Acta fabula
ISSN 2115-8037

2012
Mai-Juin 2012 (volume 13, numéro 5)
Raoul Delemazure

Georges Perec : à corps perdus

Maryline Heck, Georges Perec. Le corps à la lettre, Paris : José Corti, coll. « Les essais », 2012, 265 p., EAN 9782714310750

1Alors que l’on a tous en tête le visage‑artefact que Perec s’est construit dans les années 70, cheveux ébouriffés, barbiche envahissante, le corps semble à première vue étrangement absent des œuvres de Perec. Alors que, d’une part, « le programme de la modernité », celle de Joyce, celle d’Artaud, était un désir « d’écrire le corps » d’après les mots de Jean‑Luc Nancy dans Corpus, et que, d’autre part, les années 60 et 70 ont été celles de l’exploration de ce corps, de Pierre Guyotat aux performances artistiques, l’œuvre de Perec apparaît bien anachronique : sans affect, sans désir.

2Cette absence du corps s’explique aussi par l’approche principalement formaliste, voire textualiste de l’œuvre de Perec par la critique : ni sujet, ni pulsion ne seraient donc nécessaires. En posant la question du corps, Maryline Heck s’intéresse principalement à ces questions de désir, d’affect, de la nécessité d’une prise en compte non seulement de la notion de sujet, mais de la notion d’auteur.

3Le geste de M. Heck est de supposer que cette évidence apparente de l’absence de corps dans l’œuvre de Perec signale en réalité une quête du corps, et qu’au lieu de l’explorer selon les stratégies transgressives de l’écriture du corps ou du texte‑corps, l’auteur trouve une réponse à cette quête par l’exploration du corps du texte : du corps de la lettre au blanc typographique. Dès lors, le tour de force théorique de M. Heck, qui développe des analyses sur le style de Perec, sur la littérarité, sur la typographie pour aborder cette question du corps, de l’affect, du sujet, est ainsi d’apporter une réponse textuelle au textualisme : l’absence supposée du corps dans l’œuvre n’est pas liée à la contrainte oulipienne mais à la disparition des corps des parents lors de la seconde guerre mondiale, au travail du négatif propre à la violence historique, qui fait comprendre que le travail sur le corps de la lettre et le corps du texte est la tentative pour Perec de mettre à distance cette douleur du corps perdu et de faire apparaître en creux la disparition des corps ; le prétendu formalisme de Perec est en fait le lieu même de l’affect.

Un préjugé : une écriture contre le corps

4Le formalisme de Perec expliquerait à première vue l’absence du corps dans ses œuvres. Si l’OuLiPo parle pourtant de rapport artisanal à la langue, de concrétude du langage, la contrainte est ce qui permet de tenir le corps à distance. M. Heck pense que Perec se leurre en affirmant que la contrainte est libératoire : libératrice pour l’imaginaire, il suffit de voir ce que dit Perec après l’écriture de La Disparition : la contrainte est contraignante pour le corps, elle forme une censure supplémentaire, une construction surmoïque, qui lui permet de tenir en main le corps, souffrance ou émotion. On peut alors opposer une écriture oulipienne en « pilotage automatique » — et Perec parlait de ses exercices oulipiens comme des « gammes » pour un pianiste — à une voix propre, hors contrainte, qui laisserait filtrer le corps, le « bredouillement » : celui de l’infra‑ordinaire, celui de la poésie sans contrainte1. Toutefois, que l’écriture sous contrainte de Perec soit une écriture contre le corps n’est qu’une évidence apparente. En effet, ce qui passe parfois avec l’écriture contrainte, c’est justement le corps : ainsi du texte monovocalique en « e » de Perec, Les Revenentes, qui, en faisant revenir les « e » disparus du lipogramme, donne à voir un véritable retour du refoulé : les sexes, les fentes. Bien sûr, il faut garder en tête l’aspect potache de ce texte et remarquer que la plupart du temps la sexualité est évoquée dans l’œuvre de Perec de façon ironique, sous la modalité du pastiche, comme c’est le cas ici dans Les Revenentes, que M. Heck analyse comme une réécriture de L’Histoire de Juliette de Sade. En plus de n’être pas systématiquement une écriture qui contraint le corps, mais qui parfois fait parler le sexe, on peut analyser le geste de l’écriture sous contrainte comme un investissement pulsionnel : partant de l’analyse de Gilles Deleuze dans Présentation de Sacher Masoch sur le contrat masochique, M. Heck signale la secrète perversité possible de l’écriture oulipienne, qui, par « contrat », produit le plaisir, la jouissance d’être contraint. Enfin, si toute loi est faite pour être transgressée, de même toute contrainte l’est pour ne pas être respectée : Perec utilisait souvent un clinamen dans ses structures, estimant, après Paul Klee, que le génie, c’est l’erreur dans le système. Dès lors, si la contrainte peut être perçue comme une écriture contre le corps, le clinamen, le dérèglement de la règle, apparaît comme le lieu possible de l’affect.

5Ayant entamé un préjugé qui ne serait que partiellement vrai, M. Heck fait l’hypothèse que l’absence supposée du corps dans l’œuvre de Perec est en fait le signe que ce dernier a fait du corps une question, voire une quête. Ce n’est pas la contrainte oulipienne qui fait disparaître les corps, car les corps ont déjà disparu et sont pourtant présents partout : l’écriture de Perec serait alors à la fois le constat de la disparition des corps et la quête de ce corps.

Un constat : la neutralisation du corps

6Plutôt que de s’en tenir à ce préjugé qui veut que la contrainte oulipienne soit une écriture contre le corps, il faut prendre acte de l’importance de l’histoire dans la vie et l’œuvre de Perec pour éviter de tenir comme évident un formalisme qui n’est qu’apparent : le passage par la violence historique semble rendre nécessaires la quête des corps et la neutralisation de l’affect. C’est l’affect de la disparition des corps qui produit une neutralisation des affects.

7Trois procédés majeurs signalent et travaillent cette neutralisation du corps. Tout d’abord la prévalence du visuel : à la quasi absence des sensations tactiles, olfactives, auditives, gustatives, répond la prédominance de la vision, sens qui serait le plus abstrait des cinq. La prévalence du visuel, signe d’un certain retrait du corps, est particulièrement sensible dans l’œuvre romanesque de Perec, des Choses, qui commence par l’expression « l’œil d’abord… », à La Vie mode d’emploi ou Le Cabinet d’amateur, romans dans lesquels la figure de l’ekphrasis joue un rôle dominant. Toutefois, l’ouvrage note l’ambivalence de la vision : l’œil tient à distance, certes, mais il réinscrit aussi la langue dans la chair, ainsi dans la Tentative d’épuisement ou d’autres descriptions de l’infra‑ordinaire, qui constituent une forme de retour au corps, rendu nécessaire par « l’écriture terrestre » de Perec, dont les textes ici dépendent de sa condition d’observateur en prise avec le concret.

8Deuxième trait principal de cette neutralisation du corps, l’absence de visage chez la plupart des protagonistes, dans les romans perecquiens, mais aussi dans le projet d’adaptation cinématographique de La Disparition, qui devait s’intituler Signe particulier : néant, et dont l’équivalent cinématographique du lipogramme en « e » était l’absence de visage à l’écran. Ce constat de l’absence de visage dans les œuvres est contrebalancé par l’omniprésence des visages dans les dessins et croquis de Perec sur ses manuscrits, mais aussi par la présence obsédante du visage du Condottiere d’Antonello de Messine, du roman de jeunesse du même nom à W ou le souvenir d’enfance, en passant par Un homme qui dort, que l’essayiste analyse comme un trajet de la perte du visage à sa reconquête. Cette quête du visage trouverait son origine dans la perte du visage maternel : à l’inverse du Roland Barthes de La Chambre claire, et ce malgré le travail d’anamnèse entrepris à partir des photographies d’enfance dans W, il n’y a pas de « C’est ça ! ».

9Enfin, cette neutralisation du corps, tant thématique que stylistique, et c’est peut‑être là l’essentiel, se fait par la présence grandissante du blanc dans l’œuvre de Perec : blanc de la « carte de l’océan » de Lewis Carroll reproduite au début d’Espèces d’espaces, monochromes blancs de La Vie mode d’emploi, projet de Bartlebooth. L’importance de la couleur blanche n’est pas seulement thématique, mais qualifie l’écriture blanche de Perec : « ce que je dis est blanc, est neutre » dit l’autobiographe à la fin du chapitre viii de W ou le souvenir d’enfance, ce que M. Heck analyse d’abord comme un refus des métaphores, quasi absentes du corpus perecquien, et par conséquent comme une prévalence de la littérarité, de la métonymie sur la métaphore. Puis, prenant acte de cette littérarité, elle propose que le blanc pour Perec soit avant tout le blanc typographique, le blanc de la page : les blancs ne sont alors plus du vide, du rien, mais des espaces ménagés par l’écriture. L’écriture blanche de Perec s’opposerait dès lors à la fois aux conceptions de Blanchot sur le blanc, en ce que son écriture sort du vide plutôt qu’elle n’y tend, délimite et circonscrit les frontières du vide, et à la notion d’ « écriture blanche » chez Barthes, qui parle de « scandale de l’anéantissement », de « sabordage de la littérature », quand Perec serait du côté de la jubilation et d’une foi dans le pouvoir de la littérature, notamment romanesque. Cette écriture blanche ne peut pas non plus se résumer à la poésie blanche, telle que l’a développée la revue Siècles à mains, dans les années 60 et 70. Malgré une approche plastique de l’écriture poétique dans les recueils Alphabets et La Clôture, et un héritage mallarméen partagé, il n’y a pas de quête d’une « pureté idéale » chez Perec, qui cherche davantage l’émergence de la trace que son abolition. L’attention que porte Perec au blanc typographique fait fonctionner ensemble les deux faces du blanc : l’irreprésentable, le vide, le dépressif et en même temps le début de quelque chose plutôt que le rien, la trace, fut‑elle marque en creux, la jubilation à venir.

10C’est cette attention portée aux blancs typographiques qui engage M. Heck à aller chercher dans la matérialité du signe la trace de la corporéité.

Une hypothèse : littérarité et corps de la lettre

11Selon M. Heck, c’est au corps de la lettre, puis au corps du texte, qu’est dévolu le rôle de l’incarnation dans l’œuvre de Perec.

12En se référant tout d’abord à la notion de « peauésie » de Régine Detambel2, elle tente d’approcher la possibilité d’une écriture du corps par l’étude de l’écriture sur le corps, dont le tatouage concentrationnaire est l’emblème historique, qui ressurgit sous forme de traces de craie sur l’épaule dans Récits d’Ellis Island et sur forme de W cousu sur les survêtements des athlètes de l’île W dans la partie fictionnelle de W ou le souvenir d’enfance, et dont la cicatrice est l’emblème perecquien. Manet Van Montfrans, dans son étude La contrainte du réel3, insistait sur le fait qu’à l’inverse de Proust, Perec témoignait d’une « mémoire de l’intelligence » ; or, c’est oublier le rôle de la peau qui permet une véritable cartographie de la mémoire : le coup de bâton reçu au ski, les doigts brûlés par la bouillotte, le nombril ou encore la circoncision sont autant de traces que la mémoire ou l’imaginaire peuvent se réapproprier. Pour l’auteur, le travail d’anamnèse entrepris par Perec trouve sa solution presque toujours dans le corps, dont il lit les traces à la manière d’un alphabet : cicatrice en forme de « e » dans La Disparition, zébrure en forme de « y » sur le visage de l’homme qui dort ou encore la cicatrice intitulée « lettre z » dans le rêve 91 de La Boutique obscure.

13Il faut donc voir selon quelles modalités peut se faire cette identification du corps et de la lettre. Perec se désignait lui‑même non comme un écrivain mais comme un « homme de lettres » : comme l’ont signalé les travaux de Bernard Magné et de Christelle Reggiani, au phonocentrisme de Raymond Queneau répond un certain « graphocentrisme » de Perec, au sein d’une esthétique fondamentalement matérialiste, que l’on pense à la multiplicité des graphies utilisées (italiques, gras, calligraphie, etc.) ou au fait que les contraintes oulipiennes utilisées par Perec ont souvent un lien avec la lettre (lipogramme, anagramme ou contrainte du prisonnier). Cette attention portée aux lettres invite M. Heck à penser que la question du corps, et notamment des corps disparus, a trouvé une solution « graphique ». Elle analyse ainsi longuement l’épisode du X, et de sa « géométrie fantasmatique », dans W ou le souvenir d’enfance : seule lettre‑signe‑objet du français, le X, signe de l’inconnu et croix de Saint‑André, est lié à la question du père, que Perec dit s’être obstiné à appeler « André ». Cette lettre‑corps serait une façon de concilier la tradition juive, l’interdit de la représentation du corps expliquant à la fois l’absence de valeur épiphanique de la photographie du père et la valorisation de cette structure littéralisante, et la tradition chrétienne, la question de l’incarnation expliquant le fait que le X n’est pas simplement la représentation, mais la présence du corps du père. Elle met en relation l’importance de ce X dans l’autobiographie perecquienne avec la fin de La Vie mode d’emploi, dans laquelle Bartlebooth ne peut achever le puzzle en cours car la pièce manquante a la forme d’un X, mais celle qu’il a dans les mains a la forme d’un W : façon de dire qu’au trou, au vide constitué par la perte de la mère, Perec a tenté de répondre par ce livre de deuil qu’est W ou le souvenir d’enfance. Pour Perec, les signes graphiques acquièrent un signifié propre, et on peut mettre en relation son entreprise avec celle de Michel Leiris dans Biffures. Toutefois, Leiris parle de « saveur de l’alphabet », pour lui, la lettre renvoie au corporel, au charnel, alors que pour Perec, les lettres sont des signes mutilés, car ils sont le signe de l’absence du corps : absence du corps du père, le X, absence du corps de la mère, le W.

14Enfin, M. Heck passe du constat d’un investissement corporel de la lettre à l’hypothèse d’une poétique du texte‑corps, dont la lettre serait le niveau élémentaire. Cette poétique de la matérialité du texte semble se construire à l’encontre des stratégies contemporaines transgressives dites du « texte‑corps », qui cherche la présence du corps et rêve d’abolir la distinction entre l’organique et le textuel : écriture de la pulsion, écriture de l’affect. Perec ne peut s’inscrire dans cette modernité‑là, mais la primauté qu’il accorde à la dimension plastique des signes est caractéristique d’une autre modernité littéraire, celle des calligrammes d’Apollinaire, des partitions de musique reproduite dans Ulysse de Joyce, de la notion d’écriture telle qu’elle se développe chez Barthes, autour de la revue Tel Quel ; modernité surtout vivante en poésie et que Georges Perec transpose dans la prose plutôt que dans le récit, car M. Heck, dans son analyse, s’intéresse principalement à Espèces d’espaces. Ce livre débute par le geste d’écriture même, par le tracé des lettres, des lignes, des paragraphes : par un rapport artisanal à la page. Face à des lieux inhabitables ou sans assises fermes, telle la Pologne qui restera à Perec étrangère ou la rue Vilin qui a été détruite, le jeu sur la page offre un espace maîtrisable, inchangé une fois tracé, fixe : c’est le seul lieu habitable. Si Perec cite Michaux dans Espèces d’espaces, c’est parce qu’écrire « pour [s]e parcourir » revient en fait à parcourir la page. Alors l’esthétique de la trace revêt à la fois la quête des vestiges, la trace de ce qui a été là, les corps absents, et la réalisation du tracé, l’affirmation de la vie de l’écrivain, ambivalence dont témoigne la belle lecture que fait M. Heck du recueil Alphabets, et surtout du poème intitulé « Un poème » qui clôture le recueil La Clôture.

15Éloignée des stratégies du pulsionnel, de l’oralité, des mises en scène de la sexualité, l’œuvre de Perec, dans ses rapports au corps, apparaît d’abord comme anachronique, voire passéiste ; mais son travail sur la littérarité l’inscrit dans la réflexion contemporaine sur le texte‑corps. Si Perec pose la question des rapports entre corps et écriture, c’est parce qu’il demande à l’écriture l’impossible : dire à la fois le corps et l’absence du corps. Cette absence des corps, travail de deuil et quête des traces, produit une mélancolie que Maryline Heck qualifie de « mélancolie blanche », car son tour de force est de chercher cette mélancolie non seulement dans la vie de Perec, non seulement dans les personnages mélancoliques qui peuplent son œuvre, mais dans l’écriture même : la primauté de la matérialité des signes et sa réciproque, la déflation des métaphores, rappellent les analyses psychanalytiques que Perec et Harry Mathews citent dans leur article « Roussel et Venise »4, affirmant que la mélancolie naît de l’« incorporation », c’est‑à‑dire d’une appréhension littérale du monde. Du corps à la lettre au corps de la lettre, de blanc de ce qui a disparu au blanc typographique dynamique, notamment d’Espèces d’espaces, s’opère la conversion de la mélancolie : du deuil à sa clôture possible.