Essai
Nouvelle parution
Y. Citton, Mythocratie. Storytelling et imaginaire de gauche

Y. Citton, Mythocratie. Storytelling et imaginaire de gauche

Publié le par Matthieu Vernet (Source : Yves Citton)

Compte rendu publié dans Acta fabula : "Ce que peuvent les récits" par Florence Botello.

Yves Citton, Mythocratie. Storytelling et imaginaire de gauche

Paris : Éditions Amsterdam (Distribution: Les Belles Lettres), 2010, 221 p.

  • ISBN : 978-2-35480-067-3
  • Prix : 17 €

Extraits dans l'Atelier de Fabula:

On peut lire sur le site la viedesidees.fr un compte rendu sur cet ouvrage: "Quels récits faut-il à la gauche?", par D. Bougnoux.

Y. Citton est aussi l'auteur de L'Avenir des Humanités. Économie de la connaissance ou cultures de l'interprétation?, Lire, interpréter, actualiser. Pour quoi les études littéraires? (des extraits de ces deux ouvrages sont reproduits dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula) et L'Envers de la liberté. L'invention d'un imaginaire spinoziste dans la France des Lumières.

Présentation de l'éditeur :

À en croire une histoire qui court, la démocratieaurait été corrompue par un mal insidieux, transformée en régime somnambuliquepar l'omniprésence d'histoires et de mythes, complaisamment véhiculés par desmédias lénifiants. De « pouvoir du peuple », elle serait devenue règne de lafable : mythocratie. Pour sortir de la dénonciation impuissante, il fautrenverser le problème. S'il est nécessaire d'analyser le « doux pouvoir » (softpower) qui conduit nos conduites dans les sociétés mass-médiatiques, ilimporte moins de condamner ses opérations que d'apprendre à en tirer desinstruments d'émancipation. Au premier rang de ces instruments, il y a le mythelui-même : c'est la puissance (émancipatrice) du récit – la mythocratie – qu'ilnous faut comprendre et utiliser. Cela implique d'abord de se doter d'unethéorie du (doux) pouvoir – dont deux chapitres de cet ouvrage esquissent lesbases, inspirées de Spinoza, Tarde ou Foucault. Cela demande ensuite de définirune dimension très particulière des pratiques humaines, un pouvoir de scénarisation à travers lequel nos récits et nos gestesconditionnent les comportements libres d'autrui en les inscrivant dans unetrame narrative. Cela conduit enfin à se doter d'un imaginaire politiquereformulé, qui définisse de nouvelles tâches, de nouveaux modes d'interventionet de nouveaux styles de parole.

Au carrefour de la philosophie politique, del'anthropologie et de la théorie littéraire, ce livre mobilise une myriade demythocrates, d'Eschyle à Wu Ming, en passant par Diderot ou Sun Ra. Il estécrit pour tous ceux qui, aujourd'hui, ressentent le besoin d'un grand virage àgauche – tout en sachant que « la gauche » reste plus que jamais à réinventer.

L'auteur: Yves Citton est professeur de littérature à l'université de Grenoble 3 Stendhal etmembre de l'umr LIRE (cnrs 5611). Il a enseigné aux USApendant 12 ans et a conçu le programme Indisciplinary Studies de Sciences Po Paris.

Il a publié aux Éditions Amsterdam Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi lesétudes littéraires ? (2007), etL'Envers de la liberté. L'invention d'un imaginaire spinoziste dans la Francedes Lumières (2006). Il a aussi publié Portraitde l'économiste en physiocrate(L'Harmattan, 2001) et Impuissances (Aubier,1994). Il a co-dirigé Spinoza et les sciences sociales (Amsterdam, 2008, avec Frédéric Lordon) et Les frontièreslittéraires de l'économie (Desjonquères,2008, avec Martial Poirson).

Il est membre du collectif de rédaction des revues Multitudes et Dix-huitième siècle, et il collabore régulièrement à la RevueInternationale des Livres et des Idées.


Questions posées par lelivre:

Sommes-nousen train de passer d'un régime de démocratie à un régime de « mythocratie », dans lequel ce neserait plus le peuple-demos mais deshistoires-mythes (complaisammentvéhiculées par des média lénifiants) qui agenceraient notre devenir collectif ?Notre vie dans les « sociétés de contrôle » est-elle vraimentgouvernée par les histoires qu'on nous raconte pour mieux nous mystifier (selonla vulgate française du Storytelling) ?Comment comprendre le « pouvoir doux » (soft power) quemobilisent les mass-médias pour conduire nos conduites ? Comment infléchirles opérations de la mythocratie pour y trouver des instruments d'émancipation? À quoi ressemblerait une nouvelle cartographie du champ politique si onl'indexait sur la distribution sociale des pouvoirs propres de lanarration ?

Celivre tente de répondre à ces questions sous la forme d'un bref essai qui, tout en essayant d'être assez rigoureux pour retenir l'attention des« spécialistes » (de la pensée politique, de la communication, de lasociologie des mouvements, des études littéraires), vise surtout à présenterdes problématiques pointues à un publicdépassant les limites étroites du monde universitaire.

Composition de l'ouvrage:

L'arguments'articule en quatre approches quise succèdent en quatre temps.

1°On commence par synthétiser le nouvel imaginaire du pouvoir quifait de la circulation des flux de désirs et de croyances la substance propredu pouvoir. À partir d'un faisceau de penseurs contemporains inspirés deSpinoza et de Gabriel Tarde (Foucault, Negri, Latour, Lazzarato, Bove, Lordon),les deux premiers chapitres construisent méthodiquement mais de façonsynthétique et accessible une modélisation du pouvoir qui endésigne la substance (des flux de croyances et de désirs), lasource (la puissance des corps et des esprits de la multitude), lesressorts (la captation de l'attention), la dynamique (deconflictualité passant par des stratégies de spectacularisation), lagestion (par des mécanismes institutionnels de canalisation) ainsi quela capacité (plus mystérieuse) d'auto-transcendance. Ces deuxpremiers chapitres représentent « le pouvoir » comme résultant dumouvement « ascendant » (ou « constituant ») qui transformela puissance de la multitude en institutions politiques dont l'autorité« retombe » ensuite sur chacun de nous. Ils proposent aussi uneintroduction aux formes de « pouvoir doux » (soft power) que prennent aujourd'hui – dans nos pays riches etrelativement libres – les actions les plus communes de ce pouvoir (politique,économique, médiatique).

2°Dans un deuxième temps, l'ouvrage se demande « ce que peut un récit » au sein des stratégies decaptation et de canalisation qui structurent la vie du pouvoir. Le chapitre 3 estl'occasion d'un débat (oblique) avec les thèses principales du livre à succèsde Christian Salmon sur lesressources du storytelling, qui ont certes été récemmentaccaparées par des idéologies réactionnaires, mais qui peuvent aussi bien êtreréappropriées pour des politiques émancipatrices. Là où Christian Salmon met(bien) en lumière les dangers et les impostures d'une mythocratie qui tente degouverner nos comportements d'électeurs, de consommateurs et d'employés àtravers des « histoires » qui nous bernent, on met en lumière l'autre face des réflexionsanglo-saxonnes sur le storytelling :uneface d'encapacitation qui fait de la structure narrative la forme même de toutepensée de l'action. C'est ici la théorie littéraire de la narration etde la fictionnalité qui est sollicitée pour dépasser les fausses évidences dusens commun sur « ce que peut un récit ».

3°Au carrefour des pratiques de narration et des dispositifs de pouvoir, ce brefessai essaie surtout de définir un type d'activité très particulier : la scénarisation, terme qu'ildéfinit de façon bien plus large que ne le laissent entendre ses connotationscinématographiques. La « scénarisation » désigne le fait qu'on ne(se) raconte jamais une histoire sans se projeter dans un certain scénariod'enchaînement d'actions. Raconter un événement passé ou un simplerêve, mettre en scène une histoire, articuler certaines représentationsd'actions selon certains types d'enchaînements, c'est s'efforcerde conduire la conduite de celui qui nous écoute – c'est tenter de scénariserson comportement à venir. Le phénomène et les mécanismes de lascénarisation sont définis et discutés dans les chapitres 3 et 4, au milieudesquels s'insère, en guise de récréation, un « Intermède illustratif » qui érige en paradigme de lascénarisation le célèbre épisode de manipulation que Diderot décrit dans Jacques le fataliste autour dupersonnage de Madame de la Pommeraye. L'hypothèse centrale de l'essai est que c'est cepouvoir de scénarisation, tel qu'il s'exerce au Journaltélévisé ou dans la publicité, mais aussi dans nos conversationsquotidiennes, qui décide du résultat des élections, des emballements boursiers,des montées du racisme, des contagions d'indignation ou de l'inventioncollective d'autres mondes possibles. Malgré sa taille modeste (moins de200 pages), l'ouvrage tente de baliser les contoursgénéraux de ce pouvoir de scénarisation et d'en suggérer des usages émancipateurs.

4°Enfin, une dernière partie se demande en quoi cette réflexion sur le pouvoir engénéral et sur le pouvoir de scénarisation en particulier peut contribuer àreconfigurer un imaginaire de gauche.Un « Intermède littéraire »réfléchit aux formes littéraires que peut prendre une scénarisation « degauche », en se posant les questions conjointes du type de « communauté » envisageable au seind'un tel imaginaire de gauche, et du type de formes narratives capables de lui donner corps et en allant chercherdu côté du collectif d'écrivains-intellectuels italiens répondant au nom de WuMing de quoi frayer l'émergence de multiples épopées en chantier.

Undernier chapitre esquisse quelques recadrages et quelques propositions pourdéfinir une nouvelle cartographie duchamp politique à partir de la conception qu'on se fait du pouvoir descénarisation. Les trois points précédents suffisent en effet à tirer lesgrandes lignes d'une certaine postured'énonciation qui, tout autant que des questions de contenus, seraitcaractéristique d'une « gauche » à (ré)inventer, contre le désarroipathétique des partis politiques de « la gauche » actuelle.

Êtrede gauche, ce serait donc agir à partir d'un certain imaginaire du pouvoir queles chapitres précédents ont tenté de mettre en place et qu'on peut résumer parles principes suivants :

  • (a)c'est dans la phase ascendante (« constituante ») de la « puissance »de la multitude en « pouvoir » institutionnel que doit être située lavitalité des processus politiques – alors que l'imaginaire de droite mettraditionnellement l'accent sur le besoin de respecter l'autorité qui« redescend » sur nous ;
  • (b) c'estde chacunde nous, de nos formes de vie, de désirs et de résistances quotidiennesqu'émerge la puissance de raconter les histoires nouvelles qui améliorerontnotre devenir commun – alors qu'un imaginaire de droite (partagé par une bonnepartie de la gauche étatiste) tend à disqualifier cette puissance commune de (se)raconter des histoires au nom d'un scientisme technocratique ;
  • (c) siles mythes qui nourrissent notre mythocratie dominante ne donnent qu'une pâleimage de cette puissance commune de raconter des histoires, c'est qu'il faut restructurerradicalement les canaux de distribution du pouvoir de scénarisation qui assurent la circulation deshistoires parmi nous ; ce sont donc lesinégalités dans l'accès et l'utilisation du pouvoir de scénarisation quedoivent mettre au premier plan les combats se réclamant de « la gauche »– alors que les politiques de droite tendent systématiquement à occulter (sous couvert des lois dumarché et de « la demande » du « public ») ou à nier (sous couvert de libre arbitreindividualiste) l'impact du pouvoir de scénarisation sur nos « libertés ».

Entre littérature etpolitique, d'Eschyle à Sun Ra:

Davantagequ'à travers des théories, c'est à travers un certain nombre d'histoires – le conte de la Fée Maladroite, une petitehistoire de la gestuelle de gauche, le mythedu quidam virtuel – que le dernier chapitre balise ce chantier d'un nouvelimaginaire de gauche. Non seulement par souci (assumé) de« vulgarisation », mais aussi par envie d'explorer les frontières dece qui peut déjà « se dire » ou « se raconter », sanspouvoir encore vraiment être « pensé » de façon rigoureuse.

Quoiquese présentant plutôt comme un essai relevant de la philosophie politique, lelivre nourrit en effet toute sa réflexion de nombreux matériaux littéraires et artistiques. Outre le retourconstant à l'épisode de Madame de La Pommeraye du roman de Diderot, il s'appuiesur des références précises aux Euménides d'Eschyle, tragédiefondatrice d'un certain imaginaire des institutions démocratiques.

Ilse place également sous les auspices d'une citation du musicien de jazz Sun Ra, qui est proposée en exergue pour être revisitéeet enrichie de chapitre en chapitre : « Je dis aux gens qu'ils ont tout essayé, mais qu'ils doivent maintenantessayer la mythocratie. Ils ont eu ladémocratie, la théocracie. La mythocratie, c'est ce que vousn'êtes jamais devenus de ce que vous devriez être. » Sun Ra et son Arkestra ont illustré une certainefaçon de « se raconter des histoires » – en l'occurrence la fabled'une origine extraterrestre : le musicien se disait venir de la planèteSaturne – de façon à produire des effets bien réels dans la dynamisation de nospuissances créatives, artistiques et politiques.

Cetessai s'adresse donc à tous ceux qui pensent que c'est à la jointure des Arts et de la Politique que doit se situer la réinventionde « la gauche » – et que cette réinvention est absolument nécessaireà la survie même de l'espèce humaine.


Table des matières détaillée:



Introduction : « Doux pouvoir » et scénarisation    .    .    .    .     11

Chapitre I : Reformuler notre imaginaire du pouvoir    .    .    .     19

  • La dissolution des pouvoirs    .    .    .    .    .    .    .     
  • L'économie de l'attention    .    .    .    .    .    .    .     
  • L'économie des affects    .    .    .    .    .    .    .    .     
  • Les frayages et les publics    .    .    .    .    .    .    .     
  • Un monde d'une plasticité inédite    .    .    .    .    .    .     


Chapitre II : Modéliser la circulation du pouvoir    .    .    .    .     37

  • Une circulation de flux de désirs et de croyances    .    .    .    .     
  • La percolation de la puissance en pouvoir    .    .    .    .    .     
  • Les institutions comme médiations à effets multiplicateurs    .    .    .     
  • Le pouvoir comme « méta-conduite » conditionnant des conduites « libres »     
  • La vie sociale comme enchevêtrement de stratégisations    .    .    .     
  • La verticalité dans l'immanence    .    .    .    .    .    .     


Chapitre III : L'activité de scénarisation    .    .    .    .    .     65

  • L'omniprésence des récits (de droite)    .    .    .    .    .    .     
  • Nature et puissance des récits    .    .    .    .    .    .    .     
  • Reconfiguration et reconcaténation    .    .    .    .    .    .     
  • Dangers des rétentions tertiaires et vertus des props    .    .    .    .     
  • De la narration à la scénarisation    .    .    .    .    .    .     
  • Les mythes comme paroles enchanteresses    .    .    .    .    .     


Intermède illustratif : La scénarisation par là-haut    .    .    .    .     91

Chapitre IV : Les attracteurs et l'infrapolitique    .    .    .    .    101

  • Accroches et scripts    .    .    .    .    .    .    .    .     
  • Scripts reconducteurs et reconfigurants    .    .    .    .    .     
  • Investissements affectifs et retraitement des valeurs    .    .    .    .     
  • Scénarisation par le bas et puissance de l'équité    .    .    .    .     
  • Mythocratie infrapolitique    .    .    .    .    .    .    .     


Chapitre 5 : Nouvelles revendications d'égalité    .    .    .    .    135

  • Inégalités de niveaux et formation à la scénarisation    .    .    .    .     
  • Inégalités structurelles et viscosités symboliques    .    .    .    .   
  • Réglementations et désintermédiations ?    .    .    .    .    .   
  • Agencer les scénarisations par le bas    .    .    .    .    .    .   


Intermède littéraire : Du mythe interrompu à l'épopée en chantier    .    159

Chapitre VI : Renouveler l'imaginaire de gauche    .    .    .    .    171

  • Petit conte de la fée Maladroite    .    .    .    .    .    .   
  • Interrompre le mythe de la Croissance-Reine    .    .    .    .    .   
  • Petite histoire de la gestuelle de gauche    .    .    .    .    .   
  • Sun Ra et la mythocratie du quidam virtuel    .    .    .    .    .   
  • Maladresse et gaucherie    .    .    .    .    .    .    .   
  • À quand le virage vers Saturne ?    .    .    .    .    .    .   


Indications bibliographiques    .    .    .    .    .    .    .    203

Index    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    213