Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2011
Novembre-Décembre 2011 (volume 12, numéro 9)
titre article
Ouafae El Mansouri

Le regard médusé : pratiques & valeurs de l’effroi à travers les mises en scène contemporaines de Titus Andronicus

Isabelle Blanchet-Beucher, Les Mises en scène de l’effroi, Titus Andronicus (France et Angleterre), Paris : Éditions Classiques Garnier, collection « Lire le xviie siècle », 2010, 498 p., EAN 9782812401688.

1Comptant quatorze meurtres (dont neuf commis sur scène), un viol, six amputations, et une scène d’anthropophagie, la première pièce de Shakespeare, Titus Andronicus, s’est imposée comme l’un des parangons des œuvres dramatiques effroyables. Accusé d’être mal écrit et mal construit, coupable de développer une horreur de mauvais goût, jugé indigne du génie dramatique de son auteur (au point que la paternité shakespearienne fut remise en cause), ce monstre dramatique a suscité l’embarras de la critique anglaise. La pièce connut une réception non moins contemptrice en France, tant l’œuvre shakespearienne contrevenait au « bon goût » français. Le rejet de l’œuvre — ou du moins son incompréhension — perdure le long du xixe siècle : chez les romantiques, qui reconnurent pleinement le génie shakespearien, le caractère insoutenable de Titus Andronicus suscite encore la gêne. Les propos de François‑Victor Hugo, traducteur important de Shakespeare, méritent à cet égard d’être cités :

[La pièce Titus Andronicus] entasse comme à plaisir, les monstruosités. Elle blesse hideusement les sentiments les plus doux et les plus sacrés. [...] Elle révolte l’humanité. Dans cette barbare fiction, ni merci ni clémence. Nulle part il n’y a place pour la sympathie. À qui s’intéresser ? À qui s’attacher ? Qui peut‑on aimer et admirer dans ce drame coupe-gorge ? [...] Mais heureusement ce drame n'est qu'une affreuse et exceptionnelle fiction contre laquelle proteste le théâtre entier de Shakespeare1.

2Les mots du traducteur sont exemplaires de la réception qu’a suscitée la pièce avant le xxe siècle. Ils marquent la spécificité de la relation esthétique et éthique qu’engage l’œuvre à l’égard de son lecteur : lire Titus est une épreuve au sens physique du terme, épreuve dont le lecteur ressort « blessé », désorienté et révolté pour s’être confronté au spectacle d’un mal absolu qui oblitère toute identification et ruine toute espérance en la civilisation2. Ce jugement de Fr.‑V. Hugo est significatif d’un certain type de réception suscitée par l’œuvre effroyable, qui associe le choc émotif ressenti à la lecture et son caractère moralement choquant : l’effroi produit par l’œuvre se convertit de ce fait en répulsion et révolte. En effet, la multiplication de faits atroces et la gradation dans l’horreur (« à plaisir » précise Fr.‑V. Hugo) risquent de créer un effet de saturation du lecteur et du spectateur et de plonger ce dernier dans une forme de dégoût ou de nausée3.

3Le caractère insoutenable, physiquement et moralement, de l’œuvre est envisagé différemment aux xxe et xxie siècles. De fait, le discours de Fr.‑V. Hugo nous semble daté parce qu’il fait état d’une conception du théâtre remise en cause par une époque qui, taraudée par la question du mal et de la violence extrême4, pense et légitime à nouveaux frais les valeurs du choc et de l’effroi devant le spectacle insoutenable. La lente reconnaissance puis le véritable engouement que connut Titus Andronicus au xxe siècle, ainsi que le retrace Isabelle Blanchet‑Beucher, doit s’appréhender en regard de la valorisation de l’effroi comme affect dramatique. À partir de la mise en scène mythique de Peter Brooks de 1955, la pièce connait une vogue de plus en plus sensible, comme en attestent les quinze mises en scène de la pièce en l’espace de vingt-cinq ans, de 1972 à 20075. Cet enthousiasme soudain ne peut être dénué de signification : c’est ce qu’explore l’auteure des Mises en scène de l’effroi, Titus Andronicus, en étudiant dix mises en scène de la pièce, anglaises et françaises, entre 1955 et 20066. Ce faisant, l’auteure s’interroge sur la mise en forme scénique d’une pièce qu’on a pu croire « irreprésentable », en articulant la diversité d’une praxis de l’effroi à une théorie de l’œuvre effroyable.

Du texte à ses mises en scène : figuration et effets effroyables de Titus Andronicus

4La pièce de Shakespeare exploite tous les possibles de la représentation de la violence, du récit à sa monstration directe et entière. Si les actes les plus difficilement représentables techniquement — la mutilation de Lavinia par exemple — ont lieu hors scène, Shakespeare n’en mobilise pas moins fortement l’imagination de l’auditoire. Dans une excellente étude dramaturgique de l’œuvre qui occupe la première partie de son ouvrage, I. Blanchet‑Beucher montre comment la dramaturgie de la violence dans Titus Andronicus ne joue pas seulement sur la sollicitation d’un choc visuel devant des actes sanglants difficilement soutenables, mais en appelle aussi à l’imaginaire et à la mémoire affective de l’auditoire. C’est ainsi différentes modalités du voir que Titus Andronicus met en place, en interrogeant le regard et la mise en spectacle de l’horreur à travers ces personnages éprouvés et sidérés devant le mal infligé par l’ennemi, à l’exemple de Lucius s’exclamant devant sa sœur violée et mutilée : « Ay me, this object kills me7 ». La pièce de Shakespeare orchestre l’effroi en mettant en place une tension vers l’horreur à venir : il faut ici préciser qu’I. Blanchet‑Beucher distingue effroi et horreur sur l’idée d’une inquiétude, d’une attente inquiète tendue vers l’atrocité future :

L’effroi naît du caractère inévitable de l’horreur, ou plutôt de la conscience de son caractère inévitable. L’horreur n’est pas alors une fin ; l’important est d’avoir conscience qu’elle va advenir, qu’elle est là, toute proche, et que l’on ne pourra pas s’empêcher de voir. (p. 13)

Un texte ambigu et dérangeant : le rire et l’effroi

5Si le texte shakespearien fixe lui-même sa scénographie et les modalités de la représentation des actes effroyables, le metteur en scène a, on le sait, toute liberté face au matériau textuel : il peut aussi bien contrevenir aux indications scéniques de Shakespeare que couper et modifier le texte. L’étude d’I. Blancher‑Beucher montre, si besoin en était, l’opération de transformation, voire de « défiguration » qu’une œuvre peut subir en plateau : tandis que P. Brook8 a supprimé les passages les plus ridicules ou discordants, ainsi que certains actes brutaux (le meurtre de Démétrius et Chiron) au profit d’une occultation et d’une esthétisation de la violence, Daniel Mesguich9 pour sa part traduit et réécrit la pièce en lui amalgamant d’autres textes. Le défaut de vraisemblance de la pièce et son hétérogénéité tonal est en général à l’origine de la plupart des coupes opérées par les metteurs en scène : il s’agit surtout de gommer les discordances génériques et les hiatus comportementaux des personnages. Le cas de la mise en scène de Christian Esnay10 est singulier de ce point de vue puisqu’elle assume totalement les dissonances de registre en les accentuant par un traitement parodique et grand-guignolesque qui met à distance l’horreur. Chr. Esnay n’a eu de cesse de jouer sur des effets de décalage et sur une grandiloquence qui confine au grotesque grinçant. Citons par exemple l’intermède musical placé avant le début de la représentation dans lequel l’on pouvait entendre chanter une version remaniée de « Alouette, gentille alouette » puis « Tiens, voilà du boudin », ou encore le traitement humoristique du rôle de Lavinia, dont la difficulté à se faire comprendre après sa mutilation provoquait le rire du public.

6L’analyse de la place accordée au rire occupe à bon droit un espace important dans l’étude d’I. Blanchet‑Beucher, qui montre que si le rire de Titus Andronicus a majoritairement été refusé ou, pour le moins, considéré avec circonspection, le comique peut parfois servir l’effroi. Son étude de la mise en scène de Deborah Warner11 souligne ainsi que l’orchestration du rire en amont des scènes effroyables permet de rendre « visibles, en un même instant les deux faces de l’effroi : l’horreur et le rire » et de « brouille[r] les repères des spectateurs qui ne savent plus quelle est la réaction adéquate si tant est qu’il est une » (p. 164). La perception du rire par les metteurs en scène est riche de significations : elle signale, entre autres, ce que cette réaction a de potentiellement dangereux pour la bonne réception du spectacle effroyable12, dans la mesure où le rire est considéré comme une émotion parasitaire, qui risque de frapper d’inanité la teneur sérieuse du spectacle effroyable. Ainsi que certains commentateurs de la Renaissance l’avaient déjà remarqué13, la mise sur la scène d’une horreur outrancière risque d’être risible en tant qu’elle peut être perçue comme factice et grotesque — ce versant comique de l’effroi est d’ailleurs pleinement exploité par C. Esnay qui n’hésite pas à exhiber les trucages théâtraux auxquels il recourt. Le cas de la mise en scène de Lucy Bailey14 exemplifie cette facilité avec laquelle le rire peut naître d’un excès de violence, l’auteure notant que « finalement, les partis pris censés intégrer viscéralement les spectateurs à la séance, comme l’usage réaliste du sang, induisent des réactions contraires » (p. 323). La porosité de la frontière entre horreur et grotesque était en revanche travaillée par la mise en scène Vincent Poirier15, qui signale que son traitement de l’acte V se situait à la frontière « entre le rire et le dégoût » en jouant sur un basculement du « gore » vers le « glauque » (p. 47716). Derrière cette pluralité de réactions affectives, c’est la question de la maîtrise des affects du spectateur qui est en jeu, l’étude montrant que l’orchestration des émotions du public reste sujette à une part d’aléatoire et de malentendu.

Montrer l’effroyable : comment figurer le comble ?

7La figuration des actes violents est protéiforme : de l’hypermonstration réaliste à l’esthétisation distanciée, l’étude des mises en scènes fait parcourir plusieurs options dramaturgiques qui induisent autant de rapports au spectacle. La palme de la mise en scène la plus « gore » revient certainement à Xavier Leret17 qui a monté la pièce dans une esthétique proche de la performance. L’usage massif du sang, l’influence du cinéma, la mise à l’épreuve physique des acteurs vont dans le sens d’un hyperréalisme qui suscite le choc visuel. L’opsis est ainsi légitimée en tant qu’elle permet d’inscrire dans les corps des acteurs la présence d’une violence hyperbolique et insoutenable, qui doit frapper le spectateur et aboutir à la saturation affective de ce dernier. On est loin de la métaphorisation esthétisante de la mise en scène de P. Brook — qui recourt aux rubans pour figurer le sang, ou encore de la stylisation de Simon Abkarian18 qui déréalise la violence en faisant de la pièce un cauchemar (au sens propre) travaillé par une logique onirique à l’opposé d’un réalisme que le metteur en scène juge trop oppressant. Ce dernier représente la mutilation de Lavinia en la stylisant : Démétrius et Chiron parviennent ainsi à détacher facilement et sans violence les mains de Lavinia. Autre exemple de cette représentation détournée de la violence : les têtes coupées des fils de Titus, petites têtes non réalistes, sont restituées dans un bocal où tournoie un poisson rouge. On peut certainement rapprocher la démarche de S. Abkarian de celle de D. Mesguich pour qui la recherche d’un réalisme de la représentation est réprouvée au nom du fait que le théâtre est « un art du symbolique » dans lequel « la violence est interdite [car] trop de réalité fait refluer le théâtre » (« Entretien », p. 462). Ce « symbolisme » est visible dans la scénographie choisie par D. Mesguich : des rayonnages de bibliothèque labyrinthiques entouraient le plateau et étaient utilisés pour signifier la violence dramatique. Chaque crime commis est ainsi accompagné par la chute d’un livre incandescent aboutissant à un autodafé gigantesque à la fin de la pièce. Lors de la scène du viol de Lavinia, Démétrius met en lambeaux un livre à l’aide d’un pieu, tandis que Chiron torture une colombe. À cette métaphorisation de la violence se superpose le choix d’un jeu, d’une déclamation et d’une gestuelle surthéâtralisés :

8« D. Mesguich fait le choix d’une hyper-théâtralité, maintenant en permanence le spectateur à distance de la représentation, rendant ainsi impossible tout phénomène d’identification » (p. 195). L’« inquiétante étrangeté » éprouvée face à cette mise en scène vise non pas l’effroi mais un « vertige de l’interrogation ».

9C’est une toute autre option qu’a adoptée Déborah Warner, dont la mise en scène réaliste et subtile a fait date. Le travail de la britannique sollicite à la fois la vue et l’imagination du spectateur, à travers une « monstration maîtrisée » (p. 171) et « une figuration restreinte du sang » (p. 169) qui donne d’autant plus de force à l’effusion sanglante visible lors de la scène d’égorgement de Démétrius et Chiron. La démarche néo-élisabéthaine de D. Warner se retrouve chez Bill Alexander19 et chez L. Bailey, tous trois se montrant soucieux de l’immanence du texte et mettant en place une représentation réaliste de l’œuvre shakespearienne. L’étude de la mise en scène de B. Alexander offre un exemple de mise en scène orientée vers une relation empathique du spectateur. Ce metteur en scène britannique choisit de couper le meurtre de Mutius par son père Titus accompli au début de la pièce, afin de ne pas entacher son image par un « meurtre brut et opaque » (p. 226) et de préserver le processus d’identification du public. Pour favoriser la compassion du spectateur, B. Alexander défend le recours à une figuration réaliste — qui se manifeste notamment par un usage abondant de la matière-sang dans la pièce — supposée plus efficace pour provoquer une prise de conscience morale du spectateur. Lukàs Hemleb20 recherche à son tour les larmes et la pitié du public, en s’intéressant plus particulièrement à l’image récurrente du démembrement dans la pièce. Le comble de l’image effroyable est atteint ainsi à la fin de l’acte III, dans la scène qui montre Lavinia saisir dans sa bouche la main coupée de son père et que L. Hemleb met en scène de façon explicite, en faisant durer cette vision. Le recours de L. Hemleb à une figuration réaliste, à une monstration sanglante des actes violents doit à ses yeux permettre de mettre en place une illusion à même de provoquer l’empathie de l’auditoire.

10Enfin, la mise en scène de Vincent Poirier offre le cas singulier d’une « hyper-monstration non-réaliste21 ». La violence est montrée de façon explicite à travers un système sémiotique fondé sur des variations lumineuses. L’usage d’une lumière très blanche — proche de celle d’un stade de foot — laisse place à une lumière rouge figurant le sang. Cependant, V. Poirier combine ce jeu de lumières à une figuration directe des actes violents, notamment en utilisant de façon abondante la matière sanguine de façon non réaliste. En effet, le caractère excessivement artificiel de l’abondance du sang empêchait une réception illusionniste.

11La variété des mises en scène contemporaines de Titus Andronicus répond à une même interrogation : le théâtre doit-il et peut-il rendre crédible la violence ? À première vue, le recours à une monstration explicite et directe des actes effroyables est plus efficace pour susciter l’effroi et la sidération, puisque le public est confronté à un simulacre de réalité qui brouille la frontière entre fiction et réel. Ainsi, L. Hemleb dit vouloir « surprendre par l’illusion » et rechercher « cette fraction de seconde où l’on reçoit l’image sans distance » (« Entretien », p. 452), tandis que X. Leret tend à une « forme de réalité et de réalisme de l’horreur » afin de « placer en quelque sorte les spectateurs dans l’horreur de la situation [...] pour les réveiller » (« Entretien », p. 471). À l’inverse D. Mesguich ou S. Abkarian rejettent un certain théâtre illusionniste réaliste au nom d’un refus d’un traitement brutal du spectateur et d’un rejet de l’épreuve d’une horreur directe et entière. Que V. Poirier remarque que la production de l’effroi peut passer par des moyens non réalistes22 signale cependant qu’on ne peut associer strictement la recherche de l’effroi et la mise en forme réaliste de la violence scénique — de fait, la nature de l’illusion dramatique, toujours instable et discontinue, rendrait bien naïve la conception d’une croyance dans le spectacle tenue de bout en bout.

D’une pratique à une théorie de l’effroi : Titus et Méduse

12La pluralité des réponses dramaturgiques apportées à la représentation de Titus Andronicus ne doit pas masquer le fait qu’une visée commune réunit la majeure partie des metteurs en scène : le choix de cette pièce répond à une interrogation sur la barbarie et la violence humaine. Si la pièce connaît tant les faveurs des praticiens dramatiques, c’est d’abord parce qu’elle entre en résonance avec des thématiques propres au monde contemporain, par les enjeux esthétiques, politiques et ontologiques qu’elle pose. I. Blanchet‑Beucher inscrit ainsi les mises en scène dans une vue plus générale du théâtre contemporain, en montrant la façon dont celui‑ci se saisit d’une pièce effroyable pour penser à la fois son état, sa légitimité et son action face aux crises politiques et éthiques que traverse notre époque.

13La recherche de l’effroi permet d’abord de mettre à l’épreuve les possibles de la représentation théâtrale, la mise en scène d’une œuvre supposée irreprésentable et insoutenable constituant un défi. Les praticiens dramatiques contemporains s’emparent ainsi de cette pièce vieille de plus quatre siècles pour interroger le pouvoir de l’art théâtral aujourd’hui, à travers une exploration des limites du représentable, une évaluation des moyens dont dispose le théâtre pour mettre sur la scène la violence extrême de la pièce. Titus Andronicus se révèle ainsi être un terrain d’expérimentations de théâtre, dont la diversité des praxis invite à interroger la mise en scène contemporaine dans ses rapports à une tradition reçue — le vieil héritage aristotélicien textocentriste qui rejette l’opsis et vise la catharsis — et sa relation aux arts et médias contemporains — quel dialogue le théâtre actuel noue‑t‑il avec la performance ou le cinéma ? Comment pense‑t‑il sa différence au regard des images médiatiques ? L’étude des mises en scènes contemporaines de Titus Andronicus permet à I. Blanchet‑Beucher de dresser un état des lieux du théâtre du tournant du xxe et xxie siècles à travers la question de la représentation de la violence, cette dernière opérant comme une sorte de révélateur des préoccupations esthétiques de l’art dramatique actuel.

14Alors que l’effroi était banni du système tragique aristotélicien, la sidération éprouvée par le spectateur se dote, quelques décennies après la Deuxième Guerre mondiale, d’une résonance éthique particulière : l’anthropologie optimiste classique qui refusait de voir sur la scène l’insoutenable a laissé place à un désenchantement sur la nature humaine qui entraîne la légitimation du choc effroyable dans le champ esthétique. Pour le dire clairement, l’effroi est questionné et recherché parce qu’il peut être au fondement d’un questionnement éthique, dont le fonctionnement est similaire à celui des « aggro-effects » d’Edward Bond :

L'aggro, en plaçant le public devant des actes horribles, odieux, ou tout simplement extrêmes, veut être une véritable agression qui — loin de ne chercher qu'à procurer une sensation forte ou un choc gratuit — vise à impliquer pleinement le spectateur en faisant appel à l'émotion, mais afin de susciter en lui une réflexion, voire un raisonnement, quant à la signification de ce qui a lieu sur scène, une analyse, voire une mise en question, de ses causes et de ses mécanismes, etc23.

15Ce saut du saisissement de l’émotion à une prise de conscience se retrouve dans la plupart des réflexions des metteurs en scène sur l’utilité d’adapter au plateau Titus Andronicus. Ce choix pour X. Leret, L. Hemleb ou B. Alexander, obéit à une volonté d’alerter le spectateur sur le fait que l’horreur est toujours recommencée et de révéler qu’un même désordre du monde se donne à voir dans la pièce et dans l’actualité contemporaine — L. Hemleb rappelle par exemple que les mutilations des mains ont cours en Sierra Leone ou au Libéria, et X. Leret fait un parallèle entre le cycle de vengeance à l’œuvre dans la pièce et le conflit israélo‑palestinien24. À cette mise en écho se superpose une interrogation de l’idée même de culture, qui prend acte de l’impossibilité d’opposer de façon stable la barbarie à la civilisation à travers une distinction entre Romains et Goths. Le brouillage de frontière entre passé et présent, fiction et réalité, civilisation et barbarie se poursuit dans une mise à l’épreuve de la distinction entre humain et animal. Titus Andronicus mobilise en effet tout un appareil métaphorique autour du bestiaire repris par les metteurs en scène, que ce soit dans l’abattoir qui sert de décor à la mise en scène de X. Leret ou dans la représentation du meurtre de Démétrius et Chiron comme un égorgement de bestiaux chez L. Hemleb. La scène de cannibalisme finale est traitée de façon à confronter le public à un acte transgressif et tabou qui fait vaciller les définitions de l’humanité, en rappelant la proximité de l’humain et de l’animal. Titus Andronicus, parce qu’il interroge le spectre de l’humain en posant le fait que le Mal peut naître dans et de l’humanité, rejoint ainsi l’une des questions obsédantes de l’art et de la littérature d’après Auschwitz. L’exhibition de monstres impose au spectateur une épreuve d’identification, la reconnaissance d’une ressemblance possible entre l’humanité et l’inhumain. C’est dans cette interrogation effroyable de l’humain que réside le principal intérêt des contemporains pour la première pièce shakespearienne, le traumatisme de la Shoah hantant les imaginaires et exigeant une redéfinition des fondements de l’humanité.

16L’étude d’Isabelle Blanchet‑Beucher livre une réflexion stimulante sur l’un des enjeux majeurs du théâtre contemporain : comment l’art dramatique actuel se confronte‑t‑il à une œuvre qui par son horreur extrême invite à penser les limites du représentable ? Comment le théâtre pense‑t‑il son effet sur le public ? Cet ouvrage montre que la question de la figuration de la violence scénique est cruciale, au sens étymologique du terme, car située au carrefour de problématiques qui ont trait à la fois au médium théâtral lui‑même (jusqu’où peut‑on aller dans la monstration de la violence ?), à l’évaluation esthétique de l’expérience théâtrale (comment distinguer l’effroi du dégoût ou du mauvais goût ?) et à la dimension éthique de l’expérience théâtrale (quelle utilité et nécessité dans l’épreuve de l’effroi ?). À ces différents questionnements, I. Blanchet‑Beucher répond de façon claire et précise, en mobilisant de multiples travaux contemporains, notamment un corpus philosophique récent qui traite de l’interdit de la représentation25. À cet égard, le titre de la collection à laquelle cet ouvrage appartient — « Lire le xviie siècle » — prend tout son sens, puisque l’auteure révèle la richesse de la confrontation entre un texte ancien et des enjeux contemporains et la portée de cette lecture rétrospective. Mais l’ouvrage ne s’arrête pas là. En effet, un épilogue stimulant s’offre au lecteur, épilogue qui n’a rien d’un simple « post-scriptum ». I. Blanchet-Beucher y dresse une typologie du corpus effroyable à la lumière de la figure mythique de Méduse (ou Gorgô) telle qu’elle est théorisée en particulier par Jean‑Pierre Vernant26 ou Jean Clair27. L’auteure postule l’existence d’une forme‑sens, qui permettrait de poser les traits spécifiques de l’œuvre effroyable. Cette forme‑sens est incarnée par Méduse, en tant que cette eikôn antique, productrice d’effroi, engage un système heuristique transposable à l’esthétique et aux effets de Titus Andronicus. La statuaire Gorgone donne forme à l’effroi tout en provoquant l’épouvante par l’horreur et le dérèglement qu’elle offre au regard. L’analogie développée entre Titus Andronicus et la Gorgone permet de resaisir plusieurs analyses développées le long de l’étude : la mise en place d’une « relation funeste qui se joue par le biais du regard » (p. 428), le désordre généralisé qui procède d’un retournement et d’un brouillage de valeurs contraires, l’ambivalence entre effroi et rire, la porosité entre horreur et obscénité, la mise en forme d’un « ab-norme », «d’un ordre a-possible et cependant tangible » (p. 428). Les traits définitoires ainsi mis en évidence permettent de fonder une parenté de Titus Andronicus avec d’autres œuvres effroyables : celles de Sénèque, mais aussi certaines pièces élisabéthaines et jacobéennes, ou encore certains opus du théâtre contemporain européen. Cet « objet-Méduse » fait apparaître en effet un type de fonctionnement esthétique transhistorique :

L’objet-Méduse extériorise l’angoisse qui étreint une société à un moment donné, lorsque celle-ci perçoit son caractère friable, faillible. [...] [Il] se développe de manière cyclique dans l’histoire de l’Humanité, et sa résurgence est le fruit d’époques instables, troublées, anxiogènes. (p. 448‑449)

17 Cette analyse finale est non seulement convaincante par son caractère opératoire dans l’œuvre de Shakespeare mais a aussi comme intérêt de constituer un appel aux autres chercheurs. En élaborant cette typologie de l’œuvre effroyable, I. Blanchet-Beucher invente une grille interprétative qui a une valeur de proposition : tout chercheur étudiant un corpus effroyable pourra ainsi la reprendre et la mettre à l’épreuve. Travaillant des œuvres disséminées dans le temps, cette « forme-Méduse » est également un outil heuristique voué à migrer du travail de l’auteure à d’autres travaux de recherche.