Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Janvier 2014 (volume 15, numéro 1)
titre article
Matei Chihaia

Noms sans nécessité

Karl Emil Franzos, Namensstudien / Études de noms, édition bilingue réalisée par Ariane Lüthi & Oskar Ansull, Hanovre : Hohesufer.com, 2012, 160 p., EAN 9783941513235.

1Le petit essai de Karl Emil Franzos sur les noms imposés aux juifs de Galice et de Bucovine fait partie de la mémoire culturelle de cette région de l’Europe que consigne son recueil Reise- und Kulturbilder aus Halb-Asien (Tableaux culturels et de voyage de la Semi-Asie) ; c’est aussi le document d’une tentative courageuse d’écrire, vers la fin du xixe siècle, l’histoire d’une minorité restée en marge de l’historiographie officielle ; enfin, le sujet du patronyme est l’occasion de développer un jeu sur le sens du nom propre qui annonce les pages de Proust au sujet des toponymes. Les horizons du texte sont éclairés par l’édition bilingue d’Ariane Lüthi et Oskar Ansull, dont l’apparat critique fonctionne comme un véritable caléidoscope. Ses facettes nous montrent l’écriture et la vie de Franzos dans des contextes et des perspectives différentes, et réussissent à construire un livre riche à partir de nombreux reflets des Études de noms.

2Le lecteur impatient de cet ouvrage s’arrêtera probablement à la variante définitive de ce texte — celle de l’édition de 1897 des Reise- und Kulturbilder — qui apparait en premier lieu. Dans ce cas, il trouvera face à face le texte original et la version française qu’en propose A. Lüthi. Cette présentation permet d’accéder au rythme et aux artifices de Franzos par le biais de la comparaison inter-linguistique ; elle invite à réfléchir sur ce que disent les noms propres « qui parlent » ; ainsi l’édition bilingue se justifie par le sujet des Études des noms et invite tout lecteur à oublier son éventuelle impatience et à s’engager dans les notices critiques des éditeurs pour découvrir les enjeux historiques et littéraires de cet essai. Quant à ceux qui commencent chaque livre par sa fin, ils se trouveront face à une édition critique qui visualise le travail de l’auteur à travers des changements apportés au texte entre la première et la deuxième édition, entre 1888 et 1897.

3Encadré par l’écriture de Franzos qui occupe le début et la fin, le milieu de ce livre cache un nombre considérable de paratextes qui sont également accessibles en français aussi bien qu’en allemand. Une postface de la traductrice, placée immédiatement après la première édition de l’essai (p. 50‑53), explique brièvement la problématique de son travail sur les noms. Pour rapprocher le lecteur francophone du sujet principal du texte, il faut parfois s’égarer du principe qu’« on ne traduit pas les noms de famille » (p. 50). La traductrice est consciente que ce procédé risque de reproduire l’emprise violente de l’état autrichien sur la minorité juive, l’acte de discrimination qui fait du nom propre une commodité dont on peut négocier la valeur et la signification. Elle précise donc sa tâche de la manière suivante : il s’agit de « conférer leur sens [aux noms] au sein même du récit de Franzos » sans toutefois les « refabriquer » voire « franciser » (ibid.) lorsqu’ils ne sont pas porteurs de sens.

4Le travail de la traductrice donne raison à ce projet difficile, en dégageant les parties descriptives des patronymes et en illustrant, par une version aussi littérale que possible, l’argumentation de Franzos. Il est vrai que la virtuosité mise en œuvre lors de la traduction des noms propres, notamment de ceux composés, peut aussi être apprécié comme un exercice de style, un recueil d’exemples qui permet de comparer la formation des noms de famille en allemand et en français. Mais l’effort de fidélité au sens est une forme de respect pour les porteurs du nom en question et non pas un jeu (p. 43). D’ailleurs, la version française ne cède jamais à la tentation d’enjoliver les données. Dans le cas de « Säugling », dérivé de « Blutsauger » (« Suceur-de-sang ») pour en atténuer les connotations négatives, elle ne propose pas la traduction possible *« Nourrisson » (un des sens littéraux de « Säugling »), mais le « Suceur » qui rappelle mieux la brutalité du patronyme attribué en premier lieu (p. 42‑43).

5Des notes complètent la démarche explicative et cherchent à fournir des aides linguistiques et encyclopédiques au lecteur (p. 55‑67). Évidemment, les notes à la version allemande ne coïncident pas entièrement avec celles à la version française. Plus économiques, ces dernières ne font que compléter le travail de la traductrice sans commenter ses choix, qui souvent facilitent déjà la lecture par rapport à l’original. En effet, la plupart des mots vieillis qui apparaissent dans les sources de Franzos sont traduits en français moderne ; caractéristique d’une traduction qui choisit de moderniser le style pour échapper à la tentation du historicisme ou du pittoresque. Ainsi, « Frauenspersonen » (p. 32) (*« femmelettes ») devient « gonzesses » (p. 33), ce qui souligne la nuance péjorative, tout en enlevant la patine de l’expression allemande. Un autre exemple est la référence culte « Danaergeschenk », qui évoque le texte canonique de l’Iliade tandis que « cadeau empoisonné » s’entend sans la culture humaniste qu’on pouvait attendre à la fin du xixe siècle (p. 42‑43). Enfin les notes, riches en langues et alphabets différents, donnent une impression fidèle de la réalité polyglotte de la culture de Galice et Bucovine. Leur effort de conserver les toponymes et le dialogue multiculturel contraste avec le texte de Franzos, qui préfère germaniser ses références. On comprendra, grâce au commentaire d’O. Ansull, que ce choix exprime l’attitude générale de l’auteur, adepte d’une intégration des minorités de cette région dans une culture de langue allemande, et adversaire des courants hassidiques de son époque.

6La longue postface d’O. Ansull se divise en plusieurs parties : elle ne se limite pas à exposer des détails sur les idées de l’auteur, l’histoire de l’édition du texte et la bibliographie. On y trouve même un supplément intéressant qui débat la question de la date de naissance de Franzos (p. 117‑119 et p. 126‑128). Dans un essai original, qui va au-delà de ces horizons immédiats de l’ouvrage, on perçoit ses reflets dans la pensée d’auteurs plus jeunes comme Gerschom Scholem ou Paul Celan, et elle la contraste avec d’autres, comme Sigmund Freud, Walter Benjamin ou encore Samuel Joseph Agnon, qui prennent des points de vue différents sur les mêmes sujets (p. 69‑100). Dans ce dialogue de voix fameuses, on entend celle d’O. Ansull lui-même, qui, appuyé sur Goethe et Novalis, ébauche une défense du nom propre servant d’abri et d’enseigne (« Schutz und Schild »). Cette fonction originale, selon O. Ansull, n’est pas seulement menacée par l’administration du Siècle des Lumières, qui remplace brutalement le nom des Juifs pour en faire un dispositif de moquerie et de discrimination. La menace se prolonge dans les matricules et nombres d’identification de notre monde digital ou « seule la solvabilité compte » (p. 100). L’éditeur prend donc le contre-pied de Franzos en embrassant des idées — et des autorités — de veine romantique pour rappeler la fonction magique du nom. On aurait éventuellement pu mieux le défendre en le situant dans une tradition du travail moderne sur les noms propres qui prend son essor dans l’œuvre de G.E. Lessing1. Une référence importante qui pourrait compléter et relier plusieurs passages sur la poésie de Paul Celan, le nom en tant que « peau » de l’individu et la date de naissance de l’auteur est « Schibboleth » de Jacques Derrida,2 qui développe une réflexion originale à propos de ces questions.

7La comparaison des éditions de 1888 et de 1897 (p. 129‑152) montre, à travers les variantes et corrections, l’« atelier » (p. 90) de ce grand styliste, et invite une approche génétique à son ouvrage. L’éditeur souligne d’ailleurs les qualités littéraires de son écriture en y puisant des épigraphes et en les associant à d’autres, provenant d’auteurs plus connus comme Joseph Roth. Cette valeur poétique, ajouté au fait qu‘il s’agit d’un document de l’historiographie juive, une source pour l’étude des civilisations germanophones de l’Europe orientale ainsi que l’histoire de l’antisémitisme, me paraissent largement justifier une édition bilingue. C’est pourquoi la quatrième de couverture, qui évoque les origines (probables) françaises de la famille de Franzos pour expliquer la traduction dans « la langue des ancêtres de l’auteur », me paraît un peu trop diligente. Si Proust, par exemple, mérite d’être traduit en allemand, ce n’est pas à cause de l’origine de la famille de sa mère… En réalité, loin d’être un dédoublement formel, ou un hommage à la biographie de l’auteur, ce travail d’équipe bilingue permet un dialogue à travers les lieux — Bâle pour A. Lüthi, Berlin pour O. Ansull — et les disciplines ; il permet surtout de mettre ensemble les miroirs d’un kaléidoscope critique aussi riche en plaisir qu’en enseignements.