Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2015
Janvier 2015 (volume 16, numéro 1)
titre article
Caroline Loranger

Du bon usage de la mauvaise langue

Mauvaises langues !, sous la direction de Florence Cabaret & Nathalie Vienne-Guerrin, Mont‑Saint‑Aignan : Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2013, 373 p., EAN 9782877755672

1Langue agissante par excellence, la mauvaise langue est celle qui crée un effet sur le destinataire. Elle le choque, le perturbe, le trompe, et elle s’avère particulièrement efficace à le faire, que ce soit parce que sa forme ne correspond pas aux normes linguistiques en vigueur dans le contexte de l’énonciation ou parce que ce qui est dit heurte les bonnes mœurs. L’ouvrage Mauvaises langues ! explore les différentes conceptions de ce type d’emploi du langage. Dirigé par Florence Cabaret et Nathalie Vienne‑Guerrin et publié en 2013, il regroupe dix‑neuf articles rédigés à la suite de la tenue de deux séminaires portant sur la « guerre des langues » et « Le dire et le fer », puis d’un colloque abordant plus précisément la « mauvaise langue » s’étant tenu à l’Université de Rouen les 19 et 20 juin 2008. L’ouvrage se veut un prolongement d’un premier volume d’actes de colloque, Langues dominantes/Langues dominées dirigé par Laurence Villard en collaboration avec Nicolas Ballier et paru en 2008. Le collectif Mauvaises langues ! est organisé autour de trois grands axes portant sur différentes acceptions de l’expression « mauvaise langue » : l’incorrection grammaticale, la langue injurieuse ou encore celle qu’on tente de châtier. Il s’agit donc, comme le souligne le pluriel du titre, des mauvaises langues, une expression qui renvoie à la fois au message et à la forme de celui‑ci, mais aussi à l’énonciateur lui‑même lorsqu’il fait un usage déviant de la parole. Résolument transdisciplinaire, l’ouvrage dresse ainsi un panorama du jugement porté sur la langue au cours des siècles et à travers les différentes aires géographiques de l’Europe.

Grammaire de la mauvaise langue

2Dans une première section, les articles se concentrent sur ce qui distingue la langue grammaticalement correcte de celle qui serait, en fonction des différentes normes linguistiques, incorrecte ou agrammaticale. Pour être en mesure de parler de la mauvaise langue, il faut en effet l’opposer à son « double positif » (p. 12), la bonne langue, puisque « […] la langue n’est pas un sujet neutre, elle appelle forcément le jugement de valeur (mauvaise vs bonne) mais son étiquetage est fortement conditionné par un contexte de réception, qui peut varier au gré des époques, des milieux sociaux et culturels de productions, voire des locuteurs », comme l’expliquent Fl. Cabaret et N. Vienne‑Guerrin en introduction (p. 12). Les articles de Catherine Filippi‑Deswelle et de N. Ballier cherchent en ce sens à circonscrire l’objet d’étude du volume d’un point de vue davantage linguistique. Si C. Filippi‑Deswelle statue que la mauvaise langue se doit d’être étudiée puisqu’il est possible d’établir une grammaire associée aux usages linguistiques s’éloignant de la norme en place, N. Ballier avance quant à lui que la « bonne » langue repose en fait sur l’hapax élevé au rang de norme et dont l’utilisation est par la suite généralisée parmi les classes dominantes. En ce sens, la mauvaise langue serait celle de l’usage et serait dénigrée justement parce qu’elle est employée par la majorité. Commencerait ensuite une véritable lutte visant la domination linguistique alors qu’on cherche à combattre la mauvaise langue à coup de prescriptions censées départager les usages acceptés de ceux qui doivent être évités.

3La « bonne » langue, conquérante, vise l’unification linguistique pour consolider l’identité nationale, comme le montre Amina Askar dans son étude du « King’s English » dans les pièces de Shakespeare. La mauvaise langue dont il est question ici est effectivement bien davantage la variante de l’anglais s’opposant à celle parlée à la cour qu’un idiome étranger. S’il est vrai, par exemple, qu’avant d’établir le « King’s English », une conquête linguistique a d’abord eu lieu au Pays de Galles, en Irlande et en Écosse, l’enjeu véritable qui corrompt le pouvoir dans les pièces de Shakespeare repose sur les variantes à l’intérieur même de l’anglais. Les propos d’A. Askar rejoignent à ce sujet ceux de Sylvaine Bataille, qui observe que l’anglais valorisé dans la traduction anglaise d’Homère par George Chapman est élitiste, obscur et parsemé de néologismes, ce qui n’est pas sans faire écho  à l’idée de N. Ballier selon laquelle l’instauration des règles de la bonne langue repose, au moins en partie, sur la création d’hapax. Bonne et mauvaise langues ont donc chacune une forme particulière, reposant sur des codes que la mauvaise langue semble pervertir.

Littérarité & rhétorique de l’injure

4Au‑delà de la forme seule, la mauvaise langue est également porteuse d’un message dont le contenu va à l’encontre de la bienséance typiquement associée à la bonne langue. C’est celle de l’insulte, de l’injure et de l’invective, celle qui cherche à briser un adversaire lors d’une joute oratoire ou, plus simplement, qui agit comme une arme. La langue pourra même être au service de la violence physique, comme le montre l’analyse de Mathias Schonbuch du Décaméron. Les collaborateurs qui se penchent sur ces « maux de langue » (pour reprendre le titre de la section de l’ouvrage) soulignent le côté jouissif de l’injure, tant pour celui qui insulte que pour le témoin.

5L’insulte est en ce sens à rapprocher du mot d’esprit et s’apparente, dans le texte d’Évelyne Larguèche, à un véritable procédé ayant un effet littéraire lorsqu’il se retrouve dans la fiction. L’insulte est en effet une rhétorique travaillée, voire retravaillée lorsque des textes d’abord déclamés sont ensuite retranscrits, comme c’est le cas lors de la querelle opposant Eschine et Démosthène analysée par Laurence Villard. La charge de l’insulte, lorsque celle‑ci est travaillée à la manière d’un texte littéraire et étudiée comme tel, est décuplée, tout comme le plaisir, malsain, de constater que l’injure porte. Il se peut même que l’insulte ne soit prononcée que pour sa fonction libératrice ; c’est en ce sens qu’on peut alors comprendre le blasphème, insulte dont l’injuriaire, Dieu, est hors d’atteinte.

6La mauvaise langue peut également revêtir de plus beaux atours et se présenter comme la « bonne » langue, mais seulement pour mieux tromper. L’article d’Astrid Guillaume étudie la façon dont le personnage de Reinhart dans Reinhart Fuchs se sert de la langue pour faire le mal en séduisant sa victime par de bons mots. Ingénieuse, sournoise, fourbe, la mauvaise langue n’est donc pas sans connaître les règles régissant la bonne ; elle peut l’imiter et tirer avantage de l’idée que la langue parlée par un individu nous renseigne non seulement sur ses origines (nobles), mais aussi sur ses visées. Cette fausse adéquation entre le parler et l’agir renforce l’impact de la fourberie : ce n’est plus tant sur le plan de la matérialité du langage que la langue est mauvaise, mais dans la capacité de l’énonciateur à se servir d’elle à son propre avantage. La fourberie est alors un tour de force linguistique qui, tout comme l’insulte, oblige une certaine admiration envers l’agilité avec laquelle une personne peut retourner la langue sur elle‑même.

Commères & mauvaises langues au féminin

7À la lecture des différents articles qui constituent l’ouvrage, il apparaît cependant que la mauvaise langue a un sexe ou, plus précisément, que l’effet de la mauvaise langue varie grandement en fonction de l’énonciateur. À l’injurieur, au pamphlétaire, au rhéteur, au  fourbe, on reconnaît une habileté linguistique particulière, une façon de travailler la langue qui, sans toujours être moralement acceptable, est tout de même admirable puisqu’elle est le signe d’une vivacité d’esprit ou d’un travail littéraire. La mauvaise langue féminine en contrepartie est presque toujours celle de la commère. L’article de Claire Gheeraert‑Graffeuille sur la littérature pamphlétaire de la guerre civile anglaise de 1642‑1649 et celui de Claire Boulard‑Jouslin s’interrogeant sur la figure féminine dans le journal anglais de 1728 The Parrot soulignent tous deux que la femme qui fait usage de la mauvaise langue, et qui devient elle‑même par synecdoque la mauvaise langue, est une menace sur le plan politique. Colporteuse de ragots et obsédée par des sujets vils comme la sexualité, la femme est habituellement dépeinte comme incapable d’un véritable travail réflexif. Sa langue, elle, ne serait que babil, inutile dans le meilleur des cas ou dangereuse lorsqu’elle pervertit l’esprit des hommes. Cette perception de la mauvaise langue féminine n’émane évidemment pas des femmes elles‑mêmes, qui sont plutôt systématiquement représentées comme des commères perverties par des hommes, mais de pamphlétaires ou de journalistes qui se servent de cette figure pour appuyer leurs propos. Les femmes sont décrites comme « très encline[s] à prôner la sédition » (p. 234) et déclenchent des guerres lorsqu’elles en soufflent l’idée à leur mari à l’heure du coucher.

8Un siècle plus tard, le trope de la mauvaise langue féminine s’opposant à la bonne langue du politique essentiellement masculine est également présent dans le périodique tory The Parrot qui crée une femme fictive reprenant les arguments des whigs pour en montrer le ridicule et la vacuité. Le journal […] vise ainsi à dénoncer les effets de l’entrée du féminin en politique car […] la rédactrice ne peut être qu’une virago qui fait de la propagande au féminin. Elle rédige donc un périodique parodique qui constitue une contre‑conversation faite de scandale et de sous‑entendus, destinée ironiquement à purger la société de ses vices. […] The Parrot détourne les règles de l’essai périodique pour à la fois dénoncer la féminisation de la culture whig et pour transformer son organe de presse en une propagande antiwhig et réformatrice. (p. 250)

9La femme se trouve donc doublement dépossédée de sa langue : d’une part, elle est réduite à un seul usage possible, le caquet, nullement admiré comme peuvent l’être d’autres formes de mauvaises langues utilisées par les hommes, et de l’autre, cette image de sa langue est reprise pour illustrer les faiblesses d’adversaires politiques. La mauvaise langue féminine est peut‑être alors la plus mauvaise de toutes : tant sa forme que son message et son énonciateur sont dévalorisés.

Régulation & autorégulation

10En réaction à la mauvaise langue et à ses effets de perversion du langage d’abord, mais aussi de l’esprit, s’organise un mouvement de correction. Alors que les articles de la section d’ouverture du volume « Langue incorrecte/langue correcte » mettaient l’accent sur la correction de la forme, l’ouvrage Mauvaises langues ! se clôt sur une série d’articles s’intéressant à la notion de péché de langue. Celui‑ci apparaît dans la contribution de Carla Casagrande et Silvana Vecchio comme un système regroupant un ensemble d’usages de la langue prohibés par le clergé du xiiie siècle pour réguler la parole laïque, tout comme les sept péchés capitaux régissent les agissements du peuple. Le clergé lui‑même n’est cependant pas exempt de fautes de langue. Hélène Rabaey fait l’étude de la relation à la langue chez Érasme. Ce dernier, subissant les attaques des catholiques et des réformés depuis la parution du De libero arbitrio, dénonce dans son Lingua les mauvais usages (tant sur le plan de la forme que du contenu) des moines et des prêtres.

11L’ouvrage Mauvaises langues ! interroge également certaines formes d’autorégulation de la langue dans d’autres sections. C’est notamment le cas dans l’article de Claude Gontran qui explore les motifs du silence de Tirésias devant les demandes répétées d’Œdipe de lui révéler le réel meurtrier de son père. Se taire est en effet un moyen de ne pas laisser agir la mauvaise langue, ne permettant pas aux mauvaises paroles, ici l’affirmation qu’Œdipe est le meurtrier de son père et l’amant de sa propre mère, de franchir le cap des lèvres, qui restent closes. Cl. Gontran fait la démonstration que, dans ce cas, le silence a pour double fonction d’empêcher le mauvais d’être énoncé, mais aussi de renvoyer à Œdipe sa propre mauvaise langue, lui permettant, ultimement, de prendre lui‑même conscience des faits.

12Bien qu’il porte d’abord sur la mauvaise langue au sens de l’idiome ne devant pas être utilisé dans certaines circonstances, l’article d’Elatiana Razafimandimbimanana étudiant le plurilinguisme des écoles montréalaises met aussi en relief une certaine forme d’autorégulation. Les enfants fréquentant ces écoles apprennent rapidement laquelle des langues qu’ils maîtrisent est celle qui doit être utilisée à l’école. Ils en viennent alors soit à dévaluer les autres langues, marquées comme mauvaises dans ce contexte, soit à les utiliser en compagnie d’autres locuteurs qui les comprennent devant leurs camarades ne les maîtrisant pas pour constituer un groupe lié par le secret de la langue. Les mécanismes de régulation et d’autorégulation sont donc mis en place rapidement dans les milieux plurilingues.


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13On pourrait reprocher à l’ouvrage Mauvaises langues ! de faire une trop petite place aux enjeux contemporains entourant l’utilisation de la mauvaise langue. Les articles s’attachent, entre autres, à dépeindre les usages de la langue dans des textes de l’Antiquité, du Moyen‑âge, de l’Angleterre élisabéthaine ou de l’Espagne du Siècle d’Or. Seuls ceux d’E. Razafimandimbimanana, de Jean-Jacques Lecercle et d’Hélène Francoual se penchent sur la langue telle qu’elle est parlée aujourd’hui. Un ouvrage comme Mauvaises langues ! est bien sûr tributaire des intérêts des différents collaborateurs, ce qui peut expliquer la faible proportion de textes explorant la mauvaise langue contemporaine, mais l’ambition de brosser un portrait complet de la mauvaise langue esquissée dans l’introduction de Florence Cabaret et Nathalie Vienne‑Guerrin se voit ici contrecarrée. Il est également peu question, dans l’ouvrage, de certaines conceptions de la mauvaise langue tels l’argot ou l’hétéroglossie. Peu de place est aussi faite à la problématique du centre et de la périphérie ou des nombreuses variantes qui peuvent coexister au sein d’une même langue.

14Le collectif Mauvaises langues ! reste toutefois un ouvrage pertinent qui permet de dresser un panorama historique des différentes conceptions de la mauvaise langue et soulève des questionnements riches et féconds sur la perception de celle‑ci en regard de la grammaire, des normes prescriptives en regard de la forme et du contenu des énoncés ou de la force de l’injure, de l’insulte ou du blasphème. La langue, surtout la mauvaise, y apparaît dans toute sa complexité, à la fois protéiforme et poreuse.