Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2015
Janvier 2015 (volume 16, numéro 1)
titre article
Mathieu Simard

Une critique radicale de « la langue »

Myriam Suchet, L’Imaginaire hétérolingue. Ce que nous apprennent les textes à la croisée des langues, Paris : Classiques Garnier, coll. « Perspectives comparatistes », série « Littérature et mondialisation », 2014, 349 p., EAN 9782812421044.

1On tend à se représenter les langues comme des entités relativement homogènes en opposition — pour ne pas dire en conflit — les unes avec les autres. On considère ainsi généralement comme une faute toute intrusion d’un idiome dit étranger au‑delà des frontières de la langue. On oublie toutefois que ces termes (« faute », « intrusion », « étranger », « frontières », etc.) sont des constructions. Loin de décrire objectivement une réalité, ils mettent de l’avant un discours sur la langue qui (se) représente cette dernière en fonction d’une norme.

2Dans L’Imaginaire hétérolingue, Myriam Suchet choisit de placer entre guillemets l’expression « la langue » afin de signaler que cette dernière ne désigne pas tant un fait objectif qu’une idée régulatrice.Pour démontrer cette hypothèse, M. Suchet se penche sur quatre textes « hétérolingues ». Le concept d’hétérolinguisme est emprunté à Rainier Grutman, qui le définit comme « la présence dans un texte d’idiomes étrangers, sous quelque forme que ce soit, aussi bien que de variétés (sociales, régionales ou chronologiques) de la langue principale1 ». Les œuvres hétérolingues étudiées par M. Suchet sont Juan sin Tierra de Goytisolo, Die Niemandsrose de Paul Celan, The Voice de Gabriel Okara et Sozaboy de Ken Saro-Wiwa. La chercheure s’intéresse également, selon le cas, aux traductions française, allemande, anglaise et espagnole de ces textes, et ce dans une perspective déhiérarchisée, où la traduction est davantage qu’une copie trompeuse de l’original.

3Dans les deux premiers chapitres de son ouvrage, M. Suchet explique comment le texte hétérolingue dénaturalise les frontières de « la langue » et construitcomme étrangers les multiples idiomes qu’il intègre. Elle montre ensuite que l’hétérolinguisme, en plus de constituer un imaginaire alternatif aux représentations dominantes de « la langue », laisse entendre une « voix » qui serait celle du sujet d’énonciation. Enfin, dans son cinquième et dernier chapitre, la chercheure aborde la question de la traduction. En postposant l’étude de ce sujet à celle de l’hétérolinguisme, M. Suchet évite le piège qui aurait consisté à se servir de la traduction comme « base métaphorique » (p. 32) de l’ensemble du travail. Les résultats auxquels elle parvient sont étonnants, la chercheure en venant entre autres à esquisser un « portrait du traducteur en porte-parole » (p. 217).

La fabrique des langues « étrangères »

4Le discours dominant sur « la langue » s’appuie sur une norme monolingue qui la représente comme homogène et indivisible. Cette représentation est souvent vue comme naturelle, mais elle résulte à vrai dire d’une construction. Se situant à la croisée des langues, les œuvres hétérolingues dénaturalisent la conception monolingue de « la langue ». À ce propos, M. Suchet parle de « la puissance critique de l’hétérolinguisme, qui fait entrer les linguistiques dans l’ère du soupçon » :

On voit en effet apparaître, en contre-point de l’anamorphose hétérolingue, les contours d’un discours « monolingue » qui, par effet de contraste révélateur, perd de son innocence. On s’aperçoit peu à peu qu’il relève d’une logique — et non d’une réalité ou d’une vérité de « la langue ». (p. 31)

5M. Suchet montre que si la littérature peut participer (et participe effectivement) à l’institutionnalisation des langues et à la reproduction du discours monolingue, elle peut également, lorsqu’elle adopte une facture hétérolingue, mettre de l’avant un imaginaire renouvelé de « la langue » et une conception inédite des rapports entre les communautés linguistiques.

6L’hétérolinguisme a le mérite de rendre observable à‑même le texte littéraire la construction des langues qui se produit dans l’ensemble d’une formation socio-discursive donnée. Dans l’œuvre hétérolingue, la différenciation des langues n’est pas dichotomique : elle est graduée. M. Suchet propose en effet de se représenter l’« étrangement » (p. 75) des langues sous la forme d’un continuum. Ainsi, les idiomes peuvent être, selon le cas, plus ou moins étrangers les uns aux autres.

7La chercheure repère également deux « seuils » au sein de ce continuum. Le premier est celui de « lisibilité » (p. 78). Ce seuil est franchi par exemple à la fin de Juan sin Tierra : Goytisolo passe alors de l’alphabet latin à l’alphabet arabe, ce qui pourrait bien rendre cette dernière partie complètement illisible pour certains lecteurs. Le second seuil est celui de « visibilité » (p. 91). On pensera à titre d’exemple au phénomène du calque, où une expression est traduite littéralement et transportée dans une autre langue. La langue « étrangère », cachée sous des mots familiers, devient alors invisible.

Imaginaire & ethos hétérolingues

8Les textes hétérolingues instaurent un imaginaire alternatif aux représentations monolingues de « la langue ». M. Suchet précise que « la pensée hétérolingue est une anamorphose » (p. 128) : elle apparaît uniquement en déformant et en subvertissant de l’intérieur le discours monolingue. L’imaginaire hétérolingue contredit notamment la croyance en la transparence de « la langue » et de la communication. L’opacité constitutive de l’acte de langage ne l’empêche toutefois pas d’être « adressé » : le discours hétérolingue est comme une « bouteille à la mer » (p. 148), un message est envoyé, mais l’énonciateur ignore s’il atteindra un destinataire. « Contrairement à la communication, l’adresse n’implique pas la réussite de la transmission du message : c’est un pur geste tendu », écrit M. Suchet (p. 129). Par ailleurs, l’œuvre qui se situe à la croisée des langues est « [c]omme une maculature, elle a bu l’encre de tous les intertextes et elle est tachée par les interdiscours » (p. 129). La pensée hétérolingue prend donc résolument position en faveur d’une perspective pragmatique où les actes de langage sont nécessairement contextualisés.

9Une telle contextualisation implique, entre autres choses, la présence d’un co-énonciateur. L’adresse au « tu » dans le texte hétérolingue conduit M. Suchet à affirmer que ce dernier dispose d’une « vocalité spécifique2 ». Cette vocalité contribue à dessiner les contours d’un sujet qui serait responsable de l’énonciation du texte hétérolingue. Afin de cerner la figure de ce sujet énonciateur, l’auteure convoque et actualise la notion d’ethos. À ses yeux, cette notion permet de contourner le mythe de l’unicité du sujet parlant : l’ethos « [cherche] à caractériser une instance d’énonciation y compris là où elle ne se singularise pas en un “je” » (p. 183). L’ethos renseigne autant sur la cohésion du sujet hétérolingue que sur son rapport au co-énonciateur et au monde. Or, ce qui ressort particulièrement de l’analyse de M. Suchet, c’est que le sujet d’énonciation de l’œuvre hétérolingue s’avère généralement « incapable de tracer des frontières stables entre lui‑même et les autres » (p. 193).

Traduction & hétérolinguisme

10Dans le dernier chapitre de son ouvrage, M. Suchet montre que les textes hétérolingues peuvent nous permettre d’envisager l’activité de traduction à partir d’un point de vue inédit :

Aborder la traduction après avoir établi que « la langue » n’existe pas, c’est un peu comme faire s’écrouler un pont : il ne reste plus de langue assez stable pour constituer une berge. L’hétérolinguisme modifie donc la représentation de la traduction, qui ne sera plus pensée comme un passage, transfert ou transport, mais comme rapport. (p. 32)

11Pour exemplifier son propos, l’auteur réfère à la dédicace au début du Sozaboy de Ken Saro-Wiwa. Dans la version originale, le « je » de la dédicace correspond simultanément à l’auteur et à l’énonciateur. Toutefois, dans la traduction, l’auteur et l’énonciateur ne correspondent plus : si le « je » de la dédicace de la traduction de Sozaboy est toujours l’auteur (Saro-Wiwa), l’énonciateur, lui, est dorénavant le traducteur.

12Il appert que le traducteur est moins un passeur, comme on le prétend souvent, qu’un « porte-parole » : « traduire est un acte d’énonciation par lequel “je” me substitue à un(e) autre au nom de qui “je” parle » (p. 221). Autrement dit, la traduction est

une opération de ré-énonciation par laquelle un énonciateur se substitue à une instance d’énonciation antérieure pour parler ou écrire en son nom dans une langue considérée comme différente. (p. 28)

13Cette conception originale de la traduction permet à M. Suchet d’esquisser une « éthique du traducteur en porte-parole » (p. 223). En effet, autant la traduction de l’œuvre hétérolingue met à mal la prétendue transparence de la traduction, autant elle « révèle la présence d’une instance d’énonciation qui lui est spécifique » (ibid.).

14Cette instance d’énonciation ne se caractérise toutefois pas de la même façon que celle du sujet hétérolingue, définit en termes d’ethos. Plutôt que d’être considéré dans son rapport au co-énonciateur, le sujet est caractérisé par son rapport à l’instance d’énonciation antérieure. M. Suchet énumère d’ailleurs divers rapports éthiques à la traduction, sans prétendre à l’exhaustivité. L’énumération permet de montrer que l’effacement du traducteur — souvent vu comme la posture idéale — n’est que l’un des multiples rapports éthiques possibles du traducteur à l’instance d’énonciation originale.


***

15L’Imaginaire hétérolingue de Myriam Suchet s’impose comme un incontournable de la réflexion sur le plurilinguisme littéraire et sur la traduction. Embrassant la pragmatique textuelle et les théories de l’énonciation, il renouvèle autant qu’il prolonge la tradition de recherche à laquelle participent des penseurs tels que Lise Gauvin, Rainier Grutman, Catherine Leclerc et Sherry Simon. La critique radicale de « la langue » formulée par M. Suchet permettra certainement d’ouvrir de nouvelles voies théoriques, lesquelles concevront dorénavant la différence linguistique comme une construction discursive résultant d’un processus d’« étrangement ». Bien qu’elle gagnera certainement à être adaptée en fonction de la problématique de l’autotraduction, la conception du traducteur comme « porte-parole » s’avère elle aussi prometteuse. Enfin, la bibliographie présente à la fin de l’ouvrage, complète et structurée, pourra servir de point de départ au néophyte ou bien de point de repère au chercheur rompu à l’étude du plurilinguisme en littérature.