Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2011
Novembre-Décembre 2011 (volume 12, numéro 9)
titre article
Sarah Lacoste

Les vertus heuristiques de Sade

 Éric Marty, Pourquoi le XXe siècle a‑t‑il pris Sade au sérieux ?, Paris : Seuil, coll. « Fiction &Cie », 2011, 440 p., EAN 9782021031027.

1En choisissant une question pour titre de son essai, Éric Marty lui donne l’aspect stimulant d’une enquête, d’autant plus stimulant que l’interrogation éponyme repose sur la tension implicite entre le scandale qui entache traditionnellement le nom de Sade et le sérieux avec lequel le xxe siècle s’en serait emparé. Du scandale au sérieux, la contradiction s’efface à partir de la récupération politique de l’œuvre du marquis, réinterprétée à la lumière des temps forts de l’Histoire (Seconde guerre mondiale, fascisme, communisme). Cette récupération lui offre une nouvelle respectabilité, et, tout simplement, une lisibilité. Comme le montrait récemment Philippe Roger1, la seconde moitié du xxe siècle n’a plus que son nom à la bouche, et les œuvres de Sade circulent désormais au grand jour. Pourtant, cette légitimité récemment acquise est celle de la glose plutôt que de la lecture, chacun y allant de sa propre représentation, interprétation, voire instrumentalisation de Sade2. É. Marty nous invite à cheminer parmi ces commentaires, à travers trois temps qu’il définit comme étant la fondation, le dialogue et l’usage du sujet sadien. Dans chaque partie, l’auteur de cet essai s’attache à trois figures importantes de la réception sadienne, faisant chacune l’objet d’un chapitre à part entière : Klossowski, Bataille, et Blanchot pour le premier acte, Foucault, Lacan, Deleuze pour le deuxième, et, pour finir Klossowski (encore), Sollers et Barthes. Le xxe siècle dont il est ici question est relativement bref, allant du sortir de la Seconde guerre mondiale jusqu’à la fin des années 80, soit la période qu’É. Marty nous signale comme étant celle de la Modernité. Si l’ouvrage répondra bien à la question liminaire, et ce de manière aussi complète que convaincante, il y a pourtant plus. Car loin de constituer un énième discours critique sur l’écrivain du xviiie siècle, il propose un travail remarquable et innovant sur la spécificité herméneutique de Sade, pivot ou levier définitoire de l’homme moderne. Scandale et sérieux se muent alors en une dialectique débouchant sur un double portrait : celui de Sade et de la Modernité.

Les masques de Sade

2Au fil des chapitres, le lecteur évolue dans une véritable galerie des glaces, démultipliant à l’infini la figure plastique de Sade. À chacun le sien. Plutôt que sur Sade, le discours d’É. Marty porte donc sur les figures de Sade qu’ont façonnées les écrivains du xxe siècle. Les démarches d’appropriation sont diverses. Blanchot va jusqu’à rebaptiser l’écrivain, en un acte quasi performatif : le marquis devient « l’Unique », personnage à part entière de ses essais. Klossowski, quant à lui, désarticule la marionnette sadienne, écartelée entre deux extrêmes, le prochain3 et le scélérat4. Tandis qu’il frise l’abstraction en tant que catégorie clinique dans le discours de Lacan, il se métaphorise sous la plume de Foucault pour devenir synonyme de folie. Quand il n’est pas réduit à un vulgaire nom commun (le sadisme), Sade n’est plus qu’un élément de liste, fondu dans une communauté aux côtés de Van Gogh, Artaud, Nerval, ou encore Hölderlin (p. 142). Son nom est légion, il est même curieusement dénombrable à en croire Barthes, qui écrit « Sade I » et « Sade II », deux sections de son ouvrage intitulé Sade, Fourier, Loyola5. Ces gestes d’appropriation vont jusqu’à la dépossession. Dans la deuxième partie de son essai, « Le dialogue avec le sujet sadien », É. Marty met en effet à jour un phénomène pour le moins étonnant : la commutation pure et simple d’un autre nom à celui de Sade. Il n’est sans doute pas anodin que cette substitution ait lieu alors même que la confrontation passe par le dialogue. Dans cette forme d’échange qui implique de poser deux locuteurs sur un pied d’égalité, peut-être le potentiel subversif et transgressif du nom de Sade est-il d’un contact trop brûlant pour l’exégète. Lacan, Deleuze et Foucault dévient ainsi le choc d’une rencontre frontale par l’introduction d’un troisième nom, un nom‑écran, aux antipodes de l’univers sadien : une vierge tragique, Antigone ; Sacher‑Masoch, le rival symétrique de Sade pour la postérité, ou encore le philosophe de la nature – Rousseau. On serait donc tentés de croire, à la suite de cette émergence d’une trinité dans le dialogue, que la lecture de Sade requiert en soi un acte de renversement ou de mise sens dessus dessous des catégories préexistantes. La pluralité de ces masques font de l’écrivain maudit du xviiie siècle une figure littéraire proche du concept, un catalyseur, presqu’une métonymie heuristique. Le nom de Sade serait ainsi récupéré comme catégorie du discours moderne, et c’est ce rapport de réciprocité, ce rouage d’une pensée commune, qui tend à construire en retour une image de la Modernité.

La Modernité au miroir de Sade

3Bataille, Klossowski, Lacan, Deleuze, Sollers… Très vite, É. Marty les regroupe sous le terme de Modernité, bien que le terme n’apparaisse pas dans le titre de son ouvrage. Cette Modernité plurielle et souvent délicate à saisir recouvre tant de réalités différentes depuis Baudelaire que l’on serait reconnaissants à Sade d’en fournir, au moins provisoirement, une unité. Parlant de la rencontre entre Kafka et Sade, É. Marty écrit que« cette conciliation […] est en quelque sorte objective, et dit tout le xxe siècle. » (p. 128). Sade a donc une fonction de révélateur, par sa puissance de renversement et sa nature inconfortable. La Modernité se saisit de cet inconfort, elle‑même portée vers la complexité et les détours. A la lumière de cette confrontation, les catégories se brouillent et les opposés se rencontrent : c’est ainsi que le sérieux de la lecture de Deleuze peut passer par l’humour masochiste, ou que le rire bataillien ressemble singulièrement à la haine selon Blanchot, à l’image de la Modernité elle‑même, si l’on se réfère à ce qu’en dit Antoine Compagnon6 : les meilleurs modernes seraient des antimodernes. Sade apparaît comme une clé possible pour « modifier les conditions de toute compréhension »7, selon le célèbre axiome de Blanchot dont É. Marty nous dit qu’il pourrait constituer le programme définitoire de toute la Modernité (p. 98). Nous voilà devant une situation presque cocasse : le sadique, ou le pervers, aidant l’homme moderne à se comprendre et à se définir… En réalité, pour rester dans le paradoxe signifiant, nous ne sommes pas très loin de la fonction mystique, et de ces figures d’exclus telles que le fou, l’enfant ou l’idiot, qui par leur altérité radicale jouent le rôle de ferments révélateurs8. Ce n’est pas un hasard si Sade est parmi tous les écrivains la figure par excellence par laquelle la Modernité peut se dire et se construire, car il incarne un point de rencontre des extrêmes. Dans le portrait qu’il dresse de Sade dans « La littérature et la mort », Blanchot a quelques mots limpides à ce sujet :

Sade est l’écrivain par excellence, il en a réuni toutes les contradictions. […] Il écrit une œuvre immense, et cette œuvre n’existe pour personne. Inconnu, mais ce qu’il représente a pour tous une signification immédiate. Rien de plus qu’un écrivain, et il figure la vie élevée jusqu’à la passion, la passion devenue cruauté et folie. Du sentiment le plus singulier, le plus caché et le plus privé de sens commun, il fait une affirmation universelle, la réalité d’une parole publique qui, livrée à l’histoire, devient une explication légitime de la condition de l’homme dans son ensemble. Enfin, il est la négation même : son œuvre n’est que le travail de la négation, son expérience le mouvement d’une négation acharnée, poussée au sang, qui nie les autres, nie Dieu, nie la nature et, dans ce cercle sans cesse parcouru, jouit d’elle‑même comme de l’absolue souveraineté.9

4Lorsqu’il écrit : « C’est parce que Sade est ce point de contradiction qu’il peut être à l’origine d’un véritable dialogue. Dialogue avec Sade, mais aussi dialogue avec soi, ce qui est la forme la plus rigoureuse du monologue. » (p. 318), É. Marty paraît y faire directement écho. Peut‑être aurait‑il pu alors évoquer un court ouvrage de Bataille qu’il laisse pourtant de côté, intitulé La Valeur d’usage de D.A.F. de Sade10. Cet opuscule est particulièrement représentatif de ce que nous venons de voir. En dépit d’un titre que l’on pourrait croire programmatique, ce texte s’adresse en réalité à ses contemporains, comme l’indique clairement le sous-titre : « Lettre ouverte à mes camarades actuels ». L’édition des Œuvres complètes le classe d’ailleurs parmi le dossier consacré à la polémique de Bataille avec Breton. Enfin, en ayant recours à cette expression de « valeur d’usage », le texte bataillien rejoint parfaitement l’instrumentalisation sadienne. Sade n’est que rapidement évoqué dans les premières pages, avant de laisser place au véritable contenu de l’œuvre, à savoir son manifeste de l’hétérologie.

5Morcelé par la réception moderne, Sade lui tend en retour son miroir. L’image qui s’y reflète est à double tranchant, et si elle contribue à définir la Modernité comme nous l’avons vu, elle apporte aussi un certain sens au Sade écrivain et non plus seulement figure.

De l’intérêt de la confrontation

6En surimposant aux lectures modernes ses propres analyses, É. Marty a le mérite de nourrir l’étude des œuvres de Sade. La question du mal en est évidemment un élément central, étant à la fois un élément définitoire de la modernité et un passage obligé de toute réflexion sur Sade. L’on s’intéresse, notamment, à la relation aporétique que Sade entretient avec la religion, puisqu’en dépit de son entreprise de renversement, il ne peut s’abstraire complètement d’une soumission au Logos judéo‑chrétien. Son œuvre va à rebours de la catharsis traditionnelle, puisque le spectacle du mal suscite l’envie et l’imitation plutôt que l’effroi. Et pourtant, à l’image d’un moderne comme Bataille, il incarne bien le type paradoxal de l’athée ruisselant de la parole de Dieu (selon l’expression que Péguy employa à propos de Bernard Lazare), car la négativité même de son œuvre suppose par essence de croire en un acte créateur. En effet, s’il n’y croyait pas, la destruction quelle qu’elle soit serait impossible. É. Marty tisse ce paradoxe au contact de Lacan et de son concept de « seconde mort » : le meurtre sadien ne serait qu’une destruction de premier ordre, et pour que la négativité soit pure, parfaite, il faudrait cette seconde mort, soit la destruction de tout principe vital chez l’homme (p. 215). On note au passage à quel point ce concept de négativité est lui‑même au cœur des préoccupations des modernes sur la littérature. Si Lacan voit dans la dialectique sadienne de la création et de la destruction un reliquat de théologie, Klossowski quant à lui le tire du côté de la gnose manichéenne. Une fois de plus, il est frappant de constater à quel point Sade devient malgré lui le parangon de la Modernité. Celle‑ci connaît en effet un regain d’intérêt pour cette philosophie spirituelle, notamment avec Bataille qui cite l’étude essentielle de Henry‑Charles Puech11 dans son article « Le bas matérialisme et la gnose »12. Dans ce dernier article, on pourrait aisément imaginer qu’il parle de Sade, en soulignant quelques passages :

La gnose, en effet, […] introduisait dans l’idéologie gréco-romaine les ferments les plus impurs, empruntait de toute part à la tradition égyptienne, au dualisme perse, à l’hétérodoxie judéo-orientale, les éléments les moins conformes à l’ordre intellectuel établi ; elle y ajoutait ses rêves propres, exprimant sans égard quelques obsessions monstrueuses ; […] et en même temps elle utilisait, mais plus exactement compromettait, la théologie chrétienne naissante et la métaphysique hellénistique13.

7Il faut dire que la gnose a de quoi plaire aux Modernes, car ils ont en partage plusieurs éléments : le Dieu inconnu, l’expérience intérieure, la transgression (des normes), le goût pour la spéculation et la réflexivité, la violence et l’extrême14. Gnose, Modernes et Sade incarnent l’esprit de rupture.

La troisième voi(x)e d’Éric Marty

8Le plus remarquable dans l’ouvrage de Marty, c’est, me semble-t-il, l’usage qu’il fait de la parole et de l’écriture littéraires. Il libère et orchestre les voix, recueille le fruit des différentes communications qu’il fait naître, sans cloisonner la pensée dans des disciplines qui ne cessent de se côtoyer : littérature, philosophie, sociologie, psychanalyse, cinéma. Le chemin parcouru sort des sentiers battus, et crée sa propre logique, chronologique sans raideur, spiralée sans être désordonnée, réinventant les rapports entre les acteurs de la Modernité. Il nous donne à voir une pensée en mouvement, et se sert des tensions qu’il dégage pour éclairer de nouvelles perspectives, nous faisant repenser la littérature sous la forme d’un vase communiquant. Pour donner un exemple de ce foisonnement, évoquons la rencontre entre Sade et Lacan, qui fait incidemment émerger, à travers le concept de la Chose, celui du beau et de l’ennui, permettant de lancer quelques pistes pour l’étude de Baudelaire (p. 238), avant de s’arrêter à Sartre (p. 239). Sa conclusion est à cet égard exemplaire, il y glisse de Pasolini à Blanchot, puis de Blanchot à Levinas, et, après un bref retour à Sade, clôture sur Derrida, Blanchot et Genet, creusant inlassablement des constructions souterraines. Cette troisième voie n’est ni celle de Sade, ni celle des Modernes, mais bien celle d’É. Marty, aussi discret soit‑il. Et à ce titre, il semble que la lecture d’É. Marty, pour sérieuse qu’elle soit, n’est pas dénuée de malice, puisqu’elle introduit systématiquement une troisième voix, cette fois, dans le dialogue entre Sade et les Modernes, renouant avec la trinité satisfaisante de la dialectique hégélienne. Hegel, justement, se glisse entre Blanchot et Sade ; Kierkegaard s’invite à la rencontre entre Bataille et Sade, et Kant est souvent là où on ne l’attend pas. C’est ici le coup de force d’É. Marty, faire de cette troisième voie une méthode heuristique, puisqu’elle permet d’instaurer un espace de débat entre les voix. Plus qu’à un débat, c’est à une véritable communication, au sens bataillien du terme, qu’elle permet d’accéder, une communion à l’infini : « Voilà ce qu’Althusser n’était pas loin de pouvoir penser. Mais qu’il n’a pas pensé. Et que Blanchot énonce, lui, clairement. » (p. 101). Les noms cités ne sont plus des références mais des interlocuteurs, et font progresser l’argumentation, comme dans un échange socratique : « Nous pouvons maintenant, grâce à Mascolo, définir plus précisément l’espace conceptuel du Sade de Blanchot » (p. 119) Ce dialogue incongru connaît parfois des surgissements inattendus, sautant d’un nom à l’autre dans une soudaine communion synchronique et synthétique : l’homme normal de Blanchot, l’homme moyen de Kierkegaard, l’homme heureux de Nietzsche, l’homme moderne de Lacan. Le sens se construit en kaléidoscope, et jaillit de l’éparpillement, un sens libéré de tout « esprit de sérieux », un sens presque baroque.

9Il ne faut pas lire cet essai dans l’optique d’une étude sur Sade – ce n’est pas ici la question. Et même si le Sade que présente É. Marty se trouve instrumentalisé, démultiplié, et masqué, il ne perd rien de sa portée. Là réside peut‑être la véritable postérité de Sade en tant qu’écrivain, c'est-à-dire dans une dimension pragmatique (une « valeur d’usage », disait Bataille), dans sa valeur d’expérience de lecture ayant des retombées réelles sur l’histoire des pensées et de la littérature. La spécificité sadienne éclaire a posteriori la pertinence et la nouveauté de la méthode d’É. Marty qui nous en dit beaucoup, d’une part, sur ce xxe siècle fuyant et ses esprits modernes difficilement appréhendables, et d’autre part sur la fécondité jamais épuisée de la littérature, que l’on peut toujours réinventer par de nouvelles confrontations. C’est dans le tissage des voix et des infinies possibilités d’éclairage que l’ouvrage s’avère assurément le plus réussi.

10On se demande, pour finir, si une lecture non sérieuse de Sade serait tout simplement possible, ou si l’expérience de la lecture‑limite qu’il suscite n’engage pas inévitablement le lecteur dans un au‑delà du texte. En cela, comme avec les grands mystiques, la fonction du langage déborde l’œuvre et trouve à s’agréger avec la réception cognitive du lecteur, qui lui offre un corps : un nouveau corps, jouissant ou souffrant, un corps morcelé. Et comme on sait que le Moderne aime la contradiction, voici pour finir un extrait de Blanchot concernant le « sérieux » d’une spéculation littéraire :

On a constaté avec surprise que la question : « Qu’est‑ce que la littérature ? » n’avait jamais reçu que des réponses insignifiantes. Mais voici plus étrange : dans la forme d’une pareille question, quelque chose apparaît qui lui retire tout sérieux. Demander : qu’est‑ce que la poésie ? qu’est‑ce que l’art ? ou même : qu’est‑ce que le roman ? on peut le faire et on l’a fait. Mais la littérature qui est poème et roman, semble l’élément de vide, présent dans toutes ces choses graves, et sur lequel la réflexion, avec sa propre gravité, ne peut se retourner sans perdre son sérieux. »15

11Si l’on perd son sérieux à se demander ce qu’est la littérature, c’est en s’éloignant que l’on retrouve peut‑être l’essentiel. Et il semble que ce soit par le détour et le dialogisme qu’É. Marty parvient à nous dire quelque chose de sérieux sur la littérature.