Acta fabula
ISSN 2115-8037

2005
Printemps 2005 (volume 6, numéro 1)
Agnès Lhermitte

Marcel Schwob, un écrivain en panne ?

Bernard De Meyer, Marcel Schwob, conteur de l’imaginaire, Peter Lang, Editions scientifiques européennes, Berne, 174 p.

1Dans la floraison récente d’études consacrées à Marcel Schwob, il faut compter l’ouvrage de Bernard De Meyer, tiré de sa thèse de doctorat et publié chez Peter Lang en 2004. Son titre est parlant : Marcel Schwob, conteur de l’imaginaire. Structurellement, il rappelle ceux des deux monographies consacrées respectivement à Schwob par George Trembley en 1969, Marcel Schwob : faussaire de la nature, et par Monique Jutrin en 1982 : Marcel Schwob : « Cœur double ». Dans leur lignée, Bernard De Meyer consacre son essai à l’ensemble d’une œuvre envisagée comme une projection de son auteur, et dont la cohérence esthétique signalée par le sous-titre renverrait à son identité profonde. Mais il prend soin, dans son introduction, de démarquer sa démarche de celle de ses deux aînés, qui postulaient, quoique sur des bases différentes, une « dualité essentielle ». Il adopte pour sa part un autre point de vue : « le caractère polysémique des nouvelles, des recueils, serait pour (lui) une conséquence de la production imaginaire ».

2En effet, l’objet de son étude est circonscrit : il s’agit de l’œuvre fictionnelle, soit des recueils de contes, en prenant le terme dans son acception la plus vaste, conformément aux usages de l’époque et avec l’aval de René Godenne. Ces « courtes pièces de fiction » sont étudiées sous l’angle de la poétique au sens de démarche créatrice, dans l’intention avouée par l’auteur de leur trouver place dans une histoire de la littérature « qui se consacre à l’évolution de l’imaginaire ». Cet imaginaire, essentiellement fantastique aux dires de Charles Grivel, a pour fonction « une production de sens qui trouve sa source dans l’originalité d’un auteur, qui demeure néanmoins le fruit de son époque ». D’où un rappel systématique et minutieux du contexte général et biographique dans lequel ont été rédigés les contes en question, afin d’articuler au mieux « conscience collective » (Goldman), et « thématique personnelle » (Genette).

3L’ensemble se présente comme une enquête enclenchée par la question de la fin abrupte de la production littéraire de fiction en 1896, alors que Schwob avait encore neuf ans à vivre. Bernard De Meyer refuse d’expliquer ce tarissement énigmatique, cette « panne d’écriture », par les seules données biographiques comme celle, généralement avancée, d’une maladie douloureuse et épuisante. Voici son hypothèse, reprise en quatrième de couverture : « il nous semble que l’évolution de l’écriture de la fiction à l’intérieur même des contes a mené à une impasse, de laquelle l’auteur, en quête d’une nouvelle inspiration, ne pouvait se soustraire ». Voici réaffirmé le déplacement de la problématique de la créativité littéraire du champ du vécu à celui de l’écriture.

4Celle-ci s’effectue dans un contexte littéraire décrit comme celui d’une fin de siècle en réaction contre le naturalisme, en quête de formes nouvelles, combinant l’esprit de Décadence avec l’émergence d’un symbolisme diffus attaché aux sortilèges du verbe. Cette époque, analysée par J-P. Bertrand dans Le Roman célibataire (Corti, 1996) et par Pierre Citti dans Contre la Décadence : Histoire de l’imagination française dans le roman 1890-1914 ( PUF, 1987), se caractérise souvent par un moi problématique, apparemment absent ou passif, par la vogue des formes brèves au style travaillé, par des thématiques historiques, celles de l’Antiquité en particulier. Tout cela se retrouve dans l’œuvre de Schwob, dont la particularité se signale à travers ses recherches linguistiques, sa profonde connaissance du Moyen Âge et surtout de l’argot.

5Mais son originalité foncière tient, et c’est la thèse défendue tout au long de l’étude, à un certain modernisme qui le condamnait in fine au silence : « Cette œuvre est clairement une réflexion sur l’écriture et sur les limites de la littérature ». Aussi Barthes est-il cité en exergue : « Chaque fois que l’écrivain trace un complexe de mots, c’est l’existence même de la littérature qui est mise en question ; ce que la modernité donne à lire dans la pluralité de ses écritures, c’est l’impasse de sa propre histoire ». 

6Cette réflexion, loin de se limiter aux écrits théoriques, s’incarne, en phases successives, dans des contes qui relèvent par ailleurs d’un certain inconscient. Étudier « l’art » de Schwob suppose donc, pour Bernard De Meyer, d’accorder une grande importance à la progression de l’écriture, et par conséquent de « parcourir (sa) carrière en suivant son œuvre ». D’où l’appendice qui présente « l’ordre de publication en revue des contes recueillis de Marcel Schwob ». D’où, surtout, la division de l’ouvrage en trois parties correspondant aux trois cycles de création.

7Ce premier cycle, correspondant à Cœur double et Le Roi au masque d’or, rassemble les nouvelles rédigées avant 1892, caractérisées par la  diversité de leurs sources et des techniques narratives employées. Bernard De Meyer montre que les recherches linguistiques effectuées auprès de Michel Bréal nourrissent les contes, qui ont pour enjeu, implicite pour la plupart, de mettre le langage en question et de mettre en scène les différents codes linguistiques, où se jouent les relations de l’individu au social. Sa réflexion s’appuie non seulement sur les textes de Roland Barthes, mais aussi sur les travaux de Renée Balibar concernant les différents niveaux de français utilisés dans les fictions. Ainsi essaie-t-il de montrer ce que devient, dans les contes de Schwob, le « français d’école primaire », ou encore le « français universitaire », tout en prêtant une attention constante aux structures fondées sur la symétrie.  

8Quelques uns des contes donnent lieu à une analyse et à une démonstration précises, systématiquement orientées vers une interprétation réflexive sur l’acte d’écrire. Certaines ont la force de l’évidence, comme la lecture du « Papier Rouge » en illustration du parcours de la réécriture par un narrateur envoûté par l’histoire qu’il découvre. « Ce qui caractérise le conte schwobien est la mise en abyme du passé, d’un référent toujours littéraire puisque déjà écrit ». «Les Sans-Gueule », dans la lignée de l’analyse de Ross Chambers, « Le Pays bleu », « Arachné », sont minutieusement étudiés comme recherches des traces d’un pré-texte, tandis que « la Machine à parler », comme le montrait Franc Schuerewegen, donne à voir la menace d’auto-destruction du langage artificiel, voire de l’essence du langage, quand il est voué à la répétition. Il en va de même pour les contes comiques, au nom de l’hypothèse suivante : « Le comique ne serait qu’un procédé parmi d’autres, qui a pour but d’induire une réflexion sur l’écriture, (…) et le badinage … une manière de cacher le véritable sujet, qui demeure la littérature ». Ainsi « La terrifiante histoire de mes dents », pastiche de Mark Twain et calembour polémique contre « Médan », devient de surcroît un portrait crypté de Mallarmé en dentiste démoniaque.

9Bernard De Meyer conclut à une première impasse : « Face aux limites du langage – et de l’inspiration – l’imitation devient un thème essentiel et l’œuvre entière se présente comme un immense jeu de miroirs. (…) Avec ce parti-pris, l’inspiration devait forcément tarir rapidement ».

10Ce deuxième cycle correspond à deux ouvrages structurés d’une manière fortement significative, une nouveauté par rapport aux recueils du XIXe siècle,  autour d’un élément vécu intime: Mimes, et le Livre de Monelle. Schwob étend cette fois à l’ensemble d’une œuvre le principe de symétrie, rêvant du « recueil parfait, dans lequel chaque nouvelle tiendrait sa place ». Par conséquent, le travail de Bernard De Meyer privilégie dorénavant la composition générale.

11 Il reconstitue ainsi la genèse des Mimes, dans un travail solidement étayé qui avait été présenté au premier colloque consacré à Marcel Schwob en 1998 à Bordeaux. Il montre que l’épilogue, suite imaginée au Daphnis et Chloé  de Longus, contient en germe non seulement l’idée sous-jacente au recueil – la mimesis impossible -, mais aussi sa structure en triptyque, annoncée également dans le prologue, et qui correspondent à trois expériences du narrateur. À l’intérieur chacune de ces parties, chaque mime est censé parler de l’acte d’écrire, de ses pièges et de ses échecs. La troisième partie développe, avant Le Livre de Monelle, le thème de l’oubli comme essence des choses et condition, par la liberté illusoire qu’elle confère, de la création. Le mouvement complexe de cet opuscule illustre les paradoxes de la démarche schwobienne : l’auteur érudit se défait de ses sources pour retenir l’essentiel, mais s’inscrit cependant dans le champ littéraire qui, indéfiniment, se réécrit. Un autre intérêt de l’analyse réside dans la mise en évidence de la présence de Louise/ Vise (la future Monelle) dans les Mimes, derrière « la Petite gardienne de Perséphone », la « fluette ombre infernale » ou les jeunes filles qui glissent au royaume des morts.

12La démarche est analogue en ce qui concerne Le Livre de Monelle : on suit la construction du recueil depuis « Bargette », conte du Roi au masque d’or repris dans Monelle, et qui assure la jonction entre deux types d’écriture. On y voit déjà le thème du mensonge, essentiel dans le cycle de Monelle : en l’absence de vérité, chacun est réduit à compenser sa déception en inventant son imaginaire propre, quitte à rencontrer sa propre perte. Parmi les « Sœurs de Monelle », renommées « sœurs de Bargette » dans la mesure où elles font varier cette problématique initiale, Bernard De Meyer insiste sur la pièce centrale, « la Fidèle », construite sur une « symétrie annelée » représentative d’une mise en abyme close sur elle-même : mer => bateau => chambre => cage => oiseau => cœur => lettre => «j’aime Jeanie » => lettre => cœur etc. La suite de l’ouvrage, plus directement consacrée à Louise et rebaptisée « Le livre de Marcel », dit l’impossibilité, pour un adulte, de créer aussi librement que les enfants, mais aussi, avec le personnage de Louvette qui prend in extremis le contre-pied de Monelle, le choix du souvenir comme source de l’écriture. Il reste que dans cet ouvrage, les thèmes de l’enfance sont dominants, avec la tentation nihiliste (plus ou moins nietzschéenne) et régressive (oubli, innocence, illusion mensongère…) qui les accompagne, jusqu’au « Royaume blanc » à jamais inaccessible, mais figure du mythe personnel. Bernard De Meyer affirme que Schwob atteint là sa vie imaginaire.

13Et de conclure à nouveau à un échec inéluctable : « Le nombrilisme, tant artistique qu’émotionnel, n’apporte que désillusion et aboutit à la panne sèche ». A moins, « dans un dernier sursaut », d’ouvrir « à nouveau ses yeux sur l’Histoire… ».

14Le troisième et dernier cycle comprend donc deux recueils d’inspiration historique, dont l’ordre est essentiel : la Croisade des enfants et Vies imaginaires.

15Le premier, développement poétique d’une source très mince (quelques lignes d’une chronique en latin), s’ancre encore dans Le livre de Monelle dont il prolonge la quête enfantine, innocente, ignorante, aveugle, d’un ailleurs blanc aussi transcendant que vide : « un non-lieu, si l’on veut ». Cette insignifiance est compensée, nous dit Bernard De Mayer, par une structure polyphonique magistralement conçue d’emblée, multipliant les signes et les répétitions dans une forme parfaitement équilibrée. Ainsi à ses yeux, « la Croisade des enfants symboliserait le chemin de croix de l’écriture schwobienne » : paradoxe d’une forme parfaite gagnée sur la hantise du vide.

16Quant aux Vies imaginaires, elles étaient annoncées en 1894 avec un commentaire précisant qu’elles seraient « mises en lumière et disposées selon un ordre plaisant et nouveau par Marcel Schwob ». Ce retour à l’autre permet-il de résoudre les apories précédentes, en réactivant le rapport entre les hypotextes, premier creuset d’imaginaire, et les « propres fantômes » du narrateur ? Oui, si l’on considère en effet que le fantastique, qui s’est intériorisé (psychologisé) à cette époque, peut ainsi se ré-extérioriser dans les « vies », et que ce mouvement dialectique autorise, par le biais d’une spécularité devenue fructueuse,  une véritable projection et expression de soi.

17Le recueil, généralement considéré comme la pièce maîtresse, et la plus moderne, la plus féconde aussi, de l’œuvre de Schwob, défie l’analyse, et en particulier l’étude orientée a priori. Bernard De Meyer y poursuit sa traque des fantasmes d’un écrivain en mal de création, à travers les personnages de créateurs, et, comme on l’a souvent montré, d’artistes criminels (notamment « MM Burke et Hare »), mais aussi sous les figures de l’impuissance et de la virginité. Réaffirmant que les causes des actions, dans les Vies imaginaires, ne sont pas historiques mais artistiques, car issues du texte même, il reprend la problématique de la réécriture, celle du déchiffrement des signes, celle des traces et reliques… Il y développe le motif des deux mains, central dans une nouvelle isolée, « la Main de gloire », et emblème des Cahun gravé sur la tombe familiale : celui-ci devient le symbole de la double écriture, celle qui (re)copie, et celle qui invente, poussée par une force interne. Il rapproche l’errance de certains personnages de la folie, face psychologique du désir et de l’imaginaire. Il signale l’obsession de la ligne ordonnatrice d’un référent toujours menacé d’éparpillement.

18Et pour la troisième fois, il termine sur un constat décourageant à propos d’un livre rempli de masques, qui fonctionne comme un masque, et dont l’écriture est « rongée par l’impuissance » comme par une lèpre : « En recherchant dans l’autre la force du moi, Marcel Schwob ne peut rencontrer que la désillusion. La seule création possible est un brin de vie imaginaire ; Schwob ne pourra jamais rédiger de roman ». Il replace alors l’œuvre dans le no man’s land littéraire de la dernière décennie du siècle, postérieure à la croyance au réel et antérieure à l’émergence du moi. Le dernier conte évoqué pour finir, L’Etoile de bois, synthèse laborieuse des thèmes antérieurs, en particulier la quête de l’identité et de la gloire  au risque de la destruction et du silence, parachève la démonstration autour du symbole judaïque équivoque de la double étoile de David.

19Équivoque comme la conclusion de cette étude, sous le signe de « l’engagement manqué » dont parlait Barthes, convoqué à nouveau pour donner le mot de la fin. La recherche de la « Littérature impossible » fait de Marcel Schwob un moderne qui a inventé une nouvelle mimesis, fondée sur l’imaginaire retravaillant des sources écrites ; mais cette transcription le condamnerait au silence. Sa découverte d’une essence littéraire faite de duplicité et de constante réécriture lui aurait fait abandonner la plume, incarnant ainsi l’impossibilité de la littérature. Ses épigones, Borges en tête, verront sans doute plutôt s’ouvrir avec cette œuvre, surtout avec les Vies imaginaires, l’infini des possibles.