Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2013
Janvier 2013 (volume 14, numéro 1)
titre article
Perrine Coudurier

La France en littérature : splendeurs & misères d’un mythe

La France des écrivains. Éclats d’un mythe (1945‑2005), sous la direction de Marie‑Odile André, Marc Dambre & Michel P. Schmitt, Paris : Presses de la Sorbonne nouvelle, 2011, 292 p., EAN 9782878545029.

« Le mythe est un langage1 »

1Cet ouvrage collectif poursuit le questionnement ouvert par un volume paru un an plus tôt, intitulé L’Exception et la France contemporaine. Histoire, imaginaire, littérature, et dont Marc Dambre était déjà l’un des éditeurs scientifiques2. Une continuité s’instaure en effet entre cette pensée de « l’exception française » et la question des représentations du mythe national en littérature. Dans les deux cas, la nation française considérée comme un hapax est mise à mal et la Nation se voit interrogée par sa propre littérature nationale. Ce discours de l’exceptionnalité — dont on retrouvera des échos dans le discours mythique — s’inscrit, comme l’a démontré Henry Rousso, dans « une double conception de la nation : essentialiste et nationale3 ». Ériger la France en exception, c’est établir un postulat et faire de la France un modèle à suivre ; c’est aussi instaurer un discours d’auto‑perception et d’auto‑satisfaction : « Le discours de l’“exception française” sert ainsi contre l’Europe “supranationale”, contre l’“impérialisme américain”, contre la “mondialisation”4. »

2Toutefois, de la même manière que le postulat de l’exception française est une parole défensive plutôt que définitoire, le mythe national est une élaboration, une reconstruction menée par certains écrivains tout au long du second xxe siècle, afin de réaffirmer la place de la France et sa grandeur5. Les articles réunis ici par Marie‑Odile André, Marc Dambre et Michel P. Schmitt interrogent la représentation de la France : l’usage du mythe en littérature montre bien qu’on a affaire à l’élaboration d’un ethos et non à une vérité gnomique. Une représentation mythique s’oppose a priori à un traitement historique, objectif, et scientifique. Le mythe se place du côté des représentations, voire des fantasmes. Or, le mythe national faiblit après la Seconde Guerre mondiale, notamment après l’Occupation, et la littérature est le lieu d’affrontements de points de vue sur le devenir du mythe de la Nation, forgé au xixe siècle : rayonnement de la France révolutionnaire, de la France des Lumières, de la France napoléonienne… De sorte que ce n’est pas tant aux « éclats d’un mythe » (sous‑titre de l’ouvrage) que nous avons à faire, qu’à l’éclatement des mythes de la France, mythes concurrents qui se sont accumulés, succédés jusqu’au xxe siècle.

3Deux types de questionnement ressortent des analyses : l’un lié à l’Histoire, l’autre à la littérature. En effet, le mythe est lié à la question de l’origine, et concerne l’Histoire : la littérature aurait‑elle  recours au mythe quand l’histoire est trop complexe ? Le mythe peut‑il être considéré comme un détour ? Le mythe est indéniablement uni à la question de l’idéologie et engendre des prises de position passionnées et tranchées. D’autre part, la notion de mythe questionne les fondements mêmes de la littérature. Si, comme le pense Northrop Frye6, la littérature est l’un des modes de réalisation du mythe, la littérature qui traite de la France comme mythe paraît forger une mise en abyme du mythe, un mythe au carré. Dès l’avant‑propos se pose à juste titre cette question du lien entre littérature et mythe :

le discours littéraire […] est aussi traversé en son propre dedans par l’opposition entre muthos et logos, rationnel et affectif, intelligible et sensible. Par là même, il ne cesse d’osciller, en fonction de ses démarches comme de ses définitions, entre sa capacité à produire des mythes et sa volonté de les déconstruire. (p. 8)

4Du même coup, déconstruire le mythe national conduit‑il à déconstruire la littérature nationale ? Si les mythes fédèrent les sociétés comme l’ont démontré Lévi‑Strauss ou Pierre Brunel, qu’en est‑il d’un mythe discuté en littérature ? Oscillant entre mythe et réalité, nationalisme et internationalisme, les écrivains français s’interrogent sur un phénomène extérieur à la littérature, mais qui la définit en retour.

5Notre parcours au sein de cet ouvrage collectif s’interrogera à la fois sur la bivalence du regard porté sur le mythe de la France — regard français ou supranational — et mettra en valeur les apories de la démythification, pour interroger en contrepoint la mythologie nationale du second xxe siècle.

Une vision hexagonale du mythe : la France vue par elle‑même

6Remarquons tout d’abord que l’ouvrage traite la question du mythe national de façon chronologique7, distinguant trois périodes : l’immédiat après‑guerre (« Réparations, refondations »), la France de la décolonisation (« Décompositions, fragmentations »), la France vue par les francophones (« Disparitions, déplacements »). Au sein de ces trois périodes, les genres, mouvements littéraires et auteurs de langue française de toutes origines sont confondus. Le plan n’en reste pas moins peu convaincant — peu convaincant au point que les trois maîtres d’œuvre proposent en introduction d’autres plans possibles8. La question du mythe soulève des questionnements majeurs tant du point de vue de la définition historique et idéologique de la France (la France comme nation, patrie, État, République) que du point de vue de l’histoire littéraire. Ce qui intéresse les contributeurs est l’évolution du traitement du mythe national et ce qu’il révèle et/ou cache de la Nation tout entière. La difficulté tient à la définition même du mythe dont il est question, difficulté que reconnaissent les maîtres d’œuvre en avant‑propos :

le mythe de la France est en lui‑même pluriel : pluriel dans ses éléments constitutifs — territoire, Histoire, Nation, vocation universaliste ou humaniste, langue, Littérature elle‑même — et pluriel dans les actualisations éminemment variables et souvent incompatibles que la combinaison de ces éléments permet de produire.(p. 8)

7Il est regrettable que cette définition problématique soit abandonnée ensuite dans les articles, qui font fi de la complexité même du terme pour évaluer de façon floue l’écart par rapport à un mythe originel peu — ou pas — défini. Les articles du volume n’examinent pas un mythe fondateur à reconstruire, mais des mythes qui sont mis à mal, dès l’après‑guerre, et que certains écrivains défendent dans leurs œuvres. Ces mythes ne sont pas définis politiquement (France révolutionnaire, France monarchique), mais l’on comprend à la lecture que les écrivains ne réfèrent pas à une France, mais à « des France9 », à des conceptions du pays et de la nation qui leur sont propres car investies affectivement. À l’instar d’A. Compagnon qui notait l’absence, dans notre panthéon littéraire — à la différence des autres grands pays européens —, de la figure d’un écrivain national10, les contributeurs peinent à traiter d’un mythe unique de la nation. Toute nation se construit sur un ensemble de mythes, et la France ne fait pas exception. La France est plurielle, les discours qui la prennent comme objet doivent l’être pareillement, comme le conseille vivement Braudel :

Se défier de tout langage qui serait par trop simple : il est certainement vain de ramener la France à un discours, à une équation, à une formule, à une image, à un mythe11.

8Ce qu’illustrent les articles réunis ici, c’est une vision dichotomique de la nation : amour et haine de la France, France parisienne et France provinciale, France du général de Gaulle et France du maréchal Pétain, France des grands hommes et France des petites gens…Autant de prises de position qui dressent un portrait contrasté de la nation dans les lettres. Sans être nationalistes ou chauvins, un certain nombre d’écrivains français louent ce qui a fait la grandeur de la France, et les personnes qui peuvent l’incarner encore. Certains clichés, notionnels ou littéraires, sont ainsi réactivés : la France des grands hommes et le thème de Paris comme centre international (centre littéraire, centre chrétien, centre géographique), sont deux formes de représentations qui resurgissent dans l’après‑guerre, pour refonder le mythe national après les moments douloureux de scission de la nation : Vichy et la guerre d’Algérie. Ainsi, dans son article, Jacques Lecarme insiste sur l’impact de l’Histoire de France et Histoire de la Révolution française de Michelet qui ont envoûté Sartre et Malraux. La France que ces écrivains peignent dans leurs romans est une France belliqueuse, révolutionnaire voire terroriste, et les images qui les inspirent viennent de Michelet ainsi que des gravures de l’édition Hetzel qui accompagnent le texte. Ce qu’ils louent est moins la patrie que la période révolutionnaire de la France et la représentation héritée de Michelet, qui transforme l’histoire de France en une légende. Le mythe se déplace alors, de la France vers Michelet lui‑même ; Suzanne Citron notait déjà à propos de Michelet :

Aucune lecture du passé de la France et des événements révolutionnaires n’est désormais concevable sans référence à Michelet. Lui‑même le sait bien. N’a‑t‑il pas, par son labeur, inventé l’Histoire de la France, et par là‑même, créé la France12 ?

9Le général de Gaulle apparaît comme une autre figure mythique, en ce qu’il réunit les espoirs de redorer la France d’après‑guerre. Van Kelly insiste sur le contraste entre les postures du général et celles de Char, le premier prônant le mythe de la Résistance toute‑puissante, fondatrice d’une nouvelle ère, le second restant attaché à la Résistance comme une communauté du secret, utopique et poétique. V. Kelly insiste sur la fiction de la France résistante que s’est forgée de Gaulle, autour des figures de Vercingétorix, Jeanne d’Arc, Clovis ou Clemenceau. Le mythe que crée de Gaulle en 1940, est réactivé tout autant lors de son retour en 1958 que dans la « certaine idée de la France » qu’il expose dans ses Mémoires de guerre13. La France au miroir d’elle‑même reste une France des grands hommes, comme la rêve Guitry14, une France forte, qui correspond à ses mythes de grandeur. Nimier est ainsi nostalgique d’une France héroïque et rayonnante, comme le montre M. Dambre. Appartenant à la génération de ceux qui ont eu vingt ans en 1945, Nimier naît à l’écriture dans une France scindée, heurtée, démystifiée par l’Occupation. Nimier, dans ses romans, coud des mythes positifs et négatifs ensemble pour décrire cette génération nostalgique de la grandeur qui n’est plus. M. Dambre met en valeur les ambivalences de Nimier, oscillant entre ironie et passion, indifférence et engagement. La France peine à retrouver l’unité perdue en 1940.

10D’autres mythes sont rejoués dans la littérature d’après‑guerre, moins tournés vers des individus que vers des valeurs d’ordre moral et littéraire. Ainsi des vertus chrétiennes portées, par exemple, par François Mauriac. Jean Touzot s’intéresse au double héritage de la France, faisant de Mauriac l’un des représentants de cet autre versant : « la vocation de liberté qui caractérise la France vient à la fois de son enracinement chrétien et de la tradition révolutionnaire » (p. 53). Un autre mythe est mis en avant dans l’ouvrage : celui de Paris, comme incarnation de la France, magnifiée dans le roman du xixe siècle, et qui refait surface dans l’après‑guerre15. Paris se trouve ainsi au cœur des études de Bruno Curatolo et d’Alain Schaffner, sur les chroniques littéraires. La chronique d’Alexandre Arnoux, « Entrée du Sud », analysée par B. Curatolo témoigne de cette mythologie de la ville, microcosme représentant le macrocosme ; Paris est un palimpseste comme le note l’auteur. Traverser Paris revient à traverser l’histoire de France et la culture française. Insérer la capitale mobilise l’ensemble de la culture nationale, sans donner l’impression d’une littérature nationaliste pour autant. A. Schaffner, quant à lui, parcourt les chroniques de Vialatte et insiste sur le désenchantement qu’elles laissent transparaitre, au cœur de ce genre qui accorde beaucoup de liberté au chroniqueur. La France n’est plus la même depuis les accords de Munich ; la France indépendante est un mythe englouti. Le mythe national ne se remet pas de la capitulation et Vialatte, assez conservateur, regrette le temps perdu de la IIIe République.

11Cette posture conservatrice se retrouve également dans les éditions de manuels d’Histoire littéraire, comme le remarque Audrey Lasserre. Celle‑ci s’interroge sur les paratextes de ces manuels, pour y déceler la trace d’une défense d’un mythe national. En réalité, elle note que le mythe naît par l’absence de définition du terme même de « France », et par la définition du champ d’études par la seule langue commune. « L’esprit français », notion la plus floue qui soit, est le critère qui prime dans ces textes :

dès que l’on emploie l’adjectif [français], sans prendre la peine d’en préciser le sens, ou d’énoncer ce que l’on pense être les caractéristiques françaises, la francité en somme, on glisse de l’usage du concept déjà potentiellement mythifié à la construction du mythe avéré qu’est l’identité nationale littéraire. (p. 210)

12Les manuels d’histoire littéraire ne représentent pas le mythe ; ils le présentent, l’incarnent, et le véhiculent à travers le temps. Même si l’étude d’A. Lasserre, qui annonçait une analyse exhaustive d’une vingtaine de préfaces d’histoire littéraire des années 1940 à nos jours, se réduit finalement à la focalisation sur trois paratextes (K. Haédens, H. Clouard, M. Touret), son approche parvient à décrire le regard auto‑centré de ces entreprises éditoriales, aux dépens d’une perspective plus vaste, ne serait‑ce que francophone.

Une vision diffractée du mythe français

13Cette vision auto‑centrée est concurrencée dans l’ouvrage par des tentatives d’élargissement et d’ouverture ; le prisme strictement franco‑français est parfois délaissé pour laisser place à un regard et à un esprit plus critique, parce que plus distancé.

La France vue par les étrangers

14Le premier point touche à la conception du mythe que se font les étrangers. Les regards égyptien, belge et algérien s’entrecroisent pour mettre en valeur le rapport hiérarchique et de dépendance par rapport à cette France mythique ; toute mention de la France engendre une comparaison, et toute comparaison entraîne un sentiment d’infériorité. Retenons l’étude de Paul Dirkx qui s’intéresse à l’autocritique des Belges vis‑à‑vis de leur littérature nationale, rappelant que la question reste sans réponse concernant la taxinomie : doit‑on parler de littérature belge de langue française ou de littérature française de Belgique ? P. Dirkx insiste sur le fait que l’idéal civilisationnel que représente la France n’en reste pas moins pérenne et qu’il engendre l’absence de développement d’un « nomos littéraire endogène » (p. 223). La solution adoptée par un certain nombre d’écrivains, est d’émigrer à Paris, pour être au plus près de ce qui reste le lieu de la reconnaissance littéraire16.

15L’analyse de Sabrinelle Bedrane sur la littérature algérienne contemporaine, met au jour deux autres difficultés dans le rapport que la France peut entretenir avec l’étranger. La première est de nature politique : la guerre d’Algérie reste un traumatisme profond, même pour les générations actuelles. La seconde tient au fait culturel : les clichés et stéréotypes sont à double sens, Français et Algériens conservant de forts préjugés sur les méditerranéens de l’autre rive.

16Pays civilisateur pour les Belges, incarnation de la spoliation pour les Algériens, la France vue de l’étranger résiste à une vision monolithique. Paris — qui n’est pas la France — n’en reste pas moins le lieu d’une publication possible, et un espace de liberté, surtout pour les écrivains les plus jeunes.

La France sous le regard d’écrivains français nés à l’étranger

17Il existe une seconde alternative à cette tentation égocentrique : le regard des français d’adoption. Camus, Duras ou Lydie Salvayre sont autant d’écrivains au regard distancié. Camus, comme le rappelle Jeanyves Guérin, s’est toujours montré hostile à toute forme de nationalisme. La seule patrie qui vaille est pour lui la communauté méditerranéenne, réunie par le climat et le paysage, et non par des mythes fondateurs. J. Guérin insiste sur le regard utopique de Camus, qui, au fil des années, a toujours espéré une entente (en France, en Europe, entre la France et l’Algérie), mais qui s’est toujours trouvé dédit par l’Histoire. Il n’y a pas de mythe national pour Camus, qui adopte une vision mythique de la réalité, entre idéalisme et chimères.

18Duras s’est plus clairement engagée sur le terrain politique, en se plaçant continuellement du côté des déshérités, et en militant pour une politique d’intégration des étrangers en France, comme l’analyse Simona Crippa dans son article17. La France de Duras doit retrouver sa mission et ses valeurs, notamment celle de la fraternité. L’écrivain s’insurge continuellement contre les inégalités, dont elle a été témoin étant jeune en Inde18. Elle en fut profondément marquée et n’aura de cesse, par la suite, de les dénoncer en France dès les années 1950. Proche de François Mitterrand durant la Résistance, elle militera toujours en faveur des idées socialistes. Les recueils Outside (1981) ou Le Monde extérieur. Outside II (1993) réunissent ainsi des articles de Duras, dans lesquels elle exprime son indignation. Dans ce second opus par exemple, un article de journal intitulé « Une certaine idée de la France19 » interroge la question de l’émigration et de l’identité nationale :

C’est une fausse note, également, que cet essai d’assimilation. La France, c’est aussi cela pour moi. C’est ce problème‑là. Et c’est sa grandeur actuelle qu’elle se le pose, qu’elle le sache, qu’elle l’admette et qu’elle cherche, même maladroitement, des solutions20.

19Lydie Salvayre adopte le même positionnement. En analysant son œuvre, Richard J. Golsan peint un portrait en diptyque de l’écrivain, fille de réfugiés espagnols et usant à part égale des deux langues. Mais la langue française, rationnelle, est le reflet du cartésianisme qui a mené, selon L. Salvayre, à la bureaucratie pure et à Vichy. Aux yeux de celle‑ci, la France actuelle a perdu sa dimension mythique : la montée du Front national en est un symptôme.

20Le cas de Jean‑Claude Grumberg, étranger non par sa nationalité mais par ses convictions religieuses21, peut être envisagé comme un nouvel exemple de décentrement. Catherine Douzou montre comment, dans Dreyfus (1974), L’Atelier (1979), et Zone libre (1990), se construit la peinture d’une France grise, oscillant entre grandeur passée et déchéance sous l’Occupation. Aucun mythe ne peut survivre à Vichy. Dans la lignée des analyses portant sur Duras et L. Salvayre, C. Douzou pointe l’impossibilité qu’a la France à rester une terre d’accueil et à assurer l’égalité entre ses ressortissants. Le pays des droits de l’homme, de réalité est devenu mythe, et de mythe est devenu utopie dans le second xxe siècle. L’accusation est nette dans la démarche de Grumberg : « Le cauchemar de la réalité fait suite au rêve français » (p. 272).

Pour une France cosmopolite : la laïcisation du mythe

21C’est dans un idéal de fraternité — qui fait passer du mythe de la France chrétienne à celui d’une France républicaine —, que se recueillent les débris d’un idéal décomposé. De la fraternité révolutionnaire à la fraternité‑terreur de Sartre, un fil se perpétue à travers les siècles. De Mauriac à Duras, de Barrès à Grumberg, la fraternité traverse le siècle, en se métamorphosant. Garder foi en l’humain s’impose comme un mythe rénové de la France contemporaine, non plus chrétien mais laïcisé. Cette laïcisation du mythe a été quelque peu oubliée dans le volume, alors que la scission entre représentation sacralisée et représentation laïcisée existe, et ce depuis la Révolution française. Que l’on pense aux élans micheletiens ou hugoliens22 en regard de travaux d’historiens du xxe siècle23. La littérature souffre, peut‑être, d’un temps de retard, et se fait difficilement l’historienne du temps présent.

22Au‑delà de l’engagement et de l’attachement affectif à une France qui n’est plus, un autre type de regard est posé en conséquence, d’ordre politique et sociologique, beaucoup moins affectif. Aragon est ainsi étudié par Maryse Vassevière, en tant que communiste et internationaliste convaincu. Des années 1950 aux années 1960, des Communistes à Blanche ou l’oubli, le regard d’Aragon évolue en effet et oublie le patriotisme resserré. Aragon ne se concentre plus sur les deux guerres mondiales, mais fait entrer le Tiers Monde dans ses romans. Le mythe national ne perdure qu’à travers la notion de communauté transnationale :

Ce déplacement de la guerre, en faisant intervenir la problématique coloniale, réduit le mythe de la France, comme si en effaçant la France, Aragon rejoignait avec ses derniers romans des années 1960 la position du Nouveau Roman. (p. 156)

23Trente ans plus tard, J. ‑C. Massera pointe, quant à lui, les méfaits de la mondialisation et de la libération, c'est‑à‑dire les effets d’un internationalisme mal compris. Analysant France guide de l’utilisateur, Pascal Mougin met en valeur cet écrasement de l’individu qui ne peut être contré non pas tant par le mythe que par la formation d’une communauté nationale soudée. Cette œuvre réduit le cosmopolitisme d’Aragon à une communauté à l’échelle nationale. Ici réside tout le problème de la Nation :

la question est de savoir dans quelle mesure l’unité cosmopolitique des sociétés, obtenue par dépassement du cadre national, est porteuse de liberté ou au contraire dans quelle mesure un projet philosophique doit‑il requérir un maintien des différences historiques, politiques, et juridiques, dans le plein respect de la pluralité de la cause des peuples24 ?

L’u‑topie contre le mythe : Gary et la France rêvée ; le Nouveau Roman et le non‑lieu

24Enfin, renonçant aux solutions concrètes à opposer à un mythe déchu, certains écrivains font le pari de l’insolite, du dehors, de l’autre absolu. C’est le cas de Gary. Nicolas Gelas expose dans son article les deux mythes qui guident Gary pendant de nombreuses années dans son travail d’écriture : d’une part, le mythe de la France tel qu’il est dessiné par sa mère et dont on connaît la force à la lecture de La Promesse de l’aube, d’autre part, la foi qu’a Gary en la France libre et en de Gaulle. Mais la guerre annihile ces espoirs, et Gary n’a d’autre recours que celui de l’imaginaire pour lutter contre ces désillusions. Réfugié dans le romanesque, et caché par son pseudonyme, Gary continue à rêver pour se protéger de l’Histoire vraie : « l’œuvre garyenne cultive ainsi une dichotomie entre un passé idéalisé ou un avenir prometteur et un présent perçu sous les couleurs du désenchantement. » (p. 69) Ainsi, si la France mythique n’existe plus, elle en garde les couleurs dans ses romans. L’écriture ré‑enchante l’Histoire et la littérature reprend chez Gary sa valeur d’écrin des mythes, tel que nous l’avons exposé en introduction.

25Ce détour par l’imaginaire est aussi le fait de certains nouveaux romanciers, qui, face à la désillusion historique, revendiquent des uchronies, des utopies, permettant de déconstruire les mythes antérieurs. Johan Faerber utilise l’expression d’« immigration intérieure » (p. 183) pour qualifier ce retrait du réel qui qualifie les œuvres de Robbe‑Grillet et de Simon notamment. La débâcle de 1940 a supprimé la France comme territoire, comme idéologie et comme patrimoine culturel : « La France rime avec béance et régicide avec chute infinie dans le vide. » (p. 188) Pour J. Faerber, la France est démythifiée et disparaît de trois façons : elle est repoussée dans le péritexte, devient un non‑lieu chez Robbe‑Grillet qui déterritorialise ses romans, et disparaît au profit de la terre et du régionalisme chez Simon. La post‑France dessinée par les nouveaux romanciers n’a plus rien d’un mythe, elle est devenue un fantôme.

26Mais la France des années 1950 résiste à ces approches ; un autre prisme interprétatif est à chercher, qui se trouve, selon nous, au cœur des travaux de Barthes dans l’après‑guerre. Pourquoi chercher un quelconque secours du côté de Barthes ? Peut‑être parce qu’il est non seulement l’homme du mythe, mais aussi celui des mythologies.

Le cas Roland Barthes : mythes et mythologies

27Un article du volume est consacré par Claude Coste à l’auteur de Mythologies ; il apparaît également en filigrane tout au long du volume : en introduction, où il est fait mention de Barthes comme l’instigateur du mythe de la France littéraire, dans l’article de J. Lecarme qui présente Barthes comme un anti‑Michelet, et enfin, dans l’article de Mathilde Barraband consacré à Bergounioux, qui établit un lien entre les deux écrivains dans leur poétique du réel et dans leur façon de croquer leur époque et ses excès. Cl. Coste s’intéresse au Barthes engagé des années 1950, opposant au pouvoir du général de Gaulle et en lutte contre la représentation symbolique de la guerre dans La Peste de Camus. Barthes conjoint, à cette époque, la figure de l’écrivain et celle du philosophe éclairé en lutte contre le pouvoir qui écrase le peuple. Mais cette position d’être « contre » ne semble pas correspondre au Barthes profond, qui renoncera après Mythologies à cette posture de l’intellectuel engagé pour devenir le penseur de la communauté25, ayant perçu le risque qu’à trop critiquer la littérature on ne l’efface.

28Il nous semble ici qu’une étude autour de la terminologie barthésienne même aurait pu être fructueuse. Cette rupture que fonde Mythologies (paru aux éditions du Seuil en 1957) nous apparaît comme un tournant dans le traitement du mythe national. Dans la seconde partie de Mythologies, intitulée « Le mythe, aujourd’hui », Barthes définit les critères permettant de définir ce qu’est un mythe ; il distingue pour cela mythe et histoire. Si l’approche mythique est bien différente de l’approche historique, le mythe n’en a pas moins une histoire, sans être pourtant éternel. Partant, le mythe de la France en littérature est naturellement marqué par une historicité : la fin du mythe serait donc inhérente au mythe, et non spécifique au mythe national.

29Un second critère est à chercher du côté de la réception : le mythologue n’est pas un bon lecteur, à la différence du lecteur anonyme. Cette question de la lecture du mythe est absente du volume, tourné exclusivement vers le producteur de mythes, c’est‑à‑dire l’écrivain26. Cette critique du mythe national dans la littérature du second xxe siècle n’a peut‑être pas été reçue comme elle l’est par les critiques contemporains. Aux yeux de Barthes, la réception du lecteur est souvent causale et non sémiologique, ce qui biaise la définition du mythe même. Enfin, insistant sur le lien entre mythe et littérature, Barthes fait du mythe et de son interprétation la démarche même du littéraire :

Le consentement volontaire au mythe peut d’ailleurs définir toute notre Littérature traditionnelle : normativement, cette Littérature est un système mythique caractérisé : il y a un sens, celui du discours ; il y a un signifiant, qui est ce même discours comme forme ou écriture ; il y a un signifié, qui est le concept de littérature ; il y a une signification, qui est le discours littéraire27.

30La littérature est profondément mythique. La meilleure arme de Barthes pour nier le mythe, n’est pas de nier la littérature, mais de mythifier à son tour, comme le fait Flaubert dans Bouvard et Pécuchet28. Or en quoi consisterait une littérature qui mythifierait le mythe national de façon ironique ? Y‑a‑t‑il dans l’ensemble des œuvres abordées ici une véritable tentative de destruction du mythe ? Si l’on réfère aux critères de Barthes, seule la démarche des hussards semble s’en approcher. Barthes ajoutant que le mythe est une « parole dépolitisée », la démarche de Nimier est par exemple intéressante en ce sens. La synthèse entre histoire et mythe est impossible ; et les œuvres étudiées ici en témoignent. À être en lien étroit avec l’histoire de France, elles manquent la représentation mythique :

Aujourd’hui, pour le moment encore, il n’y a qu’un choix possible, et ce choix ne peut porter que sur deux méthodes également excessives : ou bien poser un réel entièrement perméable à l’histoire, et idéologiser ; ou bien, à l’inverse, poser un réel finalement impénétrable, irréductible, et, dans ce cas, poétiser. En un mot, je ne vois pas encore de synthèse entre l’idéologie et la poésie29.

Écueils mythiques en littérature : questions de temps & d’espace

31Que dire, enfin, de la temporalité et de l’espace géographique retenus ?

32Les bornes chronologiques annoncées : 1945‑2005 ne correspondent finalement que lointainement au contenu des articles. Sur les vingt‑trois contributions du volume, plus de la moitié d’entre elles traitent de la Seconde Guerre mondiale, et plus particulièrement de Vichy et du général de Gaulle. L’ouvrage reste habité par ce qu’Henry Rousso a nommé « le syndrome de Vichy30 ». Il est vrai que, comme l’a montré Pierre Nora, Vichy reste l’antithèse de l’idéologie des droits de l’homme, et représente ainsi le contre‑mythe absolu :

Droit et éthique sont conjoints dans la notion de droits de l’homme, dont Vichy a été la négation et dont le crime contre l’humanité est la contrepartie symétrique31.

33Et Vichy fait l’objet d’un article dans Les Lieux de mémoire.

34Mais en même temps, P. Nora s’interroge sur cette résurgence obsessionnelle de Vichy chez de jeunes auteurs, parmi lesquels L. Salvayre, dont il est question dans notre volume :

Tout concourt aujourd'hui au souvenir obsédant de Vichy. Des écrivains, comme en cette rentrée Marc Lambron ou Lydie Salvayre, qui doivent avoir dans les quarante ans, en sont hantés jusqu’à l’hallucination. C’est vraiment la « génération Bousquet ». Le problème est que le jugement moral suppose un manichéisme complet dans la façon de voir la période32.

35Or n’existe‑t‑il pas d’autres moments, au sein de la période retenue, qui apparaissent comme des mises à mal du mythe national, voire des inversions du mythe ? Il nous aurait semblé bienvenu d’interroger l’impact d’autres crises sur la littérature nationale, comme la guerre d’Indochine (1954), les dix ans de la Libération des camps (1955), l’impact de mai 68, le bicentenaire de la Révolution française et ses célébrations (1989) ou bien le discours de Jacques Chirac au Vel’ d’Hiv’ (1995), ou encore les élections présidentielles de 2002 (mentionnées brièvement dans l’article consacré à Salvayre justement). Le mythe national pour S. Citron masque certaines mémoires ; et l’ouvrage collectif ne vient malheureusement pas toujours les débusquer.

36La délimitation de l’espace géographique souffre d’une restriction excessive, puisqu’elle exclut de l’analyse la majorité des textes francophones33. Cette « France des écrivains » reste majoritairement une « France des écrivains français ». On peut notamment regretter l’absence d’analyse sur un corpus romand ou québécois… même si l’on sait que tout volume collectif nécessite des choix, et donc des lacunes. Il n’en reste pas moins que le constat de l’absence de littérature francophone dans les manuels d’histoire littéraire menée par A. Lasserre dans son article soit en fait plus qu’un constat : une mise en abyme.

Fluctuations du mythe

« La matière de France est inépuisable34. »

37La pensée mythique fluctue. On observe à travers le temps des phases de revendications suivies de phases d’étouffement de la pensée mythique. Histoire et mythe entrent inévitablement en une manière de concurrence dans la construction de l’historiographie :

Le statut de l’histoire en France est en effet paradoxal. D’un côté, la légende, la mythologie nationale consacrée par l’école, une succession chronologique organisée autour des grands événements et des grands personnages façonnent ce que nous croyons être la trame du passé. De l’autre côté, des travaux, des recherches conduisent, sur des points précis, à de nouvelles perspectives et suscitent un regard distancié et critique sur les précédentes mises en ordre35.

38Dans les années 1990, la tendance a été de remplacer le mythe national par la question de la mémoire collective. La pensée mythique fut battue en brèche par la pensée de la dette, la fierté nationale remplacée par la culpabilité. De nos jours, la littérature prend en compte des enjeux mondiaux, comme le métissage, l’écologie36, le terrorisme, et non plus seulement des événements d’échelle nationale. Pour S. Citron, une « francité nouvelle37 » (on note que le terme de « francité » est aussi un terme barthésien) ne peut s’élaborer que sur l’abandon des mythes nationaux issus de la IIIe République.

39L’on observe finalement un principe proche de celui des vases communicants : le mythe devient littérature, la littérature devient mythique, et l’histoire devient roman. En effet, le mythe de la France s’incarne, selon notre regard contemporain, dans des romans devenus eux‑mêmes mythiques (que l’on songe à Malraux, à Sartre), avec le risque que la France ne soit plus qu’un mythe littéraire et non un mythe auquel on croit ; et l’histoire conserve, malgré tout, une imprégnation mythique issue de la IIIe République :

Une historiographie apologétique de l’État et d’un « génie français » hors normes sous‑tendait l’imaginaire national construit par la Troisième République. Distanciée, aujourd'hui comme « roman national », cette histoire n’en demeure pas moins prescrite38.

40Le mythe national n’est donc pas enseveli, ses éclats perdurent, grâce à la littérature :

Si la religion et la mythologie grecques, radicalement sécularisées et démythisées, ont survécu dans la culture européenne, c’est justement parce qu’elles avaient été exprimées par des chefs d’œuvre littéraires et artistiques39.

41Le mythe national, même partiellement démythifié, conserve sa jeunesse dans la littérature.