Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2015
Janvier 2015 (volume 16, numéro 1)
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Éric Bordas

Le français, ses détracteurs — & sa littérature…

Gilles Philippe, Le Français, dernière des langues. Histoire d’un procès littéraire, Paris : Presses universitaires de France, coll. « Perspectives critiques », 2010, 306 p., EAN 9782130586814.

1Ouvrage après ouvrage, Gilles Philippe continue, avec précision et approfondissement, à écrire l’histoire de notre imaginaire linguistique à l’époque moderne (disons, du xviiie siècle à nos jours), entre épistémè et idéologie, histoire qui est l’une de nos mythologies culturelles identitaires les plus fortes sur le plan national — et qui se cristallise, selon la thèse de l’auteur, autour des propositions linguistiques et stylistiques propres à une « langue littéraire » en prose. Personne n’a oublié son premier maître ouvrage, Sujet, verbe, complément. Le moment grammatical de la littérature française (1890-1940) (Paris, Gallimard, 2002), qui montrait incontestablement comment, pourquoi et en quoi, autour des réformes universitaires de Lanson, la grammaticalisation de l’explication de texte allait modifier en profondeur les études de Lettres ; pas plus que Flaubert savait‑il écrire ? Une querelle grammaticale (anthologie commentée, 1919‑1921) (Grenoble, Ellug, 2004), étude synchronique d’un autre « moment » de débat qui passionna les lettrés, toujours autour de la question du paramètre de la norme grammaticale pour envisager la valeur d’une œuvre. En 2009, enfin, aidé de Julien Piat, il proposait rien de moins qu’une « histoire de la prose en France, de Gustave Flaubert à Claude Simon », intitulée La Langue littéraire (Paris, Fayard), équivalent intelligemment revu et modernisé du Brunot & Bruneau des années 1940. Il était donc logique que G. Philippe revienne à cette « idée » de langue littéraire, mais pour l’envisager dans l’histoire du débat récurrent de la supériorité ou de l’infériorité du français, langue nationale, par rapport aux autres « grandes langues » du monde — soit anglais, italien, allemand, selon les limites culturelles de ceux qui posaient une question aussi stupéfiante. Rivarol et son bref, et très accessible, Discours sur l’universalité de la langue française (1784) est, à cet égard, le maigre arbuste qui cache une forêt profonde. Car, contrairement à ce que la popularité de ce petit texte, en effet régulièrement réédité, peut laisser penser, les discours d’hostilité au français furent, ont toujours été, et continuent à être nombreux, précis, parfois argumentés, d’autres fois simplement assénés, mais ils constituent toute une base de notre représentation de nous‑mêmes dans l’histoire. L’ouvrage de G. Philippe vient continuer idéalement le livre de Bernard Cerquiglini (Paris, Minuit, 2007), de salubrité publique, qui tord définitivement le cou à l’idée reçue selon laquelle « le français descend tout droit du latin », en est, en quelque sorte, la version moderne, langue ainsi issue de la grande tradition des dominants du monde, des seigneurs. Comme l’expliquait B. Cerquiglini avec une incontestable jubilation, découvrir que la langue française provenait d’un très impur et confus mélange de latin populaire, de gaulois et de germanique, qu’elle était la moins latine des langues romanes, fut un véritable traumatisme pour certains — et l’on comprend bien que l’on est là en pleine géopolitique, en un contexte où les guerres n’étaient pas que des objets d’études dans les livres… On sut compenser ce défaut initial en « un édifiant idiome comparable à la latinité enfuie » (B. Cerquiglini) : orthographe savante, lexique refait, grammaire réglée prétendument avec rigueur ; et l’on voulut donner à la langue nationale une origine autochtone gratifiante, en expliquant (à défaut de pouvoir démontrer) que le parler d’Île‑de‑France, langue des princes et des rois, était à la base même du beau et pur français. Comme concluait B. Cerquiglini, « une langue orpheline est ainsi devenue l’exemple universel de la perfection naturelle que confortent les artistes et les doctes, ainsi que l’identité d’une nation, et sa passion la plus vertueuse ». G. Philippe reprend l’histoire à cet endroit, et s’attache à rappeler les discours de tous ceux qui, à partir de 1714 au moins, entendent refuser de telles billevesées dont le chauvinisme est puissamment agressif et xénophobe. Mais, loin de tomber dans la facilité du pointage de ridicules prétendus, dont on n’aurait plus aujourd’hui qu’à se moquer, il montre parfaitement toute l’ambiguïté de la position critique anti‑français, qui est tout, sauf dépourvue de violence nationaliste. En ce qui concerne la méthode, G. Philippe s’attache à dégager quelques périodisations qui font référence, afin de dégager l’historicité des discours dans leurs contextualisation — comme il explique, « à tout prendre, mieux vaut historiciser un peu trop qu’essentialiser indument » (p. 14‑15). Le point de départ est donc le xviiie siècle, « bien sûr » (p. 15), où, alors que ou parce que le français devient la langue dominante en Europe, apparaissent et se stabilisent les grands arguments portés à son encontre. Puis vient « le premier xixe siècle, où l’évaluation des mérites du français prend une dimension largement européenne et une teinte morale », et ensuite « le second xixe siècle, où l’entrée dans notre modernité et les changements que connaît la littérature tirent la question vers d’autres enjeux, souvent plus philosophiques ». « Le xixe siècle, quant à lui », continue G. Philippe, « verra à la fois l’atténuation progressive des attaques contre le français, qui n’est plus langue dominante, et leur technicisation, au fur et à mesure que la linguistique s’empare de ces problématiques désormais anciennes » (p. 15-16). Cette trame chronologique conduit les quatre premiers chapitres de l’ouvrage ; ils sont suivis de trois autres chapitres, synthétiques et synchroniques, qui étudient frontalement les trois grandes critiques opposées à l’affreux français : sa pauvreté lexicale, sa faiblesse rythmique et sonore, sa rigidité grammaticale.

2Que l’on pardonne cet affreux cliché, mais il est certain que cet essai cursif et brillant, porté par une érudition sans faille, mais sans aucune lourdeur, se lit véritablement « comme un roman » ; et c’est surtout un ouvrage profondément honnête et dépourvu de tout parti pris, de toute volonté de démonstration — sans narquoiserie mesquine, non plus, pour personne. Au‑delà de ce travail d’historien passionnant, l’ouvrage reste quand même porté par une thèse précise, selon laquelle la pratique littéraire française a été, ou a pu être, une réponse à ces attaques — et Flaubert, une fois encore, domine, voire obsède le travail de Gilles Philippe. Ce beau livre tourne autour du paradoxe ressassé par certains : « la splendeur de notre littérature serait la preuve ultime de la faiblesse de notre langue » (p. 19). On sent très bien que l’idée agace G. Philippe ; mais aussi qu’elle le retient, quand même… Quoi qu’il en soit, il faut lire cet essai admirable, qui nous donne une nouvelle leçon de relativisme culturel, et nous rappelle qu’il n’est pas de mythologie plus fondatrice que celle sollicitée par tout ce que l’on appelle « la langue ».