque et interminable que fut l’écriture de deux chapitres seulement du Quichotte.

7Reprendre aujourd’hui pour lui-même ces pages méconnues de notre ami est une révélation, qui achèvera de nous convaincre que la gloire est la pire des incompréhensions, et que la notoriété tient dans la somme des malentendus dont une même œuvre peut faire l’objet. Car il faut poser fermement la question : qu’a-t-il manqué à l’entreprise de Maria Wutz pour gagner la célébrité qui est celle de l’œuvre souterraine de Pierre Ménard ? Comment comprendre en outre que sa haute stature n’ait pas éclipsé toutes les chétives silhouettes qu’on a voulu ériger en totems de la pensée théorique ?7 Les choix décidés de Maria Wutz ne valent-ils pas les blafardes préférences de Bartleby, dont la notoriété semble vouée à ne jamais connaître d’éclipses ?8 Au front de quels copistes le rouge devrait-il donc monter si on cherche à comparer la claire activité du maître d’école aux passifs agissements de Bouvard et Pécuchet ?9 Connaîtrait-on encore le nom d’Hugo Vernier si Maria Wutz avait pu bénéficier de la douteuse complicité de quelque Vincent Degraël pour promouvoir la somme de son œuvre manuscrite ?10 Et comparées à la geste de Maria, les lignes jetées à la hâte par Charles Kinbote en marge du poème de John Shade font indifféremment pâle figure et long feu.11 Que dire enfin de la célébrité anthume et acquise à bas prix par Marc-Antoine Marson au détriment de la gloire légitime d’un Thomas Pilaster ?12

8Je crois pouvoir discerner le trait qui manque au maître école d’Auenthal pour qu’on lui reconnaisse quelque air de famille avec les cent-un chiens de faïence de notre modernité littéraire, etje tiens que ce défaut l’honore quand il devrait couvrir de honte les curieux de fables théoriques : les héros conceptuels de la théorie littéraire sont indistinctement des hérauts de la passivité, qui professent partout que l’acte n’épuise pas la puissance pour se satisfaire d’une position seconde ou dérivée, où tous les effets d’après-coups sont permis ; par un preste tour de bonneteau, ces pénibles manipulateurs font passer la figure de l’auteur d’un côté à l’autre du livre, sans attenter en rien à une autorité qu’ils usurpent en retour, pour s’arroger ainsi une supériorité factice qui les dispense à jamais de passer à l’acte13. En s’attachant à leurs existences de papier, nous ne lisons jamais que de tranquilles allégories de la lecture, de confortables paraboles de l’exégèse, de commodes apologues de l’autorité. Maria Wutz n’est pas de ceux qui se contentent des seconds rôles : ne cherchons pas ailleurs les raisons de l’oubli dans lequel l’ont jusqu’ici tenu les thuriféraires de la littérature seconde………14


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9Le manuscrit s’interrompt sur ces lignes, les pages suivantes du cahier ayant été laissées vierges. Rien ne permet de savoir si la conférence a été effectivement prononcée : nous n’en avons en tous cas retrouvé nul écho dans la presse languedocienne. L’intérêt intrinsèque de de cette ménardienne Vie de Maria Wutz nous invite à ajouter quelques remarques au commentaire inspiré encore qu’inachevé qu’en a donné José-Louis Bérard.


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10Il y a donc une annonce faite par Maria.

11Pour bien l’entendre, commençons par nous mettre à l’écoute d’un authentique collectionneur de livres ; je veux parler de Walter Benjamin qui fut l’un des rares lecteurs de cette Vie de Maria Wutz et qui resta, sa courte vie durant, un fervent admirateur du maître d’école d’Auenthal ; il ne le cite qu’une fois mais nommément, mais avec quelle déférence, dans l’essai bien connu Je déballe ma bibliothèque, rédigé à la veille de cet exil qui devait contraindre le philosophe à abandonner sa collection15; car c’est bien le procédé de Maria Wutz que Benjamin place en tête de son inventaire des différentes façons de se constituer une bibliothèque : « de toutes les manières de se procurer des livres », écrit-il, « on considère que la plus glorieuse est celle qui consiste à les écrire soi-même. » — le second moyen tenant, souvenons-nous, dans « l’emprunt non suivi de restitution ». C’est encore le seul souvenir de Maria qui lui dicte dans la même page cette définition de l’écrivain, dont le philosophe souligne qu’elle n’est « saugrenue » qu’en apparence : « les écrivains sont effectivement des gens qui écrivent des livres non par pauvreté, mais par insatisfaction envers ceux qu’ils pourraient acheter mais qui ne leur plaisent point. » Serait donc écrivain celui qui fait œuvre d’un désœuvrement : de l’impossibilité où il est de lire le livre dont il a le désir, et qui parfois s’indique à lui, on peut en faire l’hypothèse avec Maria Wutz comme avec Walter Benjamin, par son titre seul, lequel peut suffire à aimanter toute la limaille de l’imagination en indiquant le septentrion de l’œuvre à faire.

12S’il est permis d’ajouter aux suggestions du philosophe, reconnaissons que Maria nous enseigne qu’il en va de l’écrivain comme du lecteur sur un autre plan encore : notre désir du livre ne naît pas de lui-même ; il advient au sein d’une communauté, qui a ses usages, ses frontières et ses instances de légitimation : la main du pasteur ne s’abat pas au hasard dans les marges du catalogue de la foire.

13Apprenons encore de Maria qu’un livre ne nous vient jamais seul, mais toujours dans une liste qui précède et décide de la lecture comme de l’écriture ; un livre existe d’abord à la façon d’une unité indécise dans une série au sein de laquelle il n’a pas d’emblée une existence autonome : c’est la tâche du lecteur comme de l’écrivain — et du collectionneur, ajouterait Benjamin — que de lui conférer une identité propre.

14Par quoi lecture et écriture auraient encore en commun d’être des activités d’anticipation, des processus d’arbitrage où l’on doit craindre de faire fausse route à chaque instant ; écrivains comme lecteurs, nous le savons tous : les déconvenues dont les livres peuvent être l’occasion sont à la mesure des élans qu’ils suscitent à chaque page ; comme il existe des titres trompeurs, il est bien souvent des scènes sans lendemains, des promesses fallacieuses, des dénouements incomplets, et plus régulièrement encore des personnages qui se révèlent indignes des espoirs que, lecteur ou écrivain, l’on a placés en eux.

15La Vie de Maria Wutz nous dirait en définitive que la lecture comme l’écriture prennent leur source dans un semblable désir de lire ce que nul livre n’a encore su nous donner — pas même le chef-d’œuvre dont nous venons d’achever la lecture ou l’ouvrage que nous sommes précisément en train d’écrire.

16Mais en posant ainsi que tout écrivain est d’abord un lecteur insatisfait, et que l’écriture authentique naît toujours d’une frustration de lecteur, a-t-on épuisé la leçon du maître d’école d’Auenthal ? Elle dit plus, et elle dit autre chose : elle enseigne à se passer résolument des auteurs ; le labeur obstiné de Maria n’obéit qu’à cette seule visée — s’épargner le recours aux livres des écrivains patentés, ou plus exactement aux imprimés sur lesquels ils apposent leur nom. L’opiniâtre résolution de Maria consiste à ne jamais en appeler à un auteur pour lui ouvrir l’accès au savoir dont, dans sa propre existence, il éprouve le désir ou le besoin.

17La morale de toute l’affaire tient peut-être dans la préférence accordée au manuscrit sur l’imprimé, trois fois réaffirmée dans ces quelques pages — et cette morale est politique. Car ce n’est pas l’autorité des écrivains que l’initiative de Maria vient contester, en se pliant aux injonctions du pasteur, mais bien plutôt, l’un après l’autre, chacun des privilèges que l’on est tenté d’attribuer aux auteurs en les considérant — pour pouvoir les regarder — comme des esprits supérieurs au commun des lecteurs. Aux yeux d’un Maria Wutz, n’en déplaise au pasteur d’Auenthal, les auteurs du catalogue n’ont pour eux que de figurer en tête d’ouvrages imprimés : privilège sans effet, ou abusif, à l’instar de tout privilège et à l’exemple des privilèges nobiliaires que la Révolution française vient d’abolir au terme de la décennie qui vit précisément paraître tous les livres mis au monde par Maria — les Brigands, la Critique de la raison pure, les Voyages du Capitaine Cook, les Confessionsde Jean-Jacques Rousseau… Telle est l’annonce faite par Maria : l’auteur est celui qui prétend s’assurer l’exclusivité sur un ouvrage original et en tirer une rente, quand il ne fait que signer de son nom une simple version parmi d’autres versions possibles dont il entrave abusivement le libre développement. Le catalogue de la foire, au demeurant, ne lui fournit que des titres. Maria ne s’en prend pas à l’autorité de l’auteur, et cherche moins encore à l’usurper ; il conteste placidement l’autorité de la chose imprimée ravalée au rang des grandeurs d’établissement, et son entreprise vient défaire toutes les positions d’expertises regardées comme des privilèges indus — l’expérience individuelle singulière dont un écrivain voudrait s’autoriser pour publier un récit de voyage ou un texte autobiographique, le savoir dont il se réclame pour faire paraître un ouvrage didactique ou scientifique, la connaissance de la poétique et de la tradition dramatiques qui semble devoir commander la création d’une pièce de théâtre. Autant de capacités qui, pour Maria Wutz, sont sans valeur en regard de la puissance de l’imagination individuelle.

18A-t-on jamais lu de fable théorique qui fasse aussi radicalement l’économie des auteurs ? Peut-on seulement imaginer une théorie de la littérature qui ne fasse aucune place à la fonction-auteur ? Que serait une littérature sans auteur aucun ? Si la démocratie se définit par l’indistinction des gouvernants et des gouvernés, peut-on seulement rêver de faire réellement prévaloir un strict principe d’égalité face aux œuvres littéraires en déniant aux auteurs tout privilège ? Si l’on entend ce que peut avoir de révolutionnaire l’annonce faite par Maria, on peut dater indifféremment dater le texte de 1793 ou l’attribuer à Guy Debord.

19Marc Escola, avril 2016.