Acta fabula
ISSN 2115-8037

2024
Février 2024 (volume 25, numéro 2)
titre article
Esther Demoulin

Genre, engagement et agentivité : réflexions sur un trio

Gender, Commitment and Agentivity: Reflections on a Trio
Barbara Havercroft et Pascal Michelucci (dir.), Fixxion, n° 27 : « Politiques du genre et engagement », 2023.

1Dans ce 27e numéro de la revue Fixxion, Barbara Havercroft et Pascal Michelucci interrogent les rapports complexes existant entre les notions d’engagement, d’agentivité et de genre au sein de textes de langue française écrits par des femmes autrices et des auteurs gays, des années 1970 à nos jours. Partant du principe que le modèle sartrien de l’engagement n’a guère envisagé les questions de genre, et que celles-ci ont davantage été abordées par des chercheur·ses féministes dans les années 1980 sous l’angle de l’agentivité, Havercroft et Michelucci proposent d’interroger de conserve ces trois notions au sein d’un corpus large, composé aussi bien de fictions (comme Chroniques du Pays des Mères d’Élisabeth Vonarburg) que de récits (auto)biographiques. Voici donc l’ambition du projet que tentent de relever neuf articles critiques, un entretien (de Louise Dupré par Barbara Havercroft), une (re)lecture (des Petits enfants du siècle de Christiane Rochefort par Michel Murat) et une carte blanche de l’écrivaine Catherine Mavrikakis.

2D’emblée, pourtant, on constate que le terme d’engagement suscite, sinon des lectures contradictoires, du moins une certaine gêne dans son réemploi contemporain. En témoignent les différentes entrées en matière des articles de rachel lamoureux et Clara Zgola, tous deux dédiés (du moins en partie) à l’œuvre de Constance Debré. Si la première rappelle que les auteur·rices contemporain·es ne se reconnaissent plus guère dans le modèle sartrien de l’engagement et proposent une autre manière de « parler du “monde social”1 », la seconde reprend pleinement à son compte ce modèle :

Entre mobilisations des Gilets Jaunes, manifestations contre les violences policières, accueil des personnes en situation de migration et le mouvement MeToo, l’écrivain·e engagé·e se montre de tous les combats, s’attirant les foudres de la critique, rétive à un tel surinvestissement politique et médiatique, et des acclamations superficielles de ceux qui y trouvent l’illustration parfaite des thèses qu’ils défendent2

3Cette ambivalence me semble assez significative. Pour le dire vite, alors que le dossier prend forme dans un moment de renégociation critique du supposé tournant transitif de la littérature contemporaine — qu’illustrent parfaitement l’essai récent de Justine Huppe3 et la mise en garde de rachel lamoureux —, il réaffirme toutefois sa pleine confiance dans les pouvoirs de la littérature abordant les questions de genre, ce dont témoignent les nombreuses reprises, dans les articles du dossier, à la théorie de la littérature impliquée de Bruno Blanckeman4. Bien plus, alors que la notion d’engagement (sartrienne, en tout cas) n’a jamais considéré qu’une œuvre d’art pouvait réellement changer la vie — on se souvient du fameux « En face d’un enfant qui meurt, La Nausée ne fait pas le poids » —, la notion d’agentivité définie par Patricia Mann « fait référence aux actions, jugées signifiantes, effectuées par un individu ou par un groupe, à l’intérieur d’un cadre social ou institutionnel particulier5 ».

4Certes, Patricia Mann ne faisait pas du tout référence à la littérature6. Mais le geste de Barbara Havercroft, qui reprend la notion butlerienne d’agency7 — l’agentivité est alors la reprise subversive par le sujet des moyens discursifs du pouvoir qui l’assujettissaient jusque-là —, en l’appliquant à un corpus littéraire d’autrices contemporaines, réaffirme la force critique de l’intertextualité et, plus largement, le pouvoir performatif de la littérature. Notons que le corpus qui intéresse Barbara Havercroft est surtout autobiographique, ce qui la conduit à insister, pratiquement, sur la réparation permise par le geste de mise en forme du vécu traumatique et, théoriquement, sur les liens entre subjectivité et agentivité sur lesquels insistait déjà Shirey Neuman8. On assiste alors à un décalage assez surprenant, comme si les œuvres littéraires interrogeant ou subvertissant les normes de genre étaient épargnées de justesse par le passage à la moulinette du scepticisme que subissent aujourd’hui les théories et critiques de l’engagement.

5Comment expliquer ce décalage ? Là où d’Olivier Neveux à Justine Huppe, en passant par la collection d’essais proposée dans Contre la littérature politique, le mot d’ordre « tout est politique » se voit décrié pour sa force paradoxale de dépolitisation, ce qui justifie une tentative de redéfinition de l’objet « littérature politique », ce mot d’ordre reste, dans les milieux féministes, peu remis en question précisément parce qu’il est demeuré fidèle à sa forme initiale (l’intime est politique). Par ailleurs, si les dernières années n’ont guère été propices à mettre en doute l’état de sujétion sociale et politique des individus, le mouvement # MeToo a cependant rappelé aux femmes que leur parole pouvait être entendue si elle était prononcée collectivement. On peut dès lors comprendre que « la littérature à l’heure de MeToo9 » ait échappé à l’entreprise de « décongestionne[ment] » de « nos fantasmes d’une littérature en prise sur le réel10 » opérée par la critique récente. Me semble à cet égard significative la présence d’Edouard Louis dans le dossier : vivement critiqué ailleurs en raison de sa naïveté à considérer qu’il suffit de représenter fidèlement la réalité sociale pour la dénoncer11, Louis reste souvent cité pour sa dénonciation littéraire des oppressions de genre12.

6Surtout, comme le montre parfaitement l’article d’Aurore Turbiau13, le grand moment collectif des littératures féministes, au cours des années 1970-1980, a été longtemps ignorée par les théoricien·es et historien·nes de la littérature attentives et attentifs à cette question de l’engagement, quelqu’un comme Benoît Denis soulignant l’importance d’une telle période sans en proposer d’examen particulier14. Les autrices de la période (Monique Wittig, Hélène Cixous, Christiane Rochefort, Françoise d’Eaubonne, Michèle Causse, notamment) ont donc été, jusqu’à tout récemment, « spectralisées15 » pour reprendre l’expression d’Aurore Turbiau : évoquées sans être approfondies, citées sans être étudiées. Cette redécouverte a posteriori des écrits féministes comme des écrits proprement engagés a des conséquences capitales pour l’historiographie de l’engagement littéraire puisqu’elle conteste aussi bien l’idée d’un reflux de l’engagement pour la période des années 1970 que celle d’un retour de la transitivité dans les années 1980. C’est d’ailleurs plus largement toute la périodisation du contemporain qui s’en trouve, sinon modifiée, du moins réinterrogée.

7On peut même aller plus loin : pour Nathalie Quintane16, l’assimilation de la littérature contemporaine à sa supposée transitivité aurait conduit les écrivain·es à un abandon de toute recherche formelle qu’elle appelle dès lors de ses vœux. Si l’analyse du corpus féministe des années 1970 justifie cette méfiance pour les théories du « retour du réel » nées dans les années 1990, ce corpus offre surtout de riches antécédents à cette littérature politique parce que subversive dans sa forme. Il rappelle de la sorte utilement qu’il est vain de vouloir définir à tout prix ce qui ferait la spécificité du contemporain.