Acta fabula
ISSN 2115-8037

2012
Septembre 2012 (volume 13, numéro 7)
Michaël Di Vita

La fiction braque le concept. De Diderot à Bourdieu & Foucault

Franck Salaün, Besoin de fiction, Paris : Hermann, coll. « Fictions pensantes », 2010, 97 p. , EAN 9782705670863.

1« Les discours savants ont-ils besoin de fiction ? » (p. 11), s’interroge Franck Salaün à la fin de la première section de son ouvrage intitulée, non sans raison, « Scrupules ». Une question posée d’entrée de jeu, donnant un cadre problématique général à une approche théorique, certes, mais qui ne relèguera jamais la question au statut de simple préalable, lequel une fois passé serait édifiée une construction universitaire de plus sur la place accessoire ou primordiale de la fiction en philosophie ou en littérature. Qu’une approche théorique ne devienne pas le véhicule d’une construction théorique, c’est là une proposition apparemment étrange si l’on se refuse à prendre au sérieux la question de savoir si le discours savant ou théorique a besoin de fiction. Car, comme semble le dire F. Salaün, au sein de cette question point le scrupule le plus vif du penseur, celui dont l’activité ne tiendrait, peut‑être, qu’au fil oscillatoire de la situation questionnante qu’implique toute fiction. Il en ira de même pour cette note de lecture, qui ne prétend surtout pas réduire le discours contenu dans cet essai à une synthèse théorique satisfaisant trop facilement le besoin de théorie du lecteur. La stratégie d’écriture de F. Salaün en souffrirait grandement, elle qui cherche avant tout à « poser à nouveaux frais la question de ce que l’on peut appeler l’expérience littéraire de la pensée » (p. 13). Plus particulièrement, l’intérêt de la démarche repose principalement sur l’effort de mise en lumière de la part de fiction intriquée dans la théorie, que ce soit celle émise oralement par un philosophe en chaire qui, perdant le « fil de sa pensée », retrouve le concept grâce au détour de la fiction, « ce répit, autant d’instants volés au concept » dont l’instance éminente semble se soutenir, essentiellement, du vol de la fiction (p. 7) ; ou encore, la place paradoxale de la fiction dans les affirmations et rétractations de Michel Foucault, étudiée dans un chapitre de cet essai, d’ailleurs le plus étendu, titré « Sans visage ». Nous y reviendrons. Remarquons seulement que la mise en lumière du rapport de la fiction à la théorie dans cet ouvrage ne procède pas d’une distinction conceptuelle a priori de laquelle l’auteur pourrait s’autoriser afin de départager le littéraire ou le fictif de l’essentiel, c’est‑à‑dire du concept ou du théorique. Au contraire, F. Salaün « s’intéresse ici aux œuvres et aux usages des œuvres » (p. 13). Avec pour but de « désamorcer la machine à clichés, ou de retourner les clichés contre leurs instigateurs » (p. 13) — comment donc ? Précisément en maniant des fictions et des manières d’user de la fiction. C’est là une question à multiples faces qui va bien au‑delà de l’étude interne des œuvres littéraires ou fictionnelles : « à quoi sert la littérature ? » (p. 13), à quelles fins l’expérience littéraire de la pensée sert‑elle et comment se fait‑elle ? F. Salaün retrouve là un problème traité récemment par un autre spécialiste de Diderot, Yves Citton, dans son bel ouvrage Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?1, au sein duquel sont explorées diverses manières de réinventer la puissance de penser des existences humaines, sous le prisme de la fiction qui déborde toujours les cadres dans lesquels elle se voit assigner une présence dite légitime. Cette question pratique « exige une réflexion sur le statut des textes et des commentaires, et plus fondamentalement sur le rapport entre les œuvres d’art et la pensée, réfléchie ou non, qu’elle puisse être rapportée aux auteurs ou qu’elle leur échappe » (p. 13). Voilà un programme d’envergure, qui requiert de la part de l’auteur un effort vraisemblablement indéfini. Toutefois, la méthode globale de l’essai s’affaire essentiellement à fournir les premiers croquis ou les premières lignes mouvantes d’une cartographie de la pensée en fiction, et des « fictions pensantes » qui « embarquent le lecteur dans une sorte d’aventure intellectuelle » (p. 15), « en signalant au promeneur quelques sites intéressants, et aux autres orpailleurs les cours d’eau et les sables aurifères » (quatrième de couverture) à exploiter. « Penser dans la fiction, par la fiction » (p. 14) donc, puisqu’il s’agit de suivre les différents chemins qu’emprunte la fiction à la fois pour elle‑même et, comme c’est le plus souvent le cas au sein des discours savants, pour ses maîtres, en tant que fondation de l’illusio du concept. Ainsi, plusieurs directions seront envisagées par F. Salaün, qui s’intéresse autant au traitement théorique de la fiction par certains critiques qu’au dédoublement d’un auteur en personnage fictif et au va‑et‑vient peut‑être impossible à trancher entre le discours sur la fiction et la fiction aventureuse, en passant par la sociologie réflexive de Bourdieu ainsi que par les multiples masques fictifs d’un philosophe épris de fiction, tel Foucault. Explorons à notre tour certains enjeux rencontrés au cours de notre marche réflexive, en prenant pour focale de lecture le concept de fiction pensante.

Séquence littéraire et thétique fictive

2Plusieurs types de fiction sont relevés au cours de cet essai, ce qui pourrait laisser croire au lecteur qu’il ne s’agit plus maintenant que de dresser une typologie répondant aux différents itinéraires explorés par l’auteur, le recenseur théoricien enveloppant le « recensé » ! Or, et c’est là la difficulté première de cet opuscule, il semble que rien ne tienne, que les itinéraires se succèdent les uns après les autres sans qu’il n’y ait d’incidence des premiers sur les derniers. C’est une impression de flottement que le lecteur inattentif pourra conserver jusqu’au tout dernier chapitre — ou plutôt jusqu’à la dernière séquence d’écriture, la terminologie cinématographique étant ici plus apte à exprimer le mouvement de pensée esquissé dans cet ouvrage que la traditionnelle division par chapitre, dans la mesure où les distinctions conceptuelles relatives aux diverses fictions pensantes rencontrées en cours de route s’apparentent davantage à des variations d’images en mouvement qu’à des découpes objectives suivant des critères méthodologiques indifférents à leur objet. Dit autrement, les titres des chapitres sont des intertitres ponctuant un même film de pensée, voire des surfaces de survol absolu telles que les concevaient Raymond Ruyer, c’est‑à‑dire moins des liaisons objectives que ce qui explique et surveille de façon transversale ces liaisons entre les choses et les concepts, la fiction et la pensée2. Quoi qu’il en soit, F. Salaün ne traite jamais de cinéma dans son essai, même si la logique d’écriture que nous lisons ressemble étrangement à celle du septième art. Pour cette raison, il nous faut parler de variations à partir de, de et sur la fiction, sans quoi nous pourrions avoir l’impression de chercher des arrêts sur image, des moments clé déterminant une progression théorique et qui nous diraient quelque chose d’inouï au sujet des fictions. Or, cette impression est somme toute justifiée, car, contre toute attente, F. Salaün expose une série de thèses sur la littérature dès la troisième séquence, « Partis pris », un choix qui amène le lecteur à s’interroger sur l’intention de l’auteur qui, à la première page de cette séquence, refuse pourtant « d’exposer une doctrine de plus », préférant « ouvrir un espace de réflexion à partir de questions à partager » (p. 17). Est‑ce un clin d’œil ironique que l’auteur adresse au lecteur plus avide de théorie de la fiction que de fiction ? Déballer des thèses, peut‑être fictives, afin d’assurer le lecteur de la rigueur de la démarche suivie ? F. Salaün explique que « la théorie n’a pas précédé la pratique » et que « théorie et pratique se sont donc corrigées mutuellement » (p. 17). Nous serions tentés de remplacer « pratique » par fiction : le besoin de fiction n’est-il pas le symptôme accompagnant nécessairement la théorie qui, justement, porte ici sur la fiction ? Difficile à dire, d’autant plus que les thèses avancées recèlent une réelle pertinence explicative, du moins si nous les considérons d’un point de vue anticinématographique, pour ainsi dire, dont l’auteur tente pourtant de se départir en privilégiant l’exploration mouvante à la dissection distante. Mais, si nous réfléchissons à ce rapport, comme le dit lui-même l’auteur en abordant le rapport de la pratique discursive philosophique et du réel,

le philosophe, qu’il théorise ou non cette pratique, est aussi un écrivain d’un type spécifique, le langage n’est pas pour lui un outil neutre, et on peut admettre, à titre d’hypothèse, qu’il existe à chaque fois un niveau de cohérence entre les choix littéraires et les thèses formulées (p. 21 ; « thèse 5 »).

3On n’en conclura donc pas que l’auteur est ici pris à partie, loin de là, car il en ressort plutôt que la fiction, lorsqu’elle est prise pour objet d’étude, se voit débloquée en pensée au sein de la thétique ou du discours théorique cherchant à saisir ses propres assises fictives. Ainsi, est‑ce un hasard si F. Salaün a décidé d’entamer la séquence « Partis pris » par la question du lieu d’énonciation du sujet du discours ? « D’où puis‑je tenir ce discours ? » (p. 16), demande‑t‑il, faisant allusion à la question style soviétique « d’où parlez‑vous ? » (p. 9). La réponse est dans la forme : la séquence développe six thèses, lesquelles ne sont reprises nulle part ailleurs dans le texte, car elles ne s’expriment pas moins à partir d’un « besoin de fiction » que les autres formes de fiction, ce qui signifie simplement que le « scrupule » de l’auteur à exposer des thèses théoriques est le symptôme d’une « résistance », d’un « obstacle », voire d’une « réticence » (p. 9). Mais de réticence à quoi ? Nous n’imputerons pas à F. Salaün une réticence à l’égard de la théorie, mais plutôt un esprit conséquent par rapport au problème traité : car comment théoriser la fiction sans s’empêtrer de fiction et de feux d’artifice ? C’est ce qui nous fait dire que le problème philosophique fondamental ici réfléchi par l’auteur est celui des conditions fictionnelles de la pensée. Comment réfléchir, debout en pleine fiction, sans refouler ce que Bourdieu appelait l’illusio d’un champ pratique ? Comment dire la fiction sans l’oblitérer ? Le premier paragraphe de l’essai parlait « d’instants volés au concept » (p. 7). En effet, comment comprendre cette réticence, ce « scrupule » qui « empêche de se livrer complètement ou d’adhérer pleinement » (p. 9), que ce soit du point de vue du lecteur‑auditeur ou de l’auteur‑locuteur, sinon en braquant pleine lumière sur ce vol que la fiction commet auprès du concept et de la théorie ? Mais illuminer le vol, n’est‑ce pas le refaire pour son compte ? Séquencer le vol, n’est‑ce pas faire advenir un nouveau plan-séquence, une nouvelle fiction? Il est facile, par exemple, de reprocher à un philosophe son usage illégitime de propos littéraires ou, à l’inverse, la détournement littéraire de concepts chez le littérateur : tel auteur veut montrer le bergsonisme de Proust, tel autre illustre les concepts de la psychanalyse en bricolant des passages de Pierre Jean Jouve, tel autre encore déboulonne Kafka pour faire voir la nature de la loi, etc. Ce sont des objets de reproches possibles auxquels F. Salaün ne s’adonne pas un instant. À l’inverse, notamment à propos du rapport de Lyotard à Kafka, il demande : « [e]t Kafka dans l’affaire ? Est‑ce finalement son projet que Lyotard exhume, ou bien Lyotard pense‑t‑il quelque chose à l’aide d’une fiction dont la signification — si elle en a une — n’a pas à coïncider avec cette thèse ? » (p. 10). Le problème n’est pas un manque propre à la philosophie ou à la littérature, mais un paradoxe intrinsèque à la pensée elle‑même : la fiction vole du concept et le concept s’empare — voire estemparé — de la fiction sans qu’il y ait lieu de parler d’évidence quant à l’identification et à la différenciation de la signification immanente à l’une ou à l’autre. En ce sens, malgré l’effet de flottement qu’il produit chez ses lecteurs, l’effort (théorique) de F. Salaün est particulièrement intéressant, réussissant à déplier et à explorer ce rapport paradoxal de la fiction et du concept (dit de façon abusive : de la philosophie) en parcourant quelques ronds‑points emblématiques que le lecteur peut suivre avec désinvolture. C’est le genre d’ouvrage dont il est permis de se demander pourquoi l’ordre linéaire serait préférable à la circularité de l’hypertexte, par exemple, qui laisse plus de liberté de mouvement au lecteur, pouvant à tout moment changer de cap et reprendre de nouvelles boucles erratiques selon son désir. N’empêche, on ne remettra pas en cause la trajectoire de la promenade d’un explorateur qui s’efforce de montrer un « espace de pensée » (quatrième de couverture) à partager. Surtout quand il prend la peine de nous aviser des détours suspects prônés par d’un « spécialiste de l’explication de texte » (p. 11) !

À l’emporte-pièce du concept

4Le besoin de fiction est aussi le désir de ne pas succomber à la folie captatrice du concept. Sensible à la difficulté de l’expérience littéraire de la pensée, F. Salaün laisse sur son passage quelques éléments ou germes de doute à l’égard de certaines manœuvres théoriques qui sont considérées non pas comme abusives mais davantage comme des tentatives risquant de manquer la saturation, la situation de la fiction. S’intéressant par exemple au concept de « percept » (p. 21) développé par Deleuze et Guattari, particulièrement dans Qu’est-ce que la philosophie ?3, notre promeneur mobile s’interroge sur la possibilité de concevoir des « pensées non conceptuelles prêtes à vivre dans le texte » (p. 21), des fictions pensantes faisant usage de « percepts » au lieu de concepts marqués « au sceau de la réflexivité » (p. 22). L’enjeu soulevé par l’auteur est celui du statut de la réflexivité : si elle n’est pas uniquement philosophique — entendre par là conceptuelle — comment s’exprime‑t‑elle, dans des œuvres de fiction, sans qu’il faille l’étendre à tout et n’importe quoi, sans qu’on en vienne à dire « voyez, toutes les fictions sont réflexives, toutes les fictions sont philosophiques, puisque c’est la même chose » ? « La philosophie est partout, mais tout n’est pas de la philosophie », remarquera F. Salaün au sujet de l’âge classique, en donnant pour cas d’école l’abbé Prévost, qui, « dans Le Philosophe anglais ou Histoire de M. Cleveland […] multiplie les références à la philosophie et met en scène des échanges portant sur des questions théologiques et philosophiques » mais dont les procédés « servent une stratégie narrative et relèvent surtout de la couleur locale » (p. 22) — qui, peut‑être, s’avère réflexive, mais pas philosophique. Le concept de percept n’est pas invoqué en vain : il exprime justement le non philosophique intrinsèque au programme de création que Deleuze et Guattari attribuent à la philosophie. L’abbé Prévost aura pu servir de repoussoir à la philosophie, laquelle sait ne pas se reconnaître en son contraire dont l’imitation de philosophie « peut très bien ne rien produire de philosophique » (p. 22).

5De là le lecteur est transporté devant un nouvel arrêt sur image, à travers le concept de « métafiction », tiré de la pensée de Jean‑Paul Sermain, et qui indique « une fiction — représentation et discours —, interrogeant ou réfléchissant sa propre nature » (p. 23). Or, selon l’auteur, ce concept presque à l’emporte-pièce vient trop rapidement simplifier ce que nous avons nommé les conditions fictionnelles de la pensée. S’appuyant sur la donne littéraire du xviiie siècle, F. Salaün résume ainsi l’aspect problématique du concept de métafiction : « comment distinguer les œuvres qui reprennent les codes compris dans le système du discours littéraire à un moment donné, sans spécialement les percevoir comme tels, de celles qui dénotent une distance critique, ou un écart esthétique délibéré » ; et plus encore, « considérer toutes les fictions, ou leur grande majorité, comme des métafictions, ruinerait la notion même de métafiction » (p. 24). Comment maintenir debout un concept de métafiction, s’il prétend séparer ce qu’il est de ce qui le rend actuellement possible, à savoir le plan de la fiction ? Un métalangage inscrit à même la fiction se départit de la fiction et retourne ipso facto à la fiction ; car, par hypothèse, la métafiction n’est pas conceptuelle, mais seulement de l’ordre du percept, par quoi elle n’est pas vraiment distinguable de la fiction. Mieux : le méta, tout au plus, indique un degré qualitatif de la fiction, un niveau réflexif atteint au sein d’une fiction « d’instants volés au concept » (p. 7), ces instants dont nous ignorons, justement, c’est toute la difficulté, s’ils partent du concept ou s’ils arrivent au concept. C’est là l’ambiguïté d’un concept qui cherche à sortir du plan de ses objets, des fictions, pour aussitôt s’y confondre, rabattant la question des fictions pensantes sur une disputatio quant à la détermination du critère théorique de leur distinction. Cette piste n’a donc rien de définitif pour F. Salaün qui, en bon marcheur cinétique, préfère le « passage à la fiction » (p. 31), un peu à la manière du Wittgenstein des Recherches philosophiques qui se détourne du problème du critère transcendantal au profit de la sédimentation fictionnelle des actes de pensée impliquant des critères d’usage protéiformes.

6« Passage à la fiction » est l’intertitre de la section suivante, qui dresse un rapide portrait de « quatre grands types de dialogues » (p. 34) ayant recours à la fiction pour passer les idées, avant de conclure que « la fiction ne se substitue pas à la théorie, ne la remplace pas, ne l’exprime pas, ne l’enveloppe pas mais installe autre chose » (p. 37). Qu’installe‑t‑elle donc ? Tournant le coin, et nous la page, l’auteur nous prend de court en terminant nonchalamment, comme quelqu’un déjà parti ailleurs, mêlant la verve de Diderot à l’impromptu proustien : « [p]arfois l’auteur sait assez bien où il va, où il veut en venir, mais son texte en ouvrant davantage de possibilités que l’idée initiale finit par lui échapper » (p. 37). Rapporté à nos considérations antérieures sur la métafiction, ce passage s’illumine de toute sa pertinence lorsqu’il est mis en rapport avec l’intertitre, signe mouvant de la séquence maintenant terminée : le « passage à la fiction », c’est ce qui s’installe de l’intérieur du processus fictionnel, irréductible à l’exposition d’une réflexion antérieure, indéfectible en sa qualité germinative impossible à attribuer unilatéralement « à l’auteur ni au lecteur » (quatrième de couverture) ; le passage de la fiction, le passage en la fiction, ce sont des transformations qui, par nature, ne peuvent souffrir l’emprise de la théorie, laquelle se repose pourtant fréquemment en sa condition oscillatoire, soit en la fiction. En revanche, même si F. Salaün refuse de s’en tenir à la typologie et à la théorisation de la fiction, comme nous le disions, cela n’implique nul rejet ou déni de la théorie ; bien au contraire, c’est peut‑être pour affiner la compréhension de notre besoin de fiction que de multiples explorations sont requises et proposées au lecteur, qui est enjoint à faire la marche à son tour, au risque assez élevé de ne pas toujours bien comprendre le montage des diverses séquences.

7La séquence suivante, « Que littérature », reprendra le problème de la fiction et de la théorie cette fois sous l’angle de la critique littéraire. Sont convoqués à se joindre à notre marche pensante Georges Poulet et Leo Spitzer, tous deux retournant « sur les lieux du crime » et s’introduisant « dans un processus qui le[s] fascine » (p. 39), soit la « pensée du roman » (p. 39) ou de la fiction. À première vue, cette nouvelle section semble assez similaire à la précédente, où F. Salaün montrait l’irréductibilité de la réflexivité fictionnelle au concept, qu’on se place de l’intérieur de la fiction ou de l’extérieur, dans les passages explicitement conceptuels — pensons à ces éclats purement théoriques développés par Roquentin dans La Nausée — ou sous la généralité d’un critère théorique somme toute assez difficile à trouver. Or, la marche prend ici une autre allure, venant s’insérer à même le débat de Poulet et Spitzer au sujet du roman La Vie de Marianne, de Marivaux, pour tâcher « de comprendre ce qui différencie les deux approches et les limites de chacune d’elles » (p. 50). Il est tout à fait remarquable que, loin de vouloir trancher le débat à partir d’un concept, comme celui de « fiction pensante », F. Salaün fasse tourner la discussion en un problème quasi métaphysique, mettant, nous le croyons, en abîme, toute sa démarche annoncée en ouverture, qui s’amusait à décrire tel « grand penseur allemand » perdant le « fil de sa pensée » (p. 7) et qui sentait, tout à coup, le besoin de fiction, le besoin de citer tel passage de Flaubert ou de Balzac, de se faire voler du concept par des instants de fiction — ou, inversement, de voler de la fiction afin de braquer le concept évanescent. Mais qui vole qui ? Poulet et Spitzer, sont‑ils voleurs ou volés par la fiction dont leurs discours se soutiennent ? Rappelons que, selon Poulet, La Vie de Marianne met en scène une femme qui est un « génie de l’instant » (p. 51), une héroïne discontinuée, pour ainsi dire, qui manquerait à sa propre continuité de personnage, et c’est là une situation fictionnelle que le critique analyse afin de faire valoir son interprétation fondée sur l’expérience du temps chez Marivaux. À cela, Spitzer répond qu’il est « absurde […] d’envisager le passage du point à la ligne » (p. 50), c’est‑à‑dire de la vie discontinue ou instantanée de Marianne à la temporalité continue d’une vie capable de se raconter et de se rappeler. Toutefois, F. Salaün montre que les arguments de Spitzer ne viennent pas invalider ceux de Poulet, puisqu’il n’est pas impossible de faire advenir de multiples vérités au sein d’une seule œuvre romanesque. C’est pourquoi il n’est probablement pas exagéré d’affirmer que le problème en filigrane de cette séquence est le suivant : l’instant volé au concept, est‑ce l’œuvre du critique s’autorisant de la fiction romanesque, trouvant ici en l’instant décisif de Marianne romanesque l’instant par lequel la théorie s’imbibe de fiction pour mieux dire l’expérience « de la temporalité » (p. 51) de Marivaux— ou du critique, ou de la fiction elle‑même ? Qui sait ? Spitzer et Poulet font valoir leurs interprétations en s’appuyant sur le texte, sans doute, mais peut‑être sont‑ils eux‑mêmes joués, fictionnés par la pensée à l’œuvre dans la fiction de Marivaux ? Laissons parler notre promeneur :

[c]et exemple nous rappelle que souvent la fiction place le lecteur devant des situations qui sont autant d’énigmes. Elle le prépare à un dénouement, voire une leçon, mais l’abandonne au moment de conclure, sans transmettre explicitement une doctrine. (p. 51)

8En effet, la pensée intrinsèque au roman ou à la fiction est‑elle dépourvue de fonction de transmission claire et distincte ? « En cela, le texte fait penser, donne à penser ; dans une certaine mesure, il pense quand on l’active » (p. 51 ; je souligne), ajoute aussitôt notre auteur. « Qu’est‑ce qui est pensé dans le texte ? Qu’est‑ce qui se pense par lui ? L’individu ? La société ? Telle ou telle question ? L’art et la place des artistes ? » (p. 52) : voilà autant d’instants où la fiction se retourne et braque le concept, l’activant en une réflexion dont l’objet n’est plus une représentation placée face au lecteur, mais est immanent, en plein vol de pensée. Parlant de Poe et de la Lettre volée, Lacan disait : « l’essence est que la lettre ait pu porter ses effets au dedans4 », c’est‑à‑dire : dans le concept, dans la fiction, dans le texte, dans le critique, dans le promeneur. Mais quelle est la lettre ici ? Le prétexte ? Le besoin ? La pensée ? Question laissée ouverte par l’auteur, qui préfère rendre justice au mouvement de la marche en maintenant le pas !

9Par suite, le lecteur est convoqué à un rapide tour de la question sociologique, telle que déployée par Pierre Bourdieu dans Les Règles de l’art, un ouvrage ayant des « vertus thérapeutiques […] qui ne sont plus à démontrer » (p. 53) nous dit, avec raison, F. Salaün. Y est décrite assez sommairement la thèse du sociologue-philosophe au sujet de la place de la littérature chez Flaubert et de la place de Flaubert en littérature ou dans le social auquel il appartenait. S’ensuit une critique qui semble être moins adressée à Bourdieu qu’à l’endossement de la méthode « scientifique » (p. 54) de ce dernier chez certains interprètes de la littérature : « en quoi cette lecture [bourdieusienne] est[-elle] plus pertinente — plus scientifique ? — que les autres » (p. 57 : je souligne) ? Bien sûr, si l’on ferme les yeux face à la dimension critique, voire polémique de la pensée de Bourdieu, il est indéniable que les présupposés que sa réflexion mobilise sont discutables, voire parfois impertinents, dans la mesure où le déterminisme social généralisé n’implique pas, contrairement à ce qu’on lui reproche aujourd’hui, l’hétéronomie complète des divers champs pratiques constitutifs du social. C’est une chose que notre auteur semble admettre, en soulignant que cette lecture « a au moins le mérite de nous libérer de certaines illusions en remettant les pendules à l’heure. Par contre, elle ne permet pas de rendre compte, autrement que sur le registre précisément de l’illusio, de l’expérience littéraire de la pensée et du recours aux fictions » (p. 59). Mais reconnaître l’illusio, chez Bourdieu, n’est‑ce pas justement « prendre au sérieux […] des enjeux qui, nés de la logique du jeu lui‑même, en fondent le sérieux », et reconnaître « le fait d’être pris au jeu, c’est‑à‑dire dans l’illusio comme croyance fondamentale dans l’intérêt du jeu et la valeur des enjeux qui est inhérente à cette appartenance5 » ? N’est‑ce pas là une autre manière de dire ce rapport paradoxal de la fiction et du concept, des « instants volés au concept » (p. 7) qui ne sont ni extérieurs au concept, ni le concept extérieur ou placé devant la fiction, puisque celui-ci, au contraire, viendrait de droit trouver dans la fiction reconnue comme fiction les conditions de production et d’activation de l’expérience littéraire de la pensée ? À la polémique bourdieusienne, notre marcheur accélère. Est‑ce par légèreté malicieuse qu’il joue ainsi la critique à l’emporte‑pièce ?

Discours de braqueur

10Vient ensuite la plus longue séquence de cet ouvrage, intertitrée « Sans visage ». Michel Foucault y fait l’objet d’une étude assez étendue et quantitativement plus importante que les séquences précédentes, ce qui d’ailleurs produit chez le lecteur une vive impression de discontinuité qui pourra même lui donner le sentiment de faire face à une greffe textuelle, à un ajout hétérogène provenant d’une marche antérieure ou nouvelle que l’auteur aurait finalement décidé d’ajouter, sans jamais vraiment réussir à fournir de justification quant à ce geste relevant davantage du montage inachevé que de la toile enveloppante qu’incarne idéalement l’essai. Mais cette impression n’annule en rien l’intérêt de la réflexion sur l’expérience littéraire de la pensée qui, malgré le saut dans la forme d’écriture, répond à coup sûr aux exigences du problème que F. Salaün fait varier sous nos yeux depuis les premières lignes de son livre, cette fois en explorant la question du style de Foucault et de sa méthode imprégnée de fiction. « Que se passe-t-il […] si nous cessons d’utiliser les catégories habituelles pour nous tourner vers les discours, leur fonctionnement, leur circulation, et voir comment ils nous construisent autant que nous les construisons ? » (p. 84), voilà le nouvel angle du problème que l’auteur reprend de Foucault qui, en effet, accordait une grande importance à l’expression de la pensée conceptuelle et littéraire, au style et aux rapports politiques qu’enveloppent les discours théoriques ou explicitement fictifs. L’agencement que produisent « les mots sans que nous ayons le pouvoir d’en décider » (p. 90), « se rendre capable de se déprendre de soi-même » (p. 91), « contredire » à « la longue succession des synonymes d’un même vocable » qu’est « l’histoire des hommes » (p. 92) : ce sont là des traductions d’un problème qui développe de façon transversale ce que F. Salaün appelle les « fictions pensantes ». Et les fictions qui pensent et se pensent elles‑mêmes comme immédiatement politiques, ancrées dans la multitude des idées et des affects constituant la société, ce sont des formes discursives appelant non plus un auteur réel et identifiable, mais un braqueur fictionnel. Car, après quelque réflexion, il est possible de considérer cette séquence comme un retournement de la caméra sur le braqueur : ce n’est plus des textes littéraires ou philosophiques qui sont mis en lumière par la fiction, mais l’aspect foncièrement fictionnel de l’auteur qu’est Michel Foucault, le spécialiste des archives par excellence. Or, quand bien même nous voudrions reculer ici et rester prudent face à une entreprise qui semble se retourner sur elle‑même au beau milieu d’une promenade qui, jusque‑là, était assez tranquille, notre rappel à l’ordre conceptuel est immédiatement corroboré par F. Salaün qui refuse de suivre une démarche comme celle de Barthes dans Roland Barthes par Roland Barthes. L’idée n’est pas de développer une « écriture sans sujet », de fictionnaliser le sujet, lequel n’aurait dès lors plus de consistance ou de réalité, mais de penser ensemble le « passage à la fiction chez Foucault » (p. 61) et « un processus de subjectivation rendu à l’individu » (p. 86). La transversale permettant de rapprocher ces deux aspects du problème est

la part cachée de la méthode, celle qui résiste à tous les résumés parce qu’elle est coextensive au texte : le style comme désir d’une écriture instruite des dangers du discours, capitalisant l’apport objectivant et le geste subjectif, pour inventer une troisième voie ; le style comme expérience du langage et résistance à sa pente mortifère. (p. 89)

11En d’autres mots, et à la lumière de ce qui a été dit jusqu’ici, on en conclut que F. Salaün cherche dans cette séquence à suivre les mots de Foucault, ses dires et ses gestes théoriques, comme si la caméra était Foucault lui‑même et le caméraman nul autre que l’auteur. Cela a pour effet de renverser la perspective classique venant prendre pour objet la théorie de la signification d’un théoricien afin d’étudier un littéraire par exemple, en évaluant les aspects intrinsèquement fictionnels au discours d’un Foucault. Par conséquent, on soupçonne ce dernier d’incarner un braqueur du concept qui n’hésiterait guère à mélanger les puissances de la fiction au discours théorique. Qu’on pense à L’Archéologie du savoir où le philosophe encadre son discours de mises en scènes, pour ne pas dire de didascalies philosophiques ramenant la philosophie à autre chose qu’une servilité à l’égard du langage et de ses diverses incarnations institutionnelles, soit à une réflexion fictionnelle prenant pour objet « les conditions de la vie » (p. 89) et, à l’inverse, à une invention des conditions de sa vie en prenant pour objet aussi bien la fiction de la théorie que la théorie de la fiction, qu’elle soit métaphysique ou autre chose.

12Procédant de façon similaire, Franck Salaün donne l’occasion à son lecteur de réfléchir la démarche dynamique de fiction pensante qu’il semble chercher à définir, mais surtout à faire. Était‑ce là l’objectif caché de l’auteur ? Sur ce point, ses intentions restent quelque peu vagues, la forme relativement conventionnelle de la séquence jouant pour beaucoup dans la difficulté rencontrée par le lecteur, qui cherche à clarifier l’affaire pour son compte sans jamais vraiment arriver à déterminer s’il saisit ou non l’essentiel. Mais justement, cette imprécision ne peut‑elle pas être conçue comme une conséquence nécessaire d’une forme de discours qui s’amuse à récolter quantité d’indices de tractations et de rétractations langagières telles qu’on en trouve abondamment chez un Foucault ? Le braqueur est à la fois celui qui tient le projecteur et celui qui pille son prochain en pointant sur lui quelque arme. Lorsque l’objet du discours d’un auteur est un autre auteur auquel on peut faire correspondre sans peur de se tromper les deux modalités du braqueur, n’est‑il pas possible que nous assistions au retournement d’une pointe de pensée qui, bien qu’elle soit assez douce, puisse nous ramener non pas à l’ordre, mais au désordre théorique qui reflue allègrement d’un tel rapport de connivence fictionnelle ? Que demandons‑nous à la fiction ? Une nouvelle identité ou la possibilité de penser nos mystifications langagières sans perdre de vue l’obscurité que recèle toute entreprise de ce genre ? L’auteur du présent ouvrage, qui « préfère le point d’interrogation » (p. 94), c’est‑à‑dire la promenade mouvementée sans aucune pédanterie académique, termine pourtant sa journée d’écriture par une séquence se présentant comme une « Leçon » (p. 95). Y est indirectement condamné le censeur-inspecteur servant le Ministère du réalisme pédagogique et qui vient faire des remontrances à de jeunes étudiants, car « il n’a pas lu le livre » (p. 97) dont il se montre pourtant le connaisseur en invoquant la « phénoménologie » et autres techniques d’interprétation de la fiction légitimées par l’institution. Peut‑on voir dans cette critique oblique finale un rappel à la puissance de la fiction pensante, qui ne se laisse réduire à nulle théorisation et qui, après une belle promenade, préfère rentrer chez soi, non sans saluer, en un dernier mouvement ironique, les contempteurs involontaires de la fiction ?